La Couronne de Cuivre

Taliesin hésita.
Il aurait aimé bavarder avec le prince, en apprendre un peu plus à son sujet. Mais il craignait de commettre un impaire, d'autant que son interlocuteur ne semblait pas particulièrement désireux de prolonger la conversation : peut-être y avait-il une limite au temps qu'il pouvait passer ici ?
Sans doute tenterait-il de deviser, un jour ou l'autre, quand il serait plus à l'aise. Mais, pour l'heure, il préféra obtempérer.
Une bonne nuit de repos l'attendait !

Plus tard, Taliesin fut réveillé par la pluie. Une goutte, une seconde, une troisième, puis un roulement de tonnerre, et il rompit sa Transe pour ne pas se laisser tremper. Il faisait encore nuit mais le ciel était bien plus noir que d'ordinaire et toutes les étoiles avaient été avalées par les nuages. Un éclair zébra le ciel, quelque part au nord. Il y avait du mouvement dans le campement des caravaniers, sans doute une tentative en catastrophe de mettre à l'abri ce qu'on avait oublié dehors. C'était sans doute seulement un petit orage estival, mais il avait l'air de belle taille, et gronda derechef.

Taliesin n'eut pas réellement le même problème : ils n'avaient pas laissé grand chose à l'extérieur et le peu qui traînait encore fut promptement remis dans le chariot. Lui-même s'y hissa ensuite, prenant soin de n'écraser aucun des dormeurs.
Lui qui avait envisagé de se promener tout en lançant ses sortilèges, c'était râpé. Mais il pouvait les lancer tout en restant ici, ce n'était donc en rien un problème. Il veillerait juste à ne créer que des illusions visuelles, et non sonores...

Il réalisa bientôt qu'il n'avait pas encore complètement récupéré et la proximité de tous ces dormeurs tranquilles, le son de la pluie crépitant sur la bâche du chariot, contribuèrent à lui arracher un bâillement, un deuxième, et il dut renoncer à ses exercices nocturnes pour s'étendre un moment. Le tonnerre grondait, de plus en plus proche, et régulièrement, la toile était illuminée par un éclair, qu'on devinait en transparence. Heureusement, il faisait sec à l'intérieur de leur refuge, mais le vent contraignit Taliesin à aller mieux fermer l'ouverture de la bâche pour ne pas que la pluie soit chassée à l'intérieur.
Un coup de tonnerre particulièrement sonore réveilla Baptiste en sursaut et il poussa un cri de souris, aigu et effrayé, avant de redisparaître sous sa couverture. Victor maugréa sans ouvrir les yeux. Titus et Marius dormaient comme des pierres en dépit du raffut.

-Tout va bien : c'est juste un orage, murmura Taliesin à l'intention de Baptiste.
Il sourit pour lui-même.
-Et c'est même pas drôle, puisqu'on a un abri.
C'était évidemment une plaisanterie...
Pas sûr que le gosse l'ait entendue, d'ailleurs : il s'était peut-être déjà rendormi.

Baptiste ne répondit rien mais vint se coller contre le barde, circulant comme une taupe sous les couvertures. Se trouver une place confortable dans cet entrelacs d'enfants, de coussins et de draps n'était pas chose aisée et Taliesin dut faire preuve de souplesse pour parvenir à s'installer. L'orage tourna un moment au-dessus d'eux, la foudre craquant avec violence aux alentours, puis petit à petit, le tonnerre se fit moins sonore, les éclairs moins nombreux, la pluie plus discrète, et la nuit reprit ses droits.

Au petit matin, les oiseaux accueillirent le jour et, cette fois, ils petit-déjeunèrent à l'intérieur du chariot, une fois les coussins et les couvertures rangés.
" Le pain est presque épuisé, remarqua Baptiste. Il va falloir qu'on en cuise ce soir, si on veut encore en manger... ou des galettes de blé... peu importe. Amrod nous a mis de quoi tenir jusqu'à Togoria mais... Ce serait pas mal de tirer du gibier aussi."

-Je ne sais pas si nous en aurons la possibilité. Ou alors, il faudrait que je parte dans la journée avec Minuit, histoire de pouvoir ensuite vous rattraper...
Il réfléchit quelques instants.
-Écoute, je vais en discuter avec Kelvim. Si ça se trouve, nous pourrons tout bêtement acheter des vivres ce soir, lors de notre halte...
A tout prendre, il préférait consacrer son temps libre à s'entraîner plutôt qu'à chasser...

" Oh mais ce n'est pas franchement nécessaire, dit Baptiste. Il reste de quoi manger, très honorablement, jusqu'à Togoria. Je disais juste ça pour les amateurs de viande fraîche.
— Ils chassent déjà, dans la caravane, intervint Marius. J'en ai vu un qui partait et qui revenait avec des lapins. On peut leur demander de nous en donner, peut-être."
Il rougit.
" Moi j'aime bien les lentilles, c'est pas ça, mais... c'est sûr que s'il y a du lapin en plus..."
Titus frissonna.

Marius et sa passion toute neuve pour la viande. Il allait falloir s'y habituer.
-Aucun problème, je nous en procurerai d'une façon ou d'une autre, répondit-il tranquillement.
Auprès des caravaniers, dans une boutique, par ses propres moyens : les options ne manquaient pas !

" Super !" s'exclama le gosse, enthousiaste.
On frappa doucement sur la paroi de bois qui fermait le chariot à l'arrière.
" On est prêts, là-dedans, on peut repartir ?"
Titus et Victor descendirent pour aider Gloria à atteler les boeufs, tandis que Baptiste se ménageait déjà son cocon du jour. Marius, lui, termina consciencieusement le pain, la confiture et le fromage, jusqu'à la dernière miette.

Une nouvelle journée de voyage s'annonçait.
Journée durant laquelle il comptait bien s'exercer, au moins quand il demeurerait dans le chariot. Si le temps était propice, il marcherait aussi un peu, histoire de se dégourdir les jambes. Et, bien sûr, quand l'occasion s'en présenterait, il irait s'entretenir avec Kelvim à propos de leur ravitaillement en viande.

Les deux jours suivants se déroulèrent sans incidents notables. Il fit beau et chaud, la caravane avança d'un bon pas, et chacun trouva son rythme dans leur routine. Les paysages étaient magnifiques et Gloria avait toujours de la compagnie sur son banc, souvent Baptiste, qui semblait avoir décidé de tracer une sorte de carte de leur parcours. Titus rêvassait à l'arrière ou circulait dans la broussaille autour du convoi. Marius et Victor étaient généralement en maraude, eux aussi, mais on pouvait les trouver à cheval sur Augustus et Julius assez souvent, d'où ils inventaient des histoires rocambolesques, transformant les paisibles bovidés en destriers formidables, et leur tranquille cheminement en épopées guerrières. Taliesin put travailler ses sortilèges et, comme l'avait anticipé Urthemiel, parvint bientôt à créer des illusions ou de menus effets (généralement bien pratiques !) à volonté, de manière plus fluide mais aussi beaucoup plus fréquente qu'autrefois. Cette petite magie semblait n'avoir nulle limite, ce qui, en soi, était déjà stupéfiant.
A présent, avant de retourner voir le fantôme, il lui faudrait réfléchir aux autres pouvoirs dont il aurait aimé user sans compter...

Mais cela n'avait rien d'évident, puisqu'il ne savait ni quelles sortes d'effets étaient accessibles, ni combien de sortilèges de ce type il pouvait acquérir.
Sans doute aurait-il du poser la question sur le moment; Mais il ne l'avait pas fait et il devait s'en accommoder.
Alors, repensant à ses aventures plus ou moins récentes, il chercha quels menus sortilèges auraient pu changer la donne. Et à force de tourner et de retourner le problème dans sa tête, il parvint à la conclusion que, plus d'une fois, il aurait aimé pouvoir communiquer discrètement avec ses compagnons, ainsi qu'être en mesure de se fendre d'un sort offensif - surtout quand on l'avait privé de ses armes.

La nuit était propice et, une fois les enfants couchés, de nouvelles aventures plein la tête, Taliesin put rendre l'épée à la pierre et retrouver le prince elfe dans sa rotonde endormie.
" Je perçois la magie en toi, déclara Urthemiel. Tu as bien travaillé."
Il les mena sur leur petit champ de bataille.
" Nous allons travailler à l'épée d'abord, nous reviendrons à la magie ensuite. Mais n'oublie pas d'en user quand nous combattons, en veillant à choisir les instants où tu peux te le permettre... Je vais essayer, aujourd'hui, de te déranger un peu plus que de coutume."

La séance ne s'annonçait donc pas de tout repos. Mais comment progresser, si l'on n'était confronté à la difficulté ? Or, progresser, tel était le but recherché... Alors il ferait de son mieux pour tirer les leçons de ce qui allait suivre, tout en s'efforçant de donner malgré tout du fil à retordre au prince. En usant a bon escient - et au bon moment - du sort mineur qu'il lui avait enseigné en tout premier lieu, il n'était pas impossible qu'il parvienne à se fendre de jolis coup...

Le prince était redoutable, mais il aimait aussi prendre des risques — sans doute un travers de sa jeunesse — ce qui permit à Taliesin d'en profiter à plus d'une reprise. Il réalisa, au fur et à mesure de leur travail, que la manière dont Urthemiel combattait, dont il parait, dont il passait à l'attaque, le forçait lui-même à changer de rythme et de style de combat, usant davantage de vitesse et d'esquive que de coutume, visant des angles plus difficiles. C'était une manière de s'affronter nettement plus énergique que ce à quoi il était habitué, plus fatigante, mais il devinait que dans le feu de l'action, face à un réel adversaire, elle était sans doute aussi beaucoup plus expéditive.
Ils s'arrêtèrent finalement, hors d'haleine l'un et l'autre, même si le fantôme retrouva aussitôt son flegme, sans doute peu contraint par les limitations de la chair.
" C'est mieux. Chaque fois mieux." dit-il.
Son expression se fit plus chagrine.
" Taliesin, tu dois comprendre que bientôt, en parallèle de tes progrès ici, ton ancien pouvoir va s'estomper. Cela signifie qu'il pourrait venir un temps où tu seras, momentanément, plus vulnérable, avant de prendre ton envol. Il pourrait être avisé de n'arriver à cette étape que lorsque tu seras dans un endroit protégé."

Il espérait que, par pouvoir, il ne fallait entendre que sa magie... Et même si c'était bien le cas, cela n'en restait pas moins... un tantinet inquiétant.
-Nous sommes en train de rentrer chez nous, près de Luménis. Pour l'heure, nous n'avons pas encore franchi les limites de la vallée du Nirvana : autant dire qu'il nous reste du trajet... Mais une fois de retour à la maison, je ne repartirai pas avant plusieurs veilles, au bas mot.
D'autant que ce serait avant longtemps l'époque des moissons...

" Alors le mieux est peut-être de ne pas nous presser... sur le plan magique, en tout cas. Nous pouvons continuer à nous entraîner, par contre, c'est toujours ça de gagné, et je ne sais pas si tu disposes d'un adversaire pour l'instant. Ce serait idéal, cependant. Y a-t-il quelqu'un, parmi tes compagnons de route, qui pourrait te servir de partenaire ? Même si tu progresses de manière spectaculaire en ces lieux, ton monde est légèrement différent, tu t'en rendras compte. L'air.. la pesanteur... la fluidité... et le bruit... Ce n'est pas tout à fait la même chose. Pour transférer tes habilités à la réalité du monde des vivants, il te faudra un partenaire."

Taliesin pinça les lèvres.
-Cela risque malheureusement d'être problématique. Je voyage seulement avec mes enfants et, chez nous, il n'y a pas vraiment de grand bretteur...
Peut-être devrait-il contacter Kerun à ce sujet : lui devait connaître d'excellents combattants !

" Vous n'avez pas besoin d'un grand bretteur, pas à ce stade, juste de quelqu'un avec qui croiser le fer, une heure ou deux par jour, pour délier votre carcasse et assimiler certains réflexes. Je pensais que tout le monde, ou presque, savait se servir d'une épée."
Il grimaça.
" Votre temps s'est assagi. Du mien, les enfants maniaient l'épée au berceau, déjà. C'est tant mieux pour vous. Mais n'hésitez pas à vous trouver des adversaires d'un soir... sur la route, il y aura sûrement de quoi faire."

-J'imagine, oui...
Il pouvait en discuter avec leurs compagnons de route. Ensuite, une fois qu'ils ne feraient plus partie du convoi, ce serait plus difficile : il se voyait mal proposer de croiser le fer avec de parfaits inconnus. Mais, au pire du pire, il pourrait toujours recruter Victor : les séances seraient davantage... énergiques que techniques, mais le but recherché serait sans doute atteint. Et puis, l'intéressé serait ravi...

" Très bien. Songes-y. Ou force-toi à combattre des fantômes. Heu. Je veux dire le vent... ou le vide... Certains mouvements ne nécessitent pas d'adversaire."
Il s'assit sur le sol.
" Parle-moi de la magie qui te fait défaut, maintenant."

Et de lui faire part de ses conclusions.
Bien sûr, il n'avait aucun moyen de savoir s'il existait, ou non, des choses s'approchant de ce qu'il désirait obtenir. Mais le prince le saurait, lui, et au cas où ça ne soit pas possible, il avait imaginé quelques solutions de remplacement. Être en mesure de créer de la lumière, par exemple, pouvait s'avérer utile en bien des situations.

" Il y a moyen de trouver des sortilèges à ta mesure, oui."
Il se frotta les mains et fit apparaître un parchemin qu'il tendit au barde.
" Celui-ci devrait te permettre de transmettre des messages. Je ne le connais pas, je ne peux pas te l'apprendre intuitivement, mais tu sais lire la magie et tu connais désormais le chemin de la Toile. Exerce-toi comme tu l'as fait pour les autres, va chercher cette vibration... retire-toi... puis essaie encore. Et expérimente. Cela viendra assez vite. C'est un sortilège de langage, et tu étais... es encore... barde. Tu auras des facilités."
Il se redressa.
" Quant à ce sortilège offensif... As-tu des affinités avec un élément plutôt qu'un autre ?"

Il réfléchit quelques instants.
-Le feu, peut-être ? Lorsque j'invoque des élémentaires, je les choisis toujours de cet élément. Et c'est à celui-ci que, récemment, m'a associé un sage de ma connaissance.
Quelque chose lui revint alors à l'esprit.
-Je crois que vous le connaissez : il s'agit de maître Wilmarin. Et il m'a d'ailleurs demandé de vous transmettre ses amitiés, tâche dont, jusqu'ici, j'avais complètement oublié de m'acquitter.

L'expression du fantôme changea du tout au tout, se parant un instant d'une émotion profonde, à la fois surprise et peut-être peinée.
" Tu connais..."
Il se reprit.
" Il a vu que tu avais l'épée. Qu'a-t-il dit ?"

-Qu'il n'aurait jamais imaginé un tel choix mais qu'il lui semblait bon. Et qu'il me ferait parvenir le fourreau.
Il se racla la gorge, embarrassé.
-Et je vous présente mes excuses pour ma brusquerie. Je me suis souvenu de cela à l'instant, alors, j'ai voulu le dire aussiôt, par peur d'oublier à nouveau. Mais j'aurais pu... J'aurais dû faire preuve de davantage de tact.

Il écouta les paroles de Taliesin avec une grande attention, puis eut un léger sourire.
" Ne t'excuse pas, ce n'est pas grave. C'était juste... un nom d'un autre temps."
Il relâcha sa respiration.
" Mais son aval est chose précieuse. Tu dois savoir que les épées... comme celle-ci... sont traditionnellement maniées par des elfes de lune. J'ai été surpris qu'elle porte son choix sur un solaire, même si c'est déjà arrivé par le passé, mais si Wilmarin lui-même estime que c'est approprié... alors j'ai moins d'inquiétudes. Le jour venu, tu pourras la faire tienne."

-Je dois avouer que vos avis me rassurent. Parce que si je trouve extrêmement flatteur d'avoir été choisi par l'épée... Il n'empêche que je ne comprends pas forcément pourquoi elle a fait ce choix. Je ne suis pas quelqu'un de votre stature, ni de celle de Wilmarin, et je ne suis pas non plus... très elfique, disons. Par bien des côtés. Mais si la lame et vous deux estimez que ce n'est pas si incongru que cela... Alors c'est que ça ne l'est pas, je gage.

" Je comprends ton sentiment, dit Urthemiel. Il est sain, quelque part, de douter de sa valeur. La lame se transmet normalement à l'intérieur d'une même lignée. Jusqu'ici, elle appartenait à ma famille et j'en étais le quatrième détenteur. Comme tu le devines, ma lignée s'est éteinte avec moi, et c'est pour cette raison que l'épée est restée dormante toutes ces années."
Il eut un léger sourire.
" Mais ne présume pas de ma stature... ou de la tienne, d'ailleurs. Nous sommes tout ce qui compte, quand nous vivons, et puis un jour, nous ne sommes plus rien. Je n'ai rien fait de très spectaculaire de mon vivant, j'étais le prince héritier d'une grande famille, rien de plus. J'ai été formé à l'usage de la magie et de l'épée depuis ma plus tendre enfance, comme ma soeur et deux de mes cousins. J'étais prioritaire, par droit d'aînesse, pour tenter de maîtriser l'épée, et j'y suis parvenu. Il ne faut rien y voir d'autre. Wilmarin, bien sûr, est dans une autre ligue... mais autant pour moi que pour toi, et si tu vis vieux, comme lui, tu deviendras sage, toi aussi. Sage et puissant."

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...