La Couronne de Cuivre

En fait, la tête de dragon était une sorte de brasero alambiqué. Il y avait moyen de construire un feu dans sa nuque, en ouvrant un volet, et ensuite, les flammes s'écoulaient dans sa gueule et illuminaient ses yeux, dont l'extrémité était bouchée par des panneaux translucides de couleur verte, sans doute une sorte de verre. Les pierres brillantes qui recouvraient son corps et le faisaient scintiller étaient des émaux et des quartz sans valeur, mais qui avaient été disposés avec un soin minutieux : le résultat était superbe mais absolument intransportable : il devait peser un poids fabuleux et semblait rivé au sol. Baptiste lui éprouva les dents de la paume, lui caressa le front et les cornes, lui lissa les moustaches...
" Sans doute que c'était juste pour le décor... Il n'y a pas l'air d'avoir de mécanisme ou quoi... Ou alors tu penses que ça pouvait servir à quelque chose ? "

-Je n'en ai aucune idée. Peut-être faut-il l'allumer pour que quelque chose se produise ? Je n'ai jamais assisté à pareil phénomène, mais j'ai entendu des histoires où il en était question... Enfin, j'imagine que nous en apprendrons plus en appuyant sur les autres œufs. Pourquoi hésiter, à présent que nous savons que ce dragon ne risque pas de nous griller sur place ?
L'instant suivant, il se détournait du brasero.
-Je serais d'avis de poursuivre avec le noir. Mais si une autre couleur te tente, n'hésite pas !
Son vif enthousiasme ne lui faisant pas oublier toute prudence, il veillerait à rester sur ses gardes.

" Ça marche." dit Baptiste.
Il retourna au centre de la pièce et appuya sur le troisième oeuf. Il y eut à nouveau un grincement épouvantable, et la salle s'ébranla. De la poussière chut du plafond, tandis que la pièce effectuait à nouveau une rotation d'un quart de tour. Le dragon serti disparut dans son alcôve et l'embrasure de la porte pivota jusqu'à révéler... un espace vide. Taliesin s'avança et découvrit un couloir. Pour savoir jusqu'où il s'étendait, et vers quoi, il n'avait d'autre choix que de quitter la pièce. Baptiste ne bougea pas de sa place.
" Bon, ben... pour l'instant, c'est assez... simple, on dirait. J'en teste un autre ou bien tu veux te promener ? Si ça se trouve, tous les boutons font la même chose : un quart de tour."

Avant de répondre, il nota ce qui venait de se produire sur sa feuille de papier.
-Cela me paraîtrait bizarre, puisqu'ils ont tous une couleur différente. Enfin, peut-être as-tu raison, peut-être n'est-ce qu'une fantaisie décorative... Écoute, on va en avoir le cœur net : appuie à nouveau sur le rouge. S'il nous ramène à la tête de dragon, cela voudra dire que quatre boutons provoquent une rotation, tandis que les deux autres ont... des fonctions différentes. D'ailleurs... Après le rouge, on essaiera encore le vert : qui sait s'il ne nous ramènera pas au point de départ et ne nous permettra pas de retrouver les autres ?
Il avait très envie d'explorer le couloir, mais il préférait attendre de mieux comprendre le fonctionnement du système.

Quand Baptiste appuya sur l'oeuf rouge, la salle pivota à nouveau, mais dans le sens inverse, les ramenant effectivement à la tête de dragon.
" Rouge dragon, Noir couloir, Vert... je vous libère !"
Il enfonça l'oeuf vert mais rien ne se passa, hormis un grondement sur leur gauche, à l'endroit où devait se trouver la sortie.
" A mon avis, ça a relevé la porte, dit Baptiste. Mais sans doute que c'est un des trois autres oeufs qui nous ramène à la sortie..."

Il hocha la tête, tout sourire.
-Je pense que tu as raison. On avance, mine de rien ! Et nous savons déjà qu'il y a un couloir secret à explorer... Le meilleur est sans doute à venir !
Il observa les trois œufs restants.
-Blanc, bleu, jaune... Le choix est tien.
L'idéal serait que le le groupe soit rapidement réuni : ainsi leurs compagnons ne s'inquiéteraient-ils plus ; ainsi pourraient-ils, tous ensemble, poursuivre l'aventure.

Baptiste demeura un long moment en arrêt, incertain, puis pressa l'oeuf bleu. Cela s'avéra une bonne décision, car la salle pivota dans la bonne direction et s'immobilisa face à la porte, ouverte, et un agglutinement de personnes. Sur leur visage, l'excitation l'emportait largement sur la crainte.
" Une pièce fantastique ! s'exclama Tim. Merveilleux ! Inouï ! Comment ça marche ? Vous avez fait quoi ? Expliquez-moi tout ! Prodigieux... Ah oui, ces dragons..."
Sur ses traces, les quatre autres parurent, Hippolyte à la fois surexcité et furieux que la découverte lui ait échappé, Gurvan légèrement nerveux mais le sourire aux lèvres, Iris réjouie, Perceval aux aguets.
" En fait, j'ai appuyé sur cet oeuf... Et puis, ça a bougé...
— Prodigieux. Une chapelle de Tiamat, à n'en pas douter... Vous n'avez rien, j'espère ?"

-Nous sommes indemnes, répondit-il, ravi. Et comme le dit Baptiste, il suffit d'appuyer sur un œuf pour que quelque chose se produise. Le vert ouvre ou ferme cette porte ; le rouge fait pivoter les murs d'un quart de cercle, jusqu'à ce que l'embrasure révèle un brasero en forme de tête de dragon ; le noir a le même effet, sauf que c'est un couloir obscur qui apparaît ; le bleu... et bien, vous venez d'assister au phénomène. Les autres, nous ne savons pas encore.
Son sourire s'élargit encore, si pareille chose était possible.
-Mais nous comptons bien le découvrir, et visiter le couloir itou... Vous n'avez qu'à... explorer la salle voisine en attendant !
C'était une boutade, bien sûr : il n'allait pas les empêcher de les accompagner s'ils le souhaitaient.

" Chaque petite pièce est une chapelle dédiée à une divinité différente, dit Tim. Tiamat ici, probablement. En face, il y avait une chapelle à la gloire de Leïra, mais nous l'avons condamnée car les illusions y étaient encore très actives. Celle d'à côté était dévolue à Moandre... Le vrai Moandre. L'odeur était insupportable... Je dois dire que j'irais bien voir la chapelle voisine... Mais j'aime les dragons ! Et puis souviens-toi. C'est mon donjon !
— Comment ça, ton donjon ?
— Ben oui, mon donjon, mon dragon... C'est le job d'un Milite !
— Ce sont les Tymorans qui partent à l'aventure !
— Ah misère.
— Bon, on entre et on tape dans un oeuf de dragon, alors ? Il se passe quoi si j'appuie sur le jaune ?"
La pièce se mit aussitôt à tourner sur elle-même, lentement, jusqu'à s'immobiliser sur le dernier côté. L'embrasure de la porte révéla une alcôve peut profonde occupée par une croix de bois de la hauteur d'un homme. L'homme en question y était encore enchaîné, mais à l'état de squelette, et ses articulations se démantibulèrent au moment où la salle termina sa rotation. Il se ratatina à l'état d'une pile d'os, à l'exception de la tête, qui demeura perchée sur le collier de métal qui l'avait retenue à son présentoir.
" Ah beurk." commenta Gurvan.

Ne surtout pas penser aux souffrances qu'avait enduré le malheureux avant de trépasser...
-Bon et bien, il nous reste le choix entre l’œuf noir, qui fera apparaître l'entrée d'un couloir ma foi fort prometteur, et l’œuf blanc, qui provoquera... quelque chose d'autre qu'un pivotement.
Il se tourna vers Tim et ajouta, espiègle :
-Désolé, mon vieux, mais la tradition, que nous nous devons de respecter, stipule qu'un mystère appartient à celui qui l'a découvert. Par conéquent, celui-ci et tout ce qu'il nous permettra de trouver est la propriété de Baptiste. Et la mienne, évidemment, puisqu'il est mon assistant.

" Mais toi, Taliesin, tu es un Elu de Milil ! Tu es barde ! Milil est la musique, le chant, le conte au coin du feu, les étincelles dans les yeux des enfants, des plus grands, le sourire sur leurs lèvres, le cri de stupeur, le rire qui suit, les larmes parfois, le mystère, la magie, le sens, le rêve... En cela, tes découvertes me ravissent et ravissent mon dieu ! Va donc, tu es béni, et je marche dans ton ombre.
— Appuie sur le blanc pendant qu'il cause, Baptiste, tu veux bien ?
— C'est parti."
L'enfant appuya sur l'oeuf et le sol se mit à trembler, contraignant tout le monde à se rabattre contre les murs tandis que la mosaïque se fendait exactement entre les deux dragons et glissait pour découvrir un sol de charbons depuis longtemps éteints, protégés par une grille.
" Le barbecue de Dame Tiamat est fermé pour les vacances." commenta Baptiste.
Heureusement, les deux dragons et leurs oeufs restaient accessibles, de part et d'autre de l'ouverture béante.

L'elfe, qui s'était morigéné de ne pas avoir dit aux enfants de rester immobiles tant qu'ils n'auraient pas pris de décision, poussa un profond soupir de soulagement : en voyant la mosaïque s'écarter, il avait craint le pire, et le pire serait advenu si le feu avait brûlé...
Mais il ne brûlait plus depuis des décennies, au bas mot.
-Vous êtes partants pour le couloir ? demanda-t-il une fois remis de ses émotions. Cependant, comme nous ne savons ni où il mène, ni s'il est piégé, pas question de s'y ruer : nous allons adopter une formation adéquate à pareille expédition. Et même si nous parvenons au final dans une salle abritant un trésor de dragon... Les garçons, vous n'y pénétrez pas avant d'en avoir reçu l'autorisation.

" Un trésor de dragon... Ne prends pas tes désirs pour des réalités. S'il y avait eu un dragon sous Mélandis, les trois quarts de la ville seraient au courant et en train de creuser. Mais va pour le couloir. Iris va détecter les pièges... Nous serons ennuyés pour les désamorcer, cependant, s'il devait y en avoir... Nous aurions dû embarquer Guéric avec nous.
— C'est toujours envisageable. L'étage supérieur n'est pas très loin.
— On avisera. Oeuf noir, s'il vous plait !"
Baptiste s'exécuta et la mosaïque se referma dans un claquement poussiéreux avant que la pièce ne tourne pour se rouvrir sur le couloir. Iris passa devant, incantant avant de scruter le couloir.
" Le plafond n'est pas très haut et ce n'est pas très large." prévint-elle.
Perceval acquiesça tandis qu'elle se glissait hors de la pièce.
" Il y a un gros éboulis à droite, mais ça a l'air de s'étendre sur la gauche... On ne voit pas très loin..." dit-elle.
Hippolyte s'avançait déjà sur ses pas.

Taliesin ne pouvait s'empêcher d'espérer une intéressante découverte. Une telle porte dérobée devait forcément cacher quelque chose, non ? Bon, évidemment, les Sharites étaient peut-être déjà passés par là, mais...
Enfin, le mieux, c'était d'aller voir.
-On y va ! On reste groupés, on regarde bien où on met les pieds et...
Il grimaça, jeta un regard à Tim.
-Hum, désolé, je ne veux pas te priver de tes prérogatives... En plus, la sévérité et la responsabilité, ça te va mieux qu'à moi.

La petite procession s'enfonça donc dans le couloir obscur. Taillé à même la roche, il état effectivement bas de plafond, mais seul Perceval devait se baisser pour y cheminer. Tous les quelques mètres, de petites niches s'ouvraient dans les parois, et chacune renfermait un crâne. Tous n'étaient pas humains, loin s'en faut : ils virent un crâne de chat, un de chien, celui d'une vache, d'un mouton aux cornes recourbées, d'un cheval... puis des crânes humanoïdes, sans doute humains, mais aussi elfes, d'autres paraissaient gobelinoïdes voire franchement difformes.
" C'est joyeux, dites donc, fit remarquer Baptiste, qui marchait juste devant Taliesin.
— T'as peur ?
— Non. Mais c'est quand même pas joyeux.
— Chhuuuuuut !"
Juste devant Baptiste se trouvait Tim, dont le visage ne reflétait qu'une attention extrême, comme son regard fouillait chaque nouvelle zone révélée. Derrière le barde cheminait Gurvan, à petits pas, puis Perceval qui fermait la marche de sa large silhouette. Iris progressait lentement, balayant l'espace d'une énergie bleutée, à peine visible. Soudain, une brise se leva, agitant la flamme des torches magiques sans pouvoir les éteindre. Une odeur légère de pourrissement végétal leur parvient, comme s'ils marchaient dans un sous-bois en automne. Le sol sur leurs pieds était pourtant de roche. Ils marquèrent un temps d'arrêt. Sous sa main, Taliesin sentit l'épaule de Baptiste frémir une seconde, tandis que Gurvan, derrière lui, respirait par à-coups.
" C'est vrai que c'est sinistre, concéda Hippolyte.
— Mais excitant, non ?"

-Les gars, si vous préférez que nous rebroussions chemin, n'hésitez pas à le dire : il n'y aurait aucune honte à cela. D'autant que oui, l'ambiance est glauque, pour le moins...
Cependant, malgré cela, lui-même avait très envie de voir où menait le corridor. Aussi ne put-il s'empêcher d'ajouter :
-D'un autre côté, Iris ouvrant la marche, elle pourra nous prévenir si, d'aventure, ce qui nous attend est encore pire. Mais, qui sait ? Nous pourrions déboucher dans une vaste caverne abritant... je ne sais pas, une forêt souterraine ! L'odeur qui en émane y fait penser, en tout cas.

" On continue !"
Iris avançait toujours, circonspecte mais d'un pas alerte, lorsqu'elle émit malgré elle un craquement de la botte. Elle s'immobilisa, baissa la torche, et dans les petits interstices entre les personnes qui le précédaient, Taliesin put apercevoir des os répandus sur le sol.
" Ça devient franchement morbide, remarqua Iris. Le sol est parsemé d'os... Plus loin, on dirait même qu'il y en a tout un tapis... et sur les murs... et même... au plafond.
— Je peux rester en arrière avec ceux qui voudraient s'arrêter là, proposa Perceval.
— C'est rien que des os, fit Hippolyte. Dans le poulet aussi, il y a des os.
— Ce sont des os de toutes sortes, continua la Tymorane. Humanoïdes et animaux mélangés. Il doit y avoir de belles trouvailles à faire, pour un naturaliste en herbe.
— Mais ce serait sacrilège ! s'exclama Gurvan.
— Bah... Te construire une table de chevet en tibias, sans doute, mais si tu veux garder un crâne de loup sur ton étagère, ce n'est pas très grave.
— Cela dit, nous ne sommes pas les premiers à passer... Tous ces os sont vieux, beaucoup sont cassés, et nous en ferons probablement de la poussière en passant dessus."

Selon toute vraisemblance, ils allaient pénétrer dans un ossuaire peut-être constitué avec les dépouilles des victimes sacrifiées en l'honneur de Tiamat - quoi qu'il aurait plutôt imaginé celles-ci réduites en cendres. Il avait toujours envie de poursuivre l'aventure, mais il allait se montrer particulièrement attentif aux réactions des enfants : il était hors de question de peupler leurs nuits de nouveaux cauchemars. S'ils étaient trop impressionnés, il tenterait de détendre l'atmosphère, et si cela ne suffisait pas... Et bien, il trouverait un prétexte pour leur faire faire demi-tour et leur raconterait des histoires pendant que les autres adultes s'enfonceraient plus avant.

Ils s'avancèrent donc dans le couloir, qui se mit à croustiller sous leurs pas. Les premières toises firent rire les enfants plus qu'autre chose. Les os se brisaient sous leur poids, mais roulaient aussi, et plusieurs d'entre eux, adultes comme gamins, perdirent l'équilibre à un moment ou un autre et durent se raccrocher soit à la personne qui les précédait — Gurvan saisit ainsi la tunique de Taliesin à plus d'une reprise — soit au mur, dont la décoration morbide n'était pas des plus agréables au toucher.
" C'est un temple de Myrkul, le dieu mort des morts, murmura Tim à mi-voix. Les chapelles sont seulement des trompe-l’œil... Ou alors c'était une sorte de complexe œcuménique, où divers fidèles pouvaient venir adorer leurs dieux... Moandre, Tiamat, Leïra... Myrkul."
Taliesin le vit porter la main au manche de son épée.
" C'est un dieu mort, mais ses fidèles avaient le goût des morts-vivants, et Myrkul aimait faire peur... Je ne sais pas si..."
Mais Iris venait de s'arrêter devant eux et ils débouchèrent les uns après les autres dans une pièce plus vaste. C'était une salle du trône, manifestement. Quatre piliers encadraient une volée de marches qui menaient à un grand fauteuil de pierre. Sur celui-ci était installé une silhouette vêtue d'une cape sombre, dont on ne distinguait pas les traits. Deux mains squelettiques sortaient de ses manches, repliées sur les accoudoirs de son siège. Une faux gigantesque était appuyée contre le mur, à sa gauche. Le sol de la pièce était couvert d'une bonne couche d'ossements, de mille créatures, dont certaines paraissaient énormes, peut-être jeunes dragons ou griffons ou ours sanguinaires. Quelques uns s'étaient décomposés alors qu'ils tentaient d'atteindre le seigneur des lieux, assis, immobile. Une brise souffla à nouveau, portant toujours cette odeur d'automne, et l'étoffe du manteau s'anima doucement, au fil de son souffle.

Ils avaient voulu de grandes découvertes ? Et bien, ils étaient servis !
-Tim ? Pendant qu'Iris recherche des pièges, serais-tu d'accord pour vérifier que ces lieux n'abritent rien de maléfique ? Une fois rassurés sur ce point, Baptiste et moi pourrons profiter de NOTRE salle du trône. Cependant, puisque nous sommes généreux, nous vous autoriserons à passer le balai et à faire le poussière pour nous.
Il se pencha vers le petit garçon.
-Je ne serais pas étonné que cette sombre robe et cette faux gigantesque soient magiques... On va juste attendre d'être sûr que leur ancien propriétaire ne représente plus un danger avant d'aller y jeter un coup d’œil.

Au moment où le barde terminait ces mots, avant même que Tim n'ait eu le temps de commencer son incantation, le bras gauche de la silhouette bougea. Il ne se souleva pas à proprement parler, se contenta de sursauter du coude, ébranlant jusqu'à son épaule. Gurvan poussa un cri perçant et Perceval le prit dans ses bras par réflexe, tandis que les ossements craquaient sous les pieds de ceux qui reculaient. Tim avait dégainé son épée, et Taliesin réalisa qu'il avait la sienne en main, sans avoir pris conscience de la sortir du fourreau. Baptiste était caché derrière lui, agrippé à sa taille.
Mais le squelette ne bougea pas davantage et deux yeux rouges parurent dans sa manche avant qu'un rat ne s'en extraie. Il les observa un moment, depuis l'accoudoir du trône, puis sauta dans les ossements, provoquant un éboulement minuscule d'humérus, de côtes et de dents, avant de disparaître.
Un rire nerveux échappa à Gurvan. Il y avait une odeur d'urine dans l'air, et elle semblait provenir d'Hippolyte, qui conservait pourtant un visage indifférent... bien que blafard.

Il poussa un profond soupir de soulagement. Vu l'apparence du défunt maître des lieux, ils auraient été dans une situation bien périlleuse si ce dernier n'avait pas été aussi défunt qu'il en avait l'air. Ou du moins,, s'il avait appartenu à cette catégorie particulière de défunts qui ne pouvaient rester tranquillement immobiles comme ils étaient censés le faire.
-A moins que certains tiennent vraiment à continuer, on pourrait repartir. Personnellement, j'en ai assez vu, dit-il spontanément.
C'était un mensonge, bien sûr : il brûlait d'explorer la salle, d'y dénicher quelques trésors, de voir d'où venait cette étrange brise. Mais il fallait être responsable et songer aux enfants. Rien ne l'empêcherait de revenir plus tard en compagnie de Tim et d'Iris.

" Quoi ? Repartir ? s'exclama Hippolyte. Pas question !
— On peut rester encore un peu ? Juste... explorer un rien ?" demanda Baptiste.
Gurvan échangea un regard avec Perceval.
" Tu peux rester perché là, si tu veux.
— J'ai une meilleure vue, c'est tout.
— Bien sûr."
Tim échangea un clin d'oeil avec Taliesin.
" Bon, Iris va vérifier qu'il n'y a pas de pièges et je vais vérifier qu'il n'y a pas de morts-vivants. Ensuite, vous pourrez avancer."
Le clerc se mit à incanter tandis que la Tymorane scannait peu à peu l'intégralité de la pièce. Ils progressèrent de concert dans la salle, demeurant en périphérie. Taliesin vit qu'ils révélaient une porte béante de chaque côté de la pièce. Ils échangèrent un signe et se remirent aussitôt à incanter. Cette fois, le sortilège s'éternisa. Chaque clerc utilisa l'extrémité de sa torche pour tracer des signes invisibles tout autour des embrasures. La brise automnale continuait de souffler, le squelette ne bougeait plus, mais ils virent quelques rats se promener, sans leur prêter attention. Au bout d'un moment, de manière synchronisée, les deux clercs s'interrompirent et revinrent en arrière.
" Bon, nous avons glyphé les sorties, donc rien ne pourra en surgir sans être arrêté.
— Il ne semble pas y avoir de pièges, de surcroît.
— Celui qui trouve le plus gros crâne a gagné !" cria aussitôt Hippolyte.

Sans doute n'était-ce pas une mauvaise chose pour les gosses qu'ils aient finalement décidé de s'attarder : quand ils auraient exploré la pièce à loisir, quand ils auraient constaté qu'elle n'abritait rien de dangereux, ils envisageraient probablement la frayeur causée par le rat comme une amusante péripétie. En tout cas, ils ne passeraient pas leur temps à se demander quelles abominations abritaient ces lieux et à craindre qu'elles viennent à s'infiltrer jusqu'à l'étage supérieur...
-Il y a quelque chose que tu as envie de voir en particulier ? demanda-t-il à Baptiste.

" Je ne sais pas." fit Baptiste en avançant à pas circonspects sur le tapis d'os.
Le barde nota que Tim et Iris demeuraient à proximité des issues, vigilants sans en avoir l'air. Perceval et Gurvan progressaient le long des murs, tandis qu'Hippolyte escaladait déjà les monceaux de squelettes comme si de rien n'était, furetant d'un crâne à un autre. Baptiste ne lâcherait pas la main de Taliesin, lui, l'elfe le sentait à sa poigne ferme autour de sa paume. Il l'entraîna cependant vers les marches et la silhouette encapuchonnée.
" Tu crois que c'est un vrai squelette ou une sorte de statue ? demanda-t-il. On peut grimper ?"

Le barde observa attentivement la dépouille installée sur le trône.
-J'aurais tendance à penser que ce n'est pas une statue. Peut-être s'agissait-il d'un prêtre de haut rang qui a tenu à rester à sa place même par-delà la mort. A moins que ce ne soit une ancienne liche désormais privée de son pouvoir...
Il serra un peu plus fort la main de l'enfant.
-Quoi qu'il en soit, pour être fixés, il faut s'approcher. Alors bien sûr que nous pouvons grimper !
Et de l'entraîner prudemment sur les marches.

Ils grimpèrent marche par marche. Baptiste essayait de ne pas piétiner les quelques squelettes étalés sur l'escalier, mais ses yeux demeuraient fixés sur la silhouette encapuchonnée. Ils étaient à mi-hauteur lorsqu'ils furent surpris par les cris de stupeur mêlés de Perceval et Gurvan. Se retournant, ils constatèrent que le grand guerrier s'était enfoncé jusqu'à la taille dans les ossements, lesquels avaient sans doute cédé sous son poids.
" C'est fichtrement profond." dit Baptiste en observant les secours qui s'organisaient pour extirper Perceval de sa prison d'os.
Gurvan avait sauté à terre et rejoint le mur, tandis que Tim déroulait la corde qu'il avait rangée dans son sac.
Sans doute un effet physique de cette chute, une dépression d'os s'était formée en miroir de celle qui s'était formée sous le jeune homme. Hippolyte la contemplait, toujours à la recherche de son crâne géant.

-Hippolyte, tu ferais mieux de rester près des murs ! lui lança Taliesin.
A lui tout seul, le gamin fluet n'aurait jamais pu provoquer d'effondrement. Mais qui sait ce qu'il allait advenir, à présent que Perceval et son jeune acolyte avaient connu leur mésaventure ?
Il allait donc rester à observer, prêt à intervenir au besoin. Et si la situation rentrait dans l'ordre, il serait toujours temps de s'intéresser à nouveau au trône et à son occupant.

Perceval n'était pas léger et Taliesin dut redescendre pour prêter main forte à Iris et Tim. A trois, ils parvinrent à hisser le guerrier hors de son trou et il se carapata rapidement vers le mur, où Gurvan l'attendait. Dans sa chute, il s'était tordu la cheville et plusieurs ossements pointus l'avaient gratifié d'égratignures impressionnantes, déchirant ses vêtements.
" Voilà un candidat pour le rose." commenta Tim tandis qu'Iris incantait pour soigner ses blessures.
Le Milite alla ensuite rejoindre Hippolyte, histoire de le garder à l'oeil, tandis que le barde rejoignait Baptiste sur les marches du trône. Quand ils l'eurent atteint, ils constatèrent que Taliesin avait vu juste : il s'agissait bien d'un vrai squelette, même si ses os étaient curieusement, par endroits, entremêlés de métal, notamment au niveau des articulations. Difficile de savoir s'il avait été consolidé après sa mort, ou si ces éclats métalliques faisaient partie d'une scarification rituelle. Baptiste n'osa pas soulever son capuchon, se contentant de frissonner en se penchant pour y jeter un oeil. La faux, maintenue en place par des crochets de cuivre, faisait deux fois la taille de l'enfant. Son tranchant paraissait effilé comme s'il avait été aiguisé le jour même.
" A mon avis, on devrait pas triturer le cadavre du grand prêtre d'un dieu, même s'il est mort... Il va fatalement se passer quelque chose."

Le barde hésita, examina à nouveau la dépouille et son arme puis acquiesça.
-Tu es la voix de la raison, Baptiste, répondit-il non sans ressentir une petite pointe de regret. Mieux vaut ne pas prendre le moindre risque. en matière de religion. Sans compter que oui, quelque mécanisme pourrait se déclencher...
Il sourit.
-De toute façon, s'il y avait quelque chose d'intéressant ici, ceux qui nous ont précédé l'auront emporté. Et puis, comme ça, nous éviterons de nous retrouver dans le même état que le malheureux Perceval et, par conséquent, de devoir porter des aubes devenues rose vif durant tout notre séjour ici.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Temple de Moandre