La Couronne de Cuivre

Avait-elle été vexée ? S'horrifiait-elle du sable que le garçon accumulait sur lui par sa démonstration d'hilarité ? Profitait-elle tout simplement de la situation ? Toujours était-il que la paladine se déplaça avec une souplesse et une rapidité surprenante et se saisit de Quentin avec aisance avant de le déposer tant bien que mal dans l'eau. Elle n'avait cure de subir les éclaboussures du garçon en train de se débattre ni de voir leurs vêtements à tous les deux irrémédiablement trempés - un bon feu arrangerait bien cela plus tard. Pour toute explication, elle se contenta de répondre :

- Supérieures en tout... Sauf peut-être en patience.

-C'est certain ! répliqua un Quentin qui, bien évidemment, se débattait. Ce qui est également certain, c'est qu'elles sont supérieures en duperie, en félonnie, en trahison !
Derrière ses protestations véhémentes, on ne le sentait pas si embêté que ça par ce qui venait de se produire.
-Je vais en référer à vos supérieurs, tenez-vous-le pour dit !

Loin de se laisser intimider par ces protestations scandalisées, la paladine profita d'un moment d'inattention pour poursuivre son oeuvre :

- Mes supérieurs seront heureux de l'apprendre. Mais ils pourraient tout de même m'en vouloir d'avoir dérogé à la tradition du bain sacré de minuit s'ils apprenaient que je t'ai laissé tes vêtements. Non, il faut vraiment que je ne prenne pas ce risque sinon j'aurai de graves ennuis !

C'était une opération difficile avec un Quentin qui se débattait comme un beau diable mais bientôt, la tunique du garçonnet rejoignait la plage toute proche sans son propriétaire.

-C'est scandaleux ! Inacceptable !! Intolérable !!!
Bien évidemment, Quentin se démenait avec énergie. Et de l'énergie, il en avait à revendre.
-Irresponsable, aussi ! Ne vous ai-je pas mise en garde contre les crabes voraces qui hantent cette plage ? Y lancer mes effets, c'est les condamner à la disparition ! A l'oubli ! C'est un CRIME !

Au bord du fou rire devant les efforts d'imagination déployés par le garçon, Chandara se défendit du meiux qu'elle put mais il était malaisé de tenir Quentin, de le dévêtir en prenant soin de ne pas lui faire mal et de répondre à ces protestations. En signe d'apaisement - ou de provocation ? - elle ajouta néanmoins :

- Ne t'en fais pas, j'irai les ranger à l'abri avec les miennes dès que tu auras adopté une tenue plus adaptée !

Quentin ne s'en laissa pas compter.
-Depuis le début, c'était mon intention : une tradition, c'est une tradition ! répliqua-t-il en redoublant d'efforts pour se libérer. Mais vous m'avez empêché de le faire en lançant l'une des plaisanteries les plus drôles que j'ai jamais entendues ! Dès lors, en arriver à pareilles extrémités est totalement injustifiable et injustifié !

Chandara n'avait pas l'intention de se laisser avoir une nouvelle fois par les belles paroles de l'apprenti barde. Elle savait qu'il tournerait sa veste - et casaque - dès qu'elle aurait le malheur de relâcher sa vigilance. Non, mieux valait le prendre à son propre jeu et tenter de se montrer plus finaude que lui. Elle ne pouvait décemment pas lui laisser gagner facilement toutes leurs joutes oratoires au risque qu'elles ne présentent plus d'intérêt :

- Je ne vois pas en quoi ce serait scandaleux que de t'aider dans ta noble démarche de respect des traditions. J'ai senti que tu avais encore quelques réticences à franchir le pas. Et les paladins tendent toujours une main secourable aux personnes en difficulté surtout quand elles sont aussi méritantes que toi !

-Vous vous méprenez ! protesta Quentin. Oui, j'hésitais, oui, j'éprouvais des difficultés à franchir le dernier pas. Mais vos arguments, sages et imparables, ont emporté ma conviction, m'ont décidé à respecter la tradition jusque dans ses moindres détails ! Par conséquent, vous m'avez déjà tendu une main secourable, métaphoriquement parlant. Dès lors, est-il vraiment nécessaire de le faire... matériellement ?

Chandara hocha la tête d'un air entendu comme si elle comprenait et partageait les arguments de Quentin. Toutefois, loin de lui laisser à nouveau le bénéfice du doute, elle surenchérit :

- Même si tu es quelqu'un de courageux et bien disposé, ta résolution pourrait rapidement s'effonder et je ne remplirais pas mon office si je t'abandonnais à mi chemin ! Non, nous autres paladins sommes jugés sur nos actes et non sur nos intentions donc je ne peux pas t'abandonner en si bon chemin.

Avec une rapidité surprenante, l'expression de Quentin changea du tout au tout.
Sa mine refléta une profonde tristesse et il fixa Chandara de ses grands yeux qu'on sentait tout prêts à déborder de larmes.
-En vérité, vous ne me faites pas confiance... dit-il, la voix tremblante, le ton chagrin.
Et il poussa un soupir à fendre l'âme.

Chandara était quasiment certaine que ce brusque changement d'attitude n'était qu'une nouvelle stratégie pour l'amadouer et lui faire abandonner son projet. Mais être quasiment convaincue d'une supercherie ne rendait pas la chose plus facile : Quentin avait de réels talents d'acteur et il savait comment frapper juste pour la manipuler. Comment une Sunite pourrait-elle ne pas considérer les sentiments dont le garçon faisait demonstration ? Ses instructeurs à la Commanderie lui auraient rétorqué que tout expert en sentiment qui se respecte saurait détecter le vrai du faux et ne pas se laisser abuser aussi facilement. Mais n'y avait-il pas le moindre élément de vérité derrière cette expression chagrine ? Quentin avait été abandonné et commençait peut-être à penser avoir trouvé quelqu'un sur qui s'appuyer pour la premire fois depuis la mort de son ancien précepteur. La paladine ne pouvait pas prendre le risque de décevoir cet élan, même s'il n'était qu'en partie sincère. Elle resserra son étreinte autour de Quentin mais non plus pour le garder captif mais en marque d'affection :

- Non, ce n'est pas vrai. J'ai confiance en toi. Je sais que tu ne me décevras pas.

Qu'il soit touché ou embarrassé, Quentin se retrouva pris à son propre jeu et sembla d'abord ne pas savoir comment répondre, comment réagir.
-Parce que... Vous pourriez vraiment être déçue pour ce genre de choses ? demanda-t-il finalement.
Son ton était dégagé, mais il était peut-être plus sérieux qu'à l'accoutumée.

La jeune femme desserra légèrement son étreinte mais sans s'éloigner du garçon avant de répondre d'une voix douce :

- Déçue, pas vraiment non : chacun doit progresser à son rythme...

Elle sourit à nouveau malicieusement et ajouta :

- Mais donc, les bardes étant les fiers garants des traditions, je compte sur toi pour ne pas y déroger !

Déjà, Quentin retrouvait toute son assurance.
-Je respecte toujours les traditions ! Enfin, pas les tradition malveillantes ou maléfiques, cela va de soi. Mais les bonnes, les pittoresques, les amusantes, je me fais un devoir de les respecter ! Et de m'en souvenir : cela fait aussi partie du savoir bardique !

Ce brusque regain d’assurance mit la puce à l’oreille de Chandara : quelle nouvelle stratégie le garnement avait en tête pour la faire à nouveau tourner en boutique ? La paladine lui répondit d’un ton dubitatif :

- Et donc, je gage que tu vas respecter la tradition du bain de minuit dans toutes ses composantes ? Et sans entourloupe bardique ?

Il fronça les sourcils, l'air surpris.
-Mais, avec tout le respect que je vous dois, madame, je viens de vous en assurer ! Et je vous en assure encore !
Sur cette déclaration, faite avec le plus grand des sérieux, il se tut.

Chandara se laissa convaincre par cette dernière manifestation d'innocence et relâcha enfin l'étreinte qui gardait le garçon captif.

- Alors je suis tout à fait ravie, je ne demande pas plus !

Quentin se releva et, en quelques pas, regagna la plage.
-Dans le petit port de Vivecrique, le bain de minuit est une institution, déclara-t-il d'un ton docte. Célébré chaque année au solstice d'été, il est pour les marins l'occasion de réaffirmer que la mer est autant le domaine des hommes que la terre, qu'ils s'y sentent aussi à l'aise, qu'ils y vivent de la même façon, sans rien changer à leurs habitudes. Et pour bien le montrer...
Il se pencha, récupéra d'un air distrait sa tunique trempée.
-Ils se baignent tout habillés !
Et, l'ayant promptement renfilée, il sauta dans les vagues.

Chandara ne chercha pas à l'intercepter, sans doute trop surprise par ce nouveau tour pendable pour savoir comment réagir. Au lieu de cela et puisque tel était le choix du garçon, elle le laissa profiter de son bain en l'état - il serait bien temps ensuite de lui faire retirer toutes ces affaires trempées pour éviter qu'il ne tombe malade. Pour sa part, elle n'attendit pas la fin de son bain pour se séparer de ses effets et aller profiter des vagues prometteuses.

Quentin, estimant sans doute que la plaisanterie avait assez duré et souhaitant encore plus probablement profiter de cette baignade improvisée, finit par lancer ses effets trempés sur la plage. Il nagea ensuite longuement, sans mot dire, goûtant à la quiétude du moment qui, sous l'éclat argenté de la lune que le mouvement des vagues scindait en myriades d'éclats, n'était pas sans une certaine poésie, une certaine féérie.
Un nuage égaré, cependant, vint à passer devant l'astre nocturne. Le jeune musicien choisit cet instant pour se replier. Du coin de l’œil, Chandara vit son ombre prendre pied sur la grève, récupérer ses affaires et s'esquiver vers le camp.

Chandara demeura de son côté sans chercher à s'immiscer dans ce moment de détente. Elle gardait toutefois un oeil dans la direction du garçon pour éviter toute mauvaise surprise plus que pour l'espionner. Peu après qu'il ait interrompu sa baignade, la jeune femme en fit autant et s'approcha du feu sans se soucier de sa propre nudité : elle avait bien l'intention de sécher un peu avant de renfiler ses affaires : le contraire aurait été rudement inconfortable.

Lorsqu'elle revint près du feu, elle remarqua que si Quentin, emmitouflé dans une couverture, était désormais assis près de celui-ci, il n'avait pas chômé auparavant : ses vêtements trempés pendaient à une corde tendue pour l'occasion et, au-dessus des flammes, était suspendue leur bouilloire de voyage : sans doute préparait-il une infusion.
-Déjà de retour ? s'étonna-t-il, souriant.

Chandara offrit un sourire rayonnant en retour à la question du garçon et après avoir constaté comment il avait occupé son temps.

- Quelle charmante attention, ajouta-t-elle d'un ton sincère et sans plus sembler se soucier du thème de leur joute précédente ni même de la pudibonderie affichée de Quentin. Elle même l'imita en se drapant dans une couverture avant de s'asseoir près du feu et de la bouilloire. De son point de vue, une boisson chaude parachèverait cette belle soirée.

Peu après, l'infusion étant prête, Quentin la servit et tendit sa tasse à Chandara avant de se réinstaller à sa place avec la sienne.
Autour d'eux, la nuit était paisible, baignée par la clarté désormais sans voile de la lune, le chant des insectes estivaux et le bruit apaisant des vagues.
-Malgré l'absence de trésor et de loups-garous, faire halte ici s'est révélé des plus agréables, commenta le jeune musicien. Cela donnerait presque envie de prolonger la soirée mais il faut se montrer raisonnable !

Chandara se mit à siroter tranquillement son infusion mais répondit tout de même à la remarque de son jeune acolyte :

- Allons, nous ne sommes pas pressés et encore moins en danger ici. Si tu as envie de prolonger un peu la veillée, ce n'est certainement pas moi qui vais chercher à t'en décourager, bien au contraire !

Toutefois, il était bien trop tard pour un nouveau bain - d'autant qu'elle avait profité tout son saoul de la mer - aussi chercha-t-elle à lancer une conversation, cherchant dans sa mémoire une histoire de marins échoués sur une plage abandonnée.

Lorsqu'elle en eut terminé, Quentin déclara que c'était une bonne histoire et qu'il essayerait de s'en souvenir, lui qui ne la connaissait pas - peut-être parce qu'elle venait de l'autre côté du détroit. Puis il se fendit lui-même d'un récit, narrant le sinistre destin de voyageurs ayant eu le malheur de croiser, en pleine nuit, sur une plage isolée, le chemin de pirates spectraux débarqués de leur bateau fantôme. Comme il narrait bien, comme il savait parfaitement ménager ses effets, la nuit parut subitement plus inquiétante...

Les paladins n'étaient pas soumis à la terreur et Chandara affectionnait le frisson des histoires de fantômes aussi appréciait-elle tout particulièrement la fiction narrée par Quentin. Elle écoutait - les yeux grands ouverts - se retournait parfois vers les vaguesen s'attendant presque à ce que les ombres laissent soudain entrevoir le navire des pirates mort-vivants. Quand le garçon acheva son récit par une chute à glacer le sang, elle se surptit à sursauter et à resserrer sa couverture autour de ses épaules avant d'applaudir la prestation :

- Magistral ! Avec ce genre d'histoires, tu dois faire un tabac ! A Antelucas, je suis certaine qu'il y a plein de jeunes filles qui te suppliraient de les escorter jusque chez elles. Et même certaines de la commanderie !

Quentin afficha une mine exagérément horrifiée.
-Alors je n'irai jamais à Antelucas, souffla-t-il. Les filles, c'est encore bien plus effrayant et bien plus dangereux que les fantômes.
Il eut un fugace sourire en coin.
-Et en plus, c'est frileux.

Chandara éclata de rire tant la prestation de Quentin était convaincante. Elle ne manqua pas de le gourmander sur le fait qu'il ne dirait pas toujours cela et qu'il serait bienheureux du succès qu'il aurait avec la gente féminine.

Mais elle s'interrompit et en coin à son tour quand elle comprit la signification de sa deuxième remarque. Sans prévenir, elle se leva et s'approcha en deux enjambées de lui pour tirer brusquement la couverture qu'il avait relâchée et claironner :

- Toi aussi tu es frileux à ne jamais vouloir quitter tes vêtements !

Quentin, qui n'avait vraiment, vraiment pas perdu te temps en quittant la plage, portait une tenue de rechange parfaitement sèche.
-Frileux, moi ? Que nenni ! répondit-il d'un ton posé et même un tantinet sentencieux. En tant que barde, voyez-vous, je me dois de présenter en apparence une apparence digne, convenable, conforme à l'étiquette. Que nous soyons au beau milieu de nulle part n'y change rien : les mouettes, les crabes, les grillons ont eux aussi le droit d'admirer l'élégance et le bon goût !

La Couronne de Cuivre

[Quête] Ce que les vagues ne sauraient effacer