La Couronne de Cuivre

Hubert sourit doucement.
" Si j'étais votre prisonnier, vous estimeriez sûrement que la torture se justifie pour m'extirper mes secrets. Réjouissez-vous que je sois un faible Luménien."
Il soupira.
" Il y a une trentaine des vôtres qui se sont retranchés dans une salle. Nous allons essayer de parlementer avec eux... de voir s'il est possible de trouver un terrain d'entente, pour unir nos forces contre les démons. Vous voyez, je suis paladin. Mon métier, ce n'est pas de tuer des gens, même si je les trouvé butés ou stupides. Si je peux éviter d'avoir à aller les déloger de là par la force, je le ferai... Mais ils jurent allégeance à Ithilion, à votre cher prince... mais pas au Duc... Alors je me demandais... qu'est-ce qui fait que subitement, leur chef ne l'est plus ?"

La réponse ne se fit pas attendre et si elle émana du plus âgé, il eut la nette impression que le jeune s'était apprêté à débiter la même tirade.
-Nous n'avons d'indéfectible loyauté qu'envers Oghma, notre dieu vénéré, qu'envers Ithilion, Sa patrie sacrée, qu'envers le prince, Son envoyé terrestre, et le Patriarche, Son saint messager. Les autres hommes ne savent pas, ils n'ont pas directement accès à Sa vérité. Ils peuvent donc faillir, si haut placés qu'ils soient.

" Ah misère." dit Hubert, spontanément.
Si Albérich espérait obtenir quoi que ce soit des Ithiliens qui étaient retranchés dans leur salle, il en serait pour ses frais. Pourtant, dans ce genre d'organisations intégristes, les plus hauts placés étaient souvent moins dupes... et il y avait toujours des dissidents, des âmes rebelles, qui refusaient de se plier au joug religieux ou politique des puissants. Mais sans doute n'y en avait-il aucun parmi eux...
" Comment des hommes qui prétendent vénérer le dieu du Savoir peuvent être à ce point... aveugles me sidère. Vous débitez vos... mantras sans y réfléchir une seule seconde. Vous ne savez rien du tout, en fait. Vous répétez ce qu'on vous a appris sans vous poser la moindre question. Misère, Oghma doit être en train de s'arracher tous les cheveux dans la Maison du Savoir, pour avoir des fidèles aussi bêtes ! Enfin... le plus probable, c'est qu'il se soucie comme d'une guigne de ce qui vous arrive, à vous, votre Patriarche, le Prince ou Ithilion."
Il leva les yeux au ciel.
" Bon, rendez-moi vos mains que je vous rattache. Je reviendrai vous nourrir demain. Même si le jeûne pourrait vous éclaircir les idées, misère..."

Le plus âgé serra les poings, rouge de colère.
-Gardez donc votre vile pitance, blasphémateur !
-Ceux à qui on a enseigné la Vérité n'ont aucun besoin de s'interroger ou de douter, ajouta son cadet, un peu plus posé. Seuls ont besoin de le faire les ignorants.

Hubert faillit rire, cette fois.
" Oui, oui, je vais me complaire dans mon ignorance, je pense que ça vaut mieux pour tout le monde."
Il ne s'attarda pas davantage et décida de refiler le nourrissage des cervelles de moineau à quelqu'un d'autre, désormais. Vu comme les choses se profilaient, ils en auraient bientôt toute une ribambelle du même acabit qu'il faudrait emmener pisser deux fois par jour.
La chose le fit sourire et il retourna vers les zones plus fréquentées. Peut-être trouverait-il une tête connue avec qui bavarder avant d'aller aux thermes... Il avait envie de retrouver Albérich, aussi, mais leur escapade au Temple lui laissait un goût amer dans la bouche : il ne pouvait s'empêcher de penser que Lathandre avait essayé de les prévenir de quelque chose... peut-être du caractère déplacé de leur relation, et du temps qu'ils y consacraient, en ces temps troublés.

Hubert eut une brusque envie de changer de table. Il se sentit rougir graduellement, prit conscience que le secret de ses origines, qu'il avait tant de mal à assimiler, avait été éventé. Bien sûr, certains croyaient peut-être qu'il était simplement un paladin très doué. Mais les plus subtils devaient savoir que ce n'était tout simplement pas possible. Il hésita à prétendre que Lathandre l'avait aidé de manière inopinée, mais ça aurait été un mensonge, et les paladins ne mentent pas.
Il préféra les remercier puis détourner la conversation rapidement, en se penchant vers Gaspard.
" Content de te voir sur pied... Ça n'a pas dû être facile d'enchaîner sur cette bataille, encore convalescent..."

Le chevalier secoua la tête.
-Je n'ai fait que mon devoir. Et j'ai essayé de le faire le moins mal possible, même si je crains de n'avoir guère été utile.
-Ah mais c'est pas vrai, cette épidémie de modestie ! fit mine de s'insurger Edgar. T'en as quand même abattu, de l'Ithilien.
-Pas beaucoup.
-Mais des gros ! Au poids, ils dépassaient largement ceux que j'ai tués !

Hubert rit joyeusement, un rien plus détendu.
" Au poids ! Misère ! Et à l'âge, ça donne quoi ?"
Il ressentit alors une vive douleur à l'omoplate droite, la même qui l'avait poursuivie toute la journée, mais qui avait empiré depuis les hostilités souterraines. Une imposition des mains n'avait servi à rien.
" En tout cas, c'était du beau travail. Edgar, je dois te féliciter pour le plan que vous aviez conçu, toi et Rachel... Vous avez limité les dégâts de manière remarquable."
En mon absence, songea-t-il. En ma fichue, dramatique, lamentable absence.

Edgar secoua la tête.
-Oh, j'ai vraiment rien fait, mon général. Juste donner des p'tits coups de main de-ci, de-là... Oh, et même à l'âge, je crois que mes Ithiliens étaient plus jeunes, donc que je perds.
-Mais qu'est-ce donc que cette épidémie de modestie ? lâcha Gaspard. Tu veux que je parle de ta charge héroïque avec l'escouade nord-ouest ?
-Tu fais ça, t'es mort.

" Ça m'intéresse, moi, la charge héroïque du secteur nord-ouest, dit Hubert. Je veux dire, quand je devrai distribuer des médailles, il faudra que je sache qui reçoit quoi pour quoi..."

***

Avant de commencer sa promenade dans les couloirs, Albérich prit le temps d'inscrire, sur les feuilles du recensement, qui était mort. Pas seulement dans le groupe qui vivait désormais dans le palais, mais aussi parmi les prisonniers. Dix-sept d'entre eux, identifiés par Guillermo et lui-même. Comme ils étaient définitivement perdus, il inscrivit qu'ils étaient décédés, puis voulut ajouter la date et réalisa qu'il ne la connaissait pas. Ils étaient en Martel 1385, déjà... sans doute à la fin du mois, peut-être déjà en Alturiak... Il faudrait qu'il le calcule un de ces jours. Pour les morts du palais, il se contenta d'une mention plus courte, qu'il retirerait le cas échéant. Il resta un moment en arrêt devant ces noms, ces professions, ces dates de naissance. Presque cinquante morts sur la même journée. Cette prise de conscience l'affligea profondément si bien qu'il se força à quitter les replis de la salle du conseil pour se confronter aux vivants.

Il ne savait rien de l'endroit où logeait le mercenaire et ses associés, hormis qu'il se situait au deuxième étage.
Néanmoins, il n'eut pas à perdre son temps en longues recherches.
Il entendit quelqu'un marcher dans un couloir et, prenant cette direction, il vit Guillermo faire les cent pas dans le couloir, sourcils froncés, mains dans le dos.
-Vous n'auriez pas dû vous donner cette peine, fit-il en l'apercevant. Mais c'est très aimable à vous.

Albérich lui sourit.
" C'est peu de choses. Je voulais m'excuser... et me rattraper... mais je vois que vous avez l'air soucieux. Est-ce qu'il y a quelque chose qui ne va pas ? Quelque chose... que je peux faire pour vous aider ?"

Guillermo sourit.
-Si je vous dis ce qui me tracasse, vous me prendrez pour l'être le plus vain qui soit. Et vous aurez raison. Non, honnêtement, ça me passera. Pour le reste, vous n'avez ni à vous excuser, ni à vous rattraper : votre opinion me concernant est on ne peut plus compréhensible.

Albérich lui tendit le plat de nourriture.
" Je ne prétends pas adhérer à vos principes, ni comprendre ce qui vous guide, mais je sais que vous êtes un homme loyal et bon, le plus souvent. Nous vous devons beaucoup et moi, en particulier, je vous dois la vie."
Il eut un sourire un peu triste.
" Vous avez réussi à le tuer, alors, Lothar ? Ce n'était pas trop... douloureux ?"
Sans doute Guillermo n'en dirait-il rien, surtout à un étranger comme lui, mais Albérich avait l'impression que cela n'avait pas dû être facile.

Le mercenaire grimaça.
-Je n'ai pas réussi à le tuer, non. Un membre de la Communauté l'a eu par derrière. Et c'est ce qui m'ennuie. Mais dans le fond, c'est sans doute mieux ainsi : certes, il a trahi les principes de ma compagnie et méritait le châtiment prévu en pareil cas mais... C'est avant tout à la Communauté qu'il a fait du tort. Pour le reste, je me dois d'être honnête : vous ne me devez rien. Je me suis dirigé dans votre direction simplement parce que j'ai vu Lothar : je ne savais pas que vous l'affrontiez. La suite n'est donc qu'un hasard heureux dont vous ne m'êtes nullement redevable.

Albérich se demanda si c'était vrai, ou si c'était une pirouette pour s'assurer que le Luménien se sente dégagé de toute dette envers lui.
" Alors je remercierai Tymora de vous avoir envoyé à mon secours."
Il sourit doucement.
" Pour le reste, je suis désolé que vous n'ayez pu exercer votre justice comme vous l'espériez."
Même si c'était une vengeance, quelque part, et qu'il n'y adhérait pas, Albérich comprenait que la profession de Guillermo fonctionnait selon certains codes. Mais le fait de vendre son bras au plus offrant lui demeurait trop incompréhensible pour qu'il ose s'aventurer plus loin sur un terrain aussi marécageux.
" Je vais vous laisser... Mangez quand même..."

Il sourit.
-Oh, je ne vais pas m'en priver. J'ai grand faim et je tiens à rester opérationnel au cas où on ait besoin de moi. Rien ne vous obligeait à m'accueillir ici, je ne l'oublie pas.
Il recula d'un pas.
-Merci encore. Je vous souhaite une bonne soirée.
Et il tourna les talons, sans doute pour rejoindre ses associés.

Albérich réalisa qu'il se sentait malvenu partout. A force d'avoir manqué plusieurs repas, ces derniers jours, il s'était écarté de la dynamique du groupe. Même si, à bien y réfléchir, celle-ci n'était pas joyeuse. Il avait à moitié cru que la salle à manger bourdonnerait de l'enthousiasme d'une magnifique victoire, mais en réalité, tout était fatigue, lassitude, renoncement. A part quelques petites poches de bonne humeur : les officiers avaient l'air de rire, Hubert paraissait en meilleure forme que plus tôt dans la soirée.
Il se retira, reprit contenance dans le couloir, petit à petit, et décida de se rendre utile. Il prit la direction de la salle où s'étaient retranchés les Ithiliens. Une fois à bon port, il salua les malheureux qui avaient été désignés pour en garder les portes, et alla, très simplement, frapper.
" Est-ce qu'il y a un semblant de... porte-parole, parmi vous ?" demanda-t-il d'une voix forte.

La réponse ne tarda guère.
-Que les choses soient bien claires, fit une voix qu'il avait déjà entendue au cours de la journée. Nous refusons que des personnes ayant pénétré sur le territoire de notre nation armés et sans autorisation osent nous affubler du nom d'envahisseurs. Nous refusons de nous rendre devant de telles personnes, et la simple idée d'un procès nous paraît des plus inadmissible : des criminels jugeant les forces de l'ordre, imagine-t-on plus... intolérable ?
Courte pause.
-Ces points étant éclairci... Que voulez-vous ?

Albérich soupira. Qu'est-ce qui lui avait pris d'aller parler avec ces Oghmans ? Il n'avait rien à leur proposer sinon une reddition en bonne et due forme.
" Je veux des informations sur votre Duc, sur la situation dans les mines aussi."
Il pinça les lèvres.
" Seriez-vous disposé à sortir si je vous garantis que vous ne serez pas arrêté et que vous pourrez ensuite regagner... votre pièce ?"

" Disons que je me méfie de votre parole, dit le Luménien. Vous êtes persuadé d'être dans votre droit et en m'arrêtant, vous auriez le sentiment inébranlable d'avoir servi la justice, d'avoir puni un terroriste, et vous disposeriez de surcroît d'un levier de négociation non négligeable avec mes alliés. En revanche, je n'ai aucun intérêt à vous retenir. Vous n'avez pas de valeur de négociation, et si je vous arrêtais... Il resterait une trentaine de fanatiques dans cette pièce, que rien ne pourrait faire sortir, pas même votre torture sous leurs oreilles. De surcroît, sans vouloir vous vexer, ma parole est plus solide que la vôtre : je suis un Lathandrite, un Luménien mou et décadent, un homme qui considère que le Bien est plus important que le Juste. En bref... Je ne vous trahirai pas, même si nous ne partageons rien."