La Couronne de Cuivre

L'affaire n'était certainement pas réglée. En tous cas, ils venaient de contracter une dette vis-à-vis du chef de meute. Une dette qui ne pouvait qu'être remboursée avec du sang : celui d'une proie qui nourrirait toute la meute, idéalement. Et c'était peut-être là l'opportunité d'aiguiller les loups dans la direction opposée, celle qui relâcherait la tension du village. C'était en tous cas une occasion à ne surtout pas manquer et Kasumi communiqua à Première Neige une bonne zone de chasse qu'il avait repérée en direction du fleuve. Une zone où ils pourraient attraper un ou deux daims si Mielikki était avec eux. Il lui adressa d'ailleurs une prière silencieuse dans ce sens.

Le fleuve était assez loin d'ici, et la zone de chasse repérée par Kasumi ne pourrait probablement pas être atteinte avant deux heures de marche, pour un humain. Mais Première Neige était consciente de la nécessité de donner rapidement satisfaction à la meute, aussi ne perdit-elle pas une seconde pour se mettre en marche dans cette direction. Elle avançait d'un pas souple et rapide, courant presque par moment, et le rôdeur avait toutes les difficultés du monde à suivre le rythme. Il se fit distancer, petit à petit, sans que nul n'y accorde la moindre attention. Et il finit par perdre de vue le groupe de loups. Les pister demeurait facile, mais le soleil commençait à décliner à l'horizon : il avait conscience qu'au rythme où allaient les choses, il reviendrait probablement au village après la tombée de la nuit.

Mais la réussite de la chasse était bien plus importante que d'arriver à l'heure au dîner. Au pire, il trouverait bien à s'excuser platement auprès de Sylvia en lui proposant un bon massage pour compenser son absence... Non, le demi-elfe était tout tourné vers son objectif et progressait à la suite des loups, sans chercher à les rattraper car il en aurait été bien incapable. De temps à autre, il adressait une pensée encourageante à Première Neige en espérant que sa blessure ne se réveillerait pas suite à tous ces efforts.

Contrairement à ses attentes, il finit par rattraper les loups au bout d'une petite heure de marche. Il les trouva en arrêt, face à Première Neige qui tentait, par des va et viens répétés, de les entraîner plus loin. Tendus, le poil hérissé, il était clair qu'ils ne voulaient pas aller plus loin. Première Neige lui confirma mentalement ce qu'il avait pressenti en observant leur attitude : ils avaient peur. Pas d'elle ni de Kasumi, mais simplement d'aller plus loin.

Le rôdeur s'approcha de Première Neige, les sens aux aguets. Se pouvait-il qu'il ait trouvé la piste qu'il cherchait pour parvenir au bosquet ? A moins qu'il ne s'agisse - comme le pensait Sylvia - d'un ancien danger qui avait terrorisé la meute par le passé ? Mais il restait une possibilité dérangeante : qu'un péril les guette à cet instant. Il demanda donc à sa louve de repérer les environs et si elle ne lui indiquait rien d'inquiétant. Si ce n'était pas le cas, il avancerait pour montrer la voie aux loups et les encourager à récupérer leur terrain de chasse.

Première Neige obtempéra, observant soigneusement les alentours, la truffe en l'air pour flairer d'éventuels relents dans l'atmosphère. Mais elle ne détecta rien. Nul mouvement inquiétant, nulle odeur trahissant un éventuel prédateur ou une menace. Les autres loups se contentèrent de l'observer, sans intervenir, sans paraître guetter quoi que ce soit. Mais lorsqu'elle voulut se remettre en marche, accompagnée de Kasumi, le chef de meute leur barra la route, avec l'air de vouloir lui interdire d'aller plus loin. Il n'y avait pourtant pas vraiment d'agressivité dans son attitude. Il se tenait planté devant eux, sur leur passage, les babines retroussées d'un air menaçant, mais Première Neige ne semblait pas inquiète : il n'allait pas les attaquer. Il voulait juste les dissuader.

C'était un moment tangent - Kasumi l'avait deviné - : soit ils parvenaient à convaincre le chef de meute que ses peurs n'étaient pas fondées soit il rompait le peu de lien qu'ils avaient noué en essayant. Le demi-elfe décida de tenter tout de même la manœuvre : ce pouvait être la solution au conflit entre humains et canidés alors ça valait la peine de prendre quelques risques.

Alors, tout en regardant le chef de meute dans les yeux pour lui transmettre une part de sa sérénité et de sa confiance, il dégaina lentement Etincelles et la fit briller pour lui montrer qu'il pouvait faire face aux dangers délétères de la Forêt Maudite. Ensuite de quoi il avança d'un pas lent en demandant à Première Neige de garder un œil sur les loups pendant qu'il avançait en reconnaissance, aux aguets.

La vue de la lame n'eut pas tout à fait l'effet escompté : le loup se ramassa sur lui-même, soudain méfiant et prêt à bondir, craignant visiblement que Kasumi n'ait des intentions hostiles à son égard. Il n'attaqua pas, cependant, et se contenta d'observer les actes du rôdeur, en s'écartant du passage d'un air méfiant. Celui-ci devina que sa tension se relâchait une fois qu'il l'eût dépassé, voyant qu'il poursuivait sur sa lancée.
En revanche, il ne fit pas mine de le suivre. Il le laissa prendre un peu d'avance sans bouger de sa place, puis Première Neige lui transmis que la meute se remettait en marche. Mais leur chef entraînait les loups dans une autre direction.

C'était donc un échec. Mais le rôdeur avait besoin d'en avoir le cœur net : il demanda à Première Neige de suivre un peu ses congénères pour savoir vers où ils se rendaient pendant que lui-même poursuivait tout droit : il avait besoin de comprendre ce qui provoquait ce blocage chez les loups. peut-être pourrait-il leur apporter la preuve qu'il n'y avait pas de danger et repartir de ce point un autre jour... Si les villageois avaient encore la patience d'attendre.

Première Neige partit donc avec les loups, dans la direction opposée ou presque, tandis que Kasumi poursuivait en direction du fleuve. Petit à petit, la distance augmentant, il ne pourrait plus vraiment communiquer avec elle, mais il savait qu'elle n'était pas en danger et saurait le retrouver. Avant de perdre complètement le contact, il lui sembla percevoir qu'elle se mettait à courir après un gibier quelconque -il percevait l'excitation de la chasse, la soif de sang.
Quant à lui, il eût beau examiner le secteur où il se trouvait sans tous les angles, et s'avancer peu à peu vers le fleuve, il ne vit pas de menace particulière. Il y avait les traces d'un ours, celles d'un gros félin, et un secteur où la végétation avait été malmenée sans qu'il puisse déterminer ce qui était en cause : morts-vivants abondants dans les parages, humains ?
Puis, finalement, il trouva des traces humaines : les restes d'un feu, datant de quelques jours probablement. Mais aucune trace de pas aux alentours.

Le nombre de feu de camps qu'il trouvait commençait à devenir révélateur : cette fois, il doutait qu'il puisse s'agir de voyageurs isolés ne faisant que traverser la région. Non, la peur des loups étaient forcément liée à quelque-chose et ces feux étaient le meilleur indice dont il disposait pour l'heure. Mais savoir cela ne l'aidait pour autant pas à résoudre l'énigme et trouver comment exploiter cette information. D'autant qu'il se faisait tard et qu'il n'allait pas pouvoir rester plus longtemps sur place.

Il ne trouva pas d'indices supplémentaires. Juste quelques ossements calcinés du petit gibier qu'on avait probablement fait cuire ici.
Il avait perdu le contact avec Première Neige, mais sentait confusément qu'elle allait bien et était en bonne compagnie, probablement toujours auprès de ceux de sa race. Le soleil se couchait, et on devait l'attendre au village. Revenir vers la meute serait un détour de plus, il fallait décider s'il était ou non nécessaire.

Non, ce ne serait pas nécessaire mais Kasumi se sentait néanmoins assez démoralisé après avoir passé sa journée avec les loups pour récolter au final si peu d'éléments tangibles. Rien de propre à faire patienter les villageois en tous cas. Certes, il avait empêché que la situation ne s'envenime encore davantage en sauvant le mouton mais il n'avait quasiment rien appris sur la peur des loups et encore moins sur la façon d'y remédier.

A peine avait-il parcouru quelques centaines de toises en direction du village qu'il reçut un contact de Première Neige, l'informant qu'elle souhaitait rester avec la meute. C'était un réalité une demande de permission : s'il avait besoin d'elle, elle pouvait le rejoindre et dormir à la cabane. Mais dans le cas contraire, elle préférait rester dans les bois et consolider la qualité de ses relations avec ses congénères. Il la sentait heureuse d'avoir chassé avec eux, il devinait le goût de la chair crue et sanguinolente dans sa gueule. Il sentait, aussi, sa douleur là où elle avait été blessée : elle n'était pas complètement rétablie et chasser avec la meute n'avait pas forcément été une bonne idée. Néanmoins, auprès de ses congénères, elle serait autant en sécurité qu'elle pouvait espérer l'être dans les bois.

Ça n'était pas forcément une mauvaise idée : Première Neige pourrait le prévenir si les loups se décidaient à approcher à nouveau du village et pourrait sans doute accomplir des progrès bien plus significatifs que lui-même en restant longuement parmi ses congénères. Mais ce qui acheva de le décider était le plaisir qu'il ressentait au travers de leur lien : la louve avait besoin de retrouver le réconfort d'une meute après des mois passés en solitaire.

Il regagna le village alors que la nuit était tombée depuis un moment déjà, et fut accueillie par une Sylvia nerveuse : elle s'était inquiétée de son retard, et le soulagement qu'elle ressentait en le voyant arriver était visible. Elle se précipita vers lui sans guère se soucier du haussement de sourcils de Martha, et se jeta dans ses bras.
" Enfin ! Je commençais à m'imaginer le pire... Tu as eu des ennuis ?"

Kasumi serra sa compagne un long moment dans ses bras comme pour s'excuser d'avoir pu l'inquiéter. Mais il finit pas répondre d'un ton apaisant et rassurant :

- J'aurais aimé rentrer plus tôt mais je suis resté un peu avec les loups pour m'assurer qu'ils ne se créaient pas d'ennuis. Première Neige est encore avec eux : je crois qu'elle est bien parvenue à s'intégrer à la meute.

Nulle trace de son inquiétude à ce sujet et surtout pour sa quête qui n'avançait pas vraiment : ce n'était guère le moment de s'étendre là dessus alors que Sylvia s'était sans doute rongée les sangs une bonne partie de la soirée.

" J'ai envoyé Vif-Argent te rechercher, mais il ne voyait que des arbres à perte de vue... C'est dommage que je n'aie aucun moyen de savoir si tu vas bien ou pas, que tu ne puisses pas me prévenir quand tu es en retard. Rhaaa... C'est frustrant de rester là à attendre pendant que tu prends seul tous les risques ! J'aimerais tant venir avec toi..."
Martha s'était eclipsé en cuisine, les laissant seuls pour quelques instants. L'atmosphère sentait bon la soupe de légumes, et si le menu était quelque peu répétitif, le plat n'en était pas moins succulent et ravigotant.

Kasumi était désolé pour Sylvia, reléguée à un rôle qui ne lui correspondait guère d'autant que sa patience était un peu plus mise à l'épreuve à chaque jour qui passait et qu'elle ne tarderait sans doute pas à voler en éclats. Il lui caressa tendrement la joue avant de murmurer, sincère :

- Moi aussi, j'adorerais t'avoir à mes côtés : les journées seraient bien moins moroses et je suis certain que je pourrais progresser plus vite.

En tous cas, le plat proposé - quoique répétitif - semblait toujours aussi appétissant qu'au premier jour mais c'était là un charme de la vie au grand air !

La veillée, comme les jours précédents, ne s'éterniserait pas : ils étaient tous fatigués. mais la discussion porta bien sûr sur le problème des loups. Martha avait rencontré Bertrand, lui avait exposé la nécessité de temporiser, et celui-ci avait au moins réussi à empêcher qu'une battue soit organisé le jour même. Il avait cependant insisté auprès de leur hôtesse sur le fait qu'il ne pourrait pas contenir longtemps les ardeurs des chasseurs. Le danger rôdait dans la forêt, et il était logique d'y mettre fin, selon lui. Et c'était ce que pensait la majorité des habitants de Peyregorde, Martha y compris.
" Je pense que la battue s'organisera dans deux ou trois jours, c'est le délai maximal que vous puissiez espérer, conclut-elle. Enfin, sauf si vous avez du nouveau, mais dans ce cas, je crois que Bertrand aimerait entendre les choses directement de votre bouche..."

Kasumi hocha la tête silencieusement mais s'autorisa néanmoins un sourire à l'adresse de Martha : à dire vrai, il n'aurait pas compté sur un nouveau délai qui plus était de plusieurs jours. Et il avait effectivement quelques éléments nouveaux mais ils étaient bien trop légers pour s'en ouvrir dès à présent au chef du conseil. Il aborda néanmoins la question :

- J'ai découvert un bon terrain de chasse mais aussi que le chef de meute était terrorisé à l'idée de s'y rendre. Pourtant, je n'y ai rien trouvé de suspect sinon un nouveau feu de camp. Je crois que je retournerai dans cette direction demain : je dois convaincre les loups de s'y rendre plutôt qu'aux abords du village.

Martha lui retourna une moue dubitative.
" Et vous croyez vraiment pouvoir les convaincre ? Je doute qu'une bête sauvage se laisse raisonner comme ça... S'ils ont peur d'y aller, ils préféreront continuer à chasser près d'ici et attaquer nos bêtes nos bêtes.
- Mais il faut essayer, tout de même !, protesta Sylvia.
- Essayez donc, si ça vous donne la conscience tranquille... Mais si vous échouez, participerez-vous à la battue ? C'est la question que se posent les hommes d'ici. Il se demandent... de quel côté vous êtes."

Le rôdeur n'avait pas envie d'envisager cette éventualité tant qu'il n'aurait pas épuisé toutes les autres possibilités. Non, chasser les loups signifiait en abattre certains et compromettre grandement la survie des autres, notamment des jeunes de l'année. Non seulement cela contredirait tous ses principes mais il trahirait aussi sa compagne animale en s'en prenant à ses nouveaux compagnons de jeu.

- Ce n'est pas une guerre alors il n'y a pas vraiment de côté. Et je ne crois pas qu'une battue sera nécessaire : si je n'arrive pas à convaincre le chef de meute qui mène les chasses, c'est lui le seul qu'il faudra éliminer pour que la meute change d'attitude. Mais détrompez-vous : les animaux sauvages sont souvent bien plus faciles à convaincre que les humains.

" Permettez-moi d'en douter, grommela la vieille femme avec un soupir. M'est avis qu'il faudra aller jusqu’à la battue... ou au moins jusqu'à abattre ce chef de meute si vous êtes certain que cela suffira.
- Nous n'en sommes pas encore là, intervint Sylvia d'un ton paisible.
- Nous y serons bientôt...
- Bientôt, je vous l'accorde. Mais laissez à Kasumi quelques jours encore, laissez-leur une chance," conclut-elle dans un bâillement.
Il était plus que temps pour elle de dormir.

Pour couper court à la conversation sans pour autant entretenir la polémique, Kasumi répondit d'un ton conciliant :

- Je sais que les villageois sont nerveux et ils ont raison de l'être. J'apprécie d'autant plus ce que vous faites pour maintenir le calme, Bertrand et vous. Croyez-moi, s'il je ne trouve pas d'autre solution avant la fin du délai, c'est moi qui défierai le chef de meute : les meutes sont en général sensibles à ce genre de démarches, plus que par une battue aveugle.

Lui aussi se sentait épuisé et s'apprêtait déjà à rejoindre Sylvia.

Martha haussa les épaules tandis que Sylvia se dirigeait vers la porte donnant sur l'extérieur pour rejoindre sans doute les latrines avant d'aller se coucher.
" Nous verrons. Je vous souhaite bonne chance en tout cas dans vos démarches, même si je suis dubitative quant à leur chances de succès... Il me semble que tout cela ne serait pas arrivé du temps où Hortense était parmi nous, et où il y avait ce bosquet que vous cherchez à ranimer. Mais je radote peut-être : les gens de mon âges ont toujours tendance à embellir le passé, c'est bien connu !"
Elle sourit avec une once de tristesse dans le regard.
" Mais il est temps pour moi de vous souhaiter la bonne nuit ! Je vous prépare un casse-croûte à l'aube j'imagine ?"

Kasumi se tourna vers elle pour lui adresser un sourire sans joie :

- Vous avez parfaitement raison : le Bosquet serait un facteur d'équilibre et tiendrait l'ombre à l'écart. Mais je me dois de parer au plus pressé d'autant que je n'ai pas vraiment de piste pour retrouver l'ancien emplacement pour le moment.

" J'espère que vous le trouverez, répondit doucement Martha. Et puis, cela ferait du bien à Hortense, sur ses vieux jours."
Elle secoua la tête, plongée dans ses souvenirs.
" Mais trêve de bavardages, allez donc dormir. Vous avez eu une longue journée !"
Sylvia revenait déjà, et salua à son tour leur hôtesse avant de se diriger vers leur chambre.

Kasumi souhaita la bonne nuit à Martha avant d'accompagner Sylvia dans la chambre, en profitant pour passer son bras derrière ses épaules. Oui, il allait à nouveau devoir partir avant l'aube et il espérait que la nuit puisse lui apporter de nouvelles idées ou que Première Neige serait susceptible de l'aider car il se sentait un peu dans une impasse malgré son discours confiant devant Martha.

" Tu es soucieux, encore," souffla Sylvia qui l'observait avec attention.
Elle se dégagea brièvement de ses bras pour lui faire face et l'embrasser avec tendresse, avant de se blottir à nouveau contre lui, l'entraînant vers le lit.
" Ça n'avance pas comme tu l'espérais ?..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Peyregorde