La Couronne de Cuivre

Albérich ne put s'empêcher de sourire.
" Ecoutez. Vous ne me faites pas confiance, je ne vous fais pas confiance, vu les circonstances le contraire aurait été surprenant. Mais je réalise que je vous entends très bien à travers la porte, alors ne bougez pas, je vais me chercher une chaise et je reviens."
Ce qu'il fit aussitôt.
" Me direz-vous au moins à qui je m'adresse ?"

-Theophile d'Aulnay.
Le nom lui dit quelque chose. Il était presque sûr de l'avoir vu quelque part. Et peut-être bien sur les rayonnages d'une bibliothèque.
-Et vous, vous êtes Albérich Megrall. A préssent que les présentations sont faites, si nous passions aux choses sérieuses ?

Albérich ne fut pas vraiment surpris que le clerc sache qui il était. Après tout, sa présence était chose connue parmi les notables de l'expédition, grâce à Louis, et d'Aulnay en faisait certainement partie. Le Luménien se demanda ce qui était arrivé au chevalier d'Argencourt, s'il était mort, s'il fuyait quelque part dans les souterrains de Clairétoile, si son esprit était désormais possédé par quelque démon. Puis il revint à l'instant présent.
" Comme vous le savez, des démons ont été libérés dans les entrailles de Clairétoile. Comme vous le savez aussi, sans doute, ils sont à l'origine de la catastrophe qui a autrefois dévasté les Landes. Il est impératif que nous les arrêtions, pour le salut de l'île entière, Luménis comme Ithilion. Mais ça, je ne vous l'apprends pas non plus. Nous devons refermer le sceau qui a été brisé dans les mines. Mais pour cela, j'ai besoin de savoir quelle est la situation là en bas."

-Parce que vous croyez que je vous fais confiance pou accomplir pareille tâche ? Parce que vous croyez, aussi, que nous serions là si nous avions traîné ces derniers temps à proximité de la faille ?
Soupir.
-Vous feriez mieux de quitter nos terres, de rentrer chez-vous et de nous laisser gérer nos affaires intérieures sans plus tenter d'ingérence. Nous avions besoin d'une base sûre pour lancer les opérations nécessaires au réglement du problème : à cause de vous, nous sommes moins nombreux pour le faire mais qu'importe.

" Ecoutez, vous m'avez demandé de ne pas faire référence à nos différends, et je ne l'ai pas fait. Essayez d'en faire de même, aussi difficile cela soit-il pour vous et vos certitudes. Nous combattons des démons. J'ai cinq paladins à ma disposition, sept clercs, et un demi-céleste de surcroît, bien plus capable de régler la situation que n'importe lequel d'entre vous."
Il faillit lui dire qu'il refermerait la faille de toute façon, avec ou sans son concours, mais ce serait le meilleur moyen de se l'aliéner définitivement.
" Vous pouvez nous aider. Vous en savez manifestement beaucoup sur cette ville, et sur son pouvoir..."
Même si ça ne vous a pas empêché d'aller stupidement rompre ce fichu sceau.
" ... vous pouvez me dire quelle partie de vos troupes est encore... lucide..."
Un bien grand mot pour des Ithiliens.
" ... et combien sont au service de l'ombre."

-Et vous pensez censément que je vais vous livrer toutes ces informations que vous retournerez contre nous à la première occasion, que je vais me rendre coupable de trahison uniquement pour vos beaux yeux ? Je savais les Lathandrites naïfs mais à ce point-là...
Courte pause.
-Envoyez donc votre demi-céleste, vos cinq paladins et vos sept clercs tout droit dans les mines : c'est la méthode de votre dieu, après tout, foncer sans réfléchir. Quand vous serez tous morts, nous passerons à notre tour à l'action mais de manière plus... intelligente, disons. Et nous réussirons. Car nous avons à notre disposition la seule chose qui fasse vraiment la différence, en ce bas-monde : le savoir.

Albérich n'avait pas envie de se lancer dans une discussion théologico-politique, mais l'Ithilien le provoquait. Il imagina sa réplique virulente, sur la manière lamentable dont ils servaient leur Dieu, sur la honte que ressentirait Oghma à les observer, s'il en avait le souci, mais la ravala. C'était inutile. D'Aulnay, comme les autres, resterait attaché à son sentiment de supériorité morale. Ça aurait été drôle si ça n'avait pas été pathétique.
" Nous perdons notre temps, vous et moi, soupira finalement Albérich en se levant. Dans quelques jours, quand l'odeur de vos... oeuvres naturelles... sera devenue insoutenable pour tout le monde, nous prendrons cette salle d'assaut. Je sais que cela ne changera rien à votre attitude et ce n'est d'ailleurs pas une menace. C'est juste... un regrettable aperçu de l'avenir. Mais sachez, si vous devez mourir alors, que nous refermerons cette faille. Vous ne devez donc pas vous en faire pour Hélonna. Elle survivra à vos errements."

-A nos errements ?
Aulnay eut un rire plein de mépris.
-Dites-moi, ô Parangon de Vertu, qui s'est promené par toute l'île en clamant sur tous les toits qu'il allait retrouver une cité perdue des Landes, une cité aux richesses incommensurables et aux inimaginables secrets ? Qui, ce faisant, à attiré l'attention de certaines personnes sur ladite cité et les a amenées à se dire qu'il fallait s'en emparer ? Qui, par conséquent, à ruiné les efforts de ceux qui depuis des siècles faisaient tout pour qu'elle demeure oubliée ? Laissez-moi vous apprendre quelque chose, quelque chose que le sage sait mais que l'imbécile ignore : certains lieux, certaines connaissances ne doivent pas être exhumés. Laissez-moi, encore, vous dire quelque chose qui mérite d'être dit même si vous ne l'admettrez jamais : c'est votre stupidité crasse qui est la cause de ce qui est en train de se produire. Mais ne vous en faites pas, vous non plus : il y en aura pour s'efforcer de corriger les dramatiques conséquences de vos errements inconséquents. Comme toujours.

Au moins, sur ce point, Albérich était d'accord avec le clerc oghman : Etienne avait, à son insu, mis toute cette catastrophe en mouvement. C'était très lathandrite, aussi, même si le jeune Fontbrune s'imaginait sans doute plutôt d'obédience sunite.
" C'est vrai que c'est nous qui avons creusé jusqu'au sceau. Sous vos coups de fouet, mais nous tout de même. Toutes mes excuses, dit le Luménien en récupérant sa chaise. Et bonne nuit."
Il alla ranger sa chaise dans la pièce où il l'avait prise, puis retourna vers le rez de chaussée, en proie au découragement, à nouveau. Dire qu'il n'avait jamais voulu participer à cette expédition et qu'il était en première ligne de tout : le spectacle, la violence, les récriminations, les abus... Et Lathandre l'en avait chargé de surcroît. Il n'aspirait qu'à une chose : un bon repas, un feu de cheminée, un livre, un peu d'amour. Le cottage de Combeloup, en somme. Pour la première fois.

Le repas n'était pas encore tout à fait terminé dans la salle à manger.
On avait davantage pris son temps que les jours précédents : sans doute avait-on besoin de se détendre, de décompresser.
L'ambiance était toujours aussi bonne à la table d'Hubert, toujours aussi bonne à celle des Tymorans.
Ailleurs, l'on discutait avec peut-être moins d'entrain mais l'on discutait tout de même bien davantage que la veille, par exemple.

Cette vision adoucit quelque peu le vague à l'âme du Luménien, mais il ne se sentait cependant pas le courage d'affronter ce contraste avec sa propre humeur. Il décida d'aller marcher vers les jardins, pour trouver du répit dans la douce atmosphère de cette nature préservée. Il espéra qu'elle n'avait pas souffert de l'invasion, cependant. En réalité, il n'en savait rien.

Mais les jardins étaient intacts.
Intact et déserts.
Sous le ciel obscure, il discerna quelques lucioles.
Il entendit le doux chant des grillons, fut caressé par la chaude brise estivale.
Un petit coin de paradis que rien se semblait pouvoir atteindre.

Il demeura là un moment, assis sous un arbre, dans la quiétude estivale. Il ne parvint cependant pas à chasser les réminiscences de son échange avec l'Oghman.
Il y avait donc eu une faction qui cherchait à creuser, et une autre, à empêcher de creuser. Manifestement, le Duc avait eu le dessus et la présence d'Aulnay n'avait pas pu empêcher le désastre. Mais qu'avait-il espéré, à accompagner quelqu'un qui avait un but opposé au sien, tout en ayant davantage de pouvoir ?
Ce n'était pas tellement ça, qui le troublait. C'était l'absence d'ascendant qu'il avait eu sur son interlocuteur. Il lui avait pourtant révélé leur atout maître : la présence d'un demi-céleste dans leurs rangs. Et l'Oghman n'avait eu aucune réaction, pas même un temps d'arrêt, juste une nouvelle explosion de mépris.
Alors de deux choses l'une... Soit, contrairement à ce qu'il prétendait, il ne savait rien de la manière dont refermer le sceau, auquel cas son aide était inutile et il pouvait le laisser croupir avec ses compagnons pendant les veilles à venir. Soit il savait quelque chose, et Hubert, qu'Albérich avait pensé crucial jusque là, n'était en fait pas un élément important de la résolution de leur problème. Dans ce cas, le savoir de l'Oghman devenait critique. Mais s'il fallait céder aux Ithiliens... autant appeler les Luméniens. Clairétoile serait perdue dans un cas comme dans l'autre, il valait mille fois mieux la livrer à Lathiriel qu'au prince dément.
Il se rasséréna peu à peu. Il avait su que parlementer avec les Oghmans ne servirait à rien. Les érudits pouvaient être aussi butés que les guerriers, il était bien placé pour le savoir.
Il s'appuya contre le tronc de l'arbre, ferma les yeux un moment, laissa le calme des lieux l'envahir. Demain, il irait prier dans le Temple de Lathandre. Il parlerait à Daniel. Il parlerait aux colons pendant le petit déjeuner, il présiderait à des obsèques. Il progresserait. Jour après jour. Jusqu'à la résolution.

Il entendit le gravier de l'allée crisser sous un pas lent.
Ouvrant les yeux, il aperçut Marthe qui se promenait, une petite pierre enchantée à la main - fournie par un clerc ou un barde, sans doute, afin qu'elle dispose d'un peu de luière.
Elle l'aperçut, elle aussi, et parut embarrassée.
-Désolée, je ne savais pas qu'il y avait quelqu'un, murmura la magistrate.
Elle grimaça.
-Ça n'a pas l'air d'aller très fort.

Il sourit doucement.
" Beaucoup de questions, peu de réponses, et des défis toujours plus nombreux malgré les montagnes que l'on a déjà gravies. Rien de neuf, en somme." répondit-il.
Il songea lui proposer de s'asseoir un moment, mais il n'était pas certain qu'elle en ait envie, et lui-même n'était pas sûr de pouvoir supporter d'autres fardeaux que les siens.
" Ça va, de ton côté ?"

Elle s'assit de se propre initiative.
-Oui oui. Je m'émerveille encore de la facilité avec laquelle un simple sortilège peut rendre claire comme de l'eau de roche une langue qui, un instant plus tôt, était complètement obscure...
Elle sourit.
-Et je songe à l'Ithilien que j'ai abattu aujourd'hui. Je n'en tire pas gloire mais comme il menaçait de franchir nos lignes et d'aller se perdre dans le labyrinthe qu'est ce palais...

Elle travaillait avec Daniel, alors. Il s'était demandé à quoi elle passait ses journées, pourquoi elle était restée alors que tous les autres avaient fui.
" C'est la première fois que tu... tuais quelqu'un ?"
Ce n'était jamais facile, cette première fois. Lui-même l'avait vécue à Luménis, pendant la guerre civile. Il n'en avait pas dormi pendant huit jours.

-Oui. Et ce, même de manière ineirecte : je n'ai jamais prononcé la moindre condamnation à mort au cours de ma carrière.
Elle haussa les épaules.
-Ce n'est pas agréable. Mais vu la situation, nous sommes tous amenés à faire des choses désagréables. De surcroit... Il était soldat, son métier était de tuer et il savait les risques qu'il encourrait. Ce n'est pas comme si j'avais dû abattre un civil innocent.

Albérich sourit. Telle était Marthe : une force de la nature. Il s'était attendu à moins de pragmatisme de sa part, cependant, mais elle avait raison de prendre les choses de la sorte. C'était salvateur et nécessaire.
" Tu as raison." dit-il simplement.
Il reporta son regard sur la nature endormie.
" Et donc, tu travailles avec Daniel ? Vous avez... réussi à trouver des choses intéressantes malgré cette journée mouvementée ?"

-Pas cet après-midi. Mais ce matin, et hier, nous avons trouvé... des allusions et des légendes qui confirment ce qu'Hubert a vu dans les manuscrits. Tout donne l'impression que le véritable savoir a été réservé à quelques-uns. Peut-être agissaient-ils dans l'ombre, essayaient-ils de guider les Anciens avec discrétion, pour éviter que la catastrophe ne se produise à nouveau... Il faut croire qu'ils ont fini par être débordés par l'élan général, par ne plus être écoutés...

" C'est un peu triste de penser que même dans une société aussi évoluée que celle-ci, une civilisation aussi florissante, on ait estimé que certains savoirs devaient rester la propriété d'une élite... Et c'était une erreur, manifestement."
Il soupira, croisa les bras.
" Tu sais qu'un groupe d'Ithiliens s'est retranché dans une salle du rez de chaussée... L'un d'entre eux, un clerc, prétend être au fait de la situation et des actes à poser pour refermer la faille. Evidemment, il ne veut rien en dire tant que nous n'avons pas débarrassé le plancher."
Il passa les mains sur son visage.
" Je ne sais pas si c'est vrai. S'il est dépositaire d'un savoir qui hors de notre portée, ou si simplement, il le croit. Ou s'il bluffe, peut-être, même si le mensonge est tabou pour un Oghman, normalement. Toi qui as interrogé mille suspects, dont certains devaient vraiment vouloir taire ce qu'ils savaient... Est-ce que tu as un conseil pour moi ?"

Elle pinça les lèvres.
-Assaut, capture, puis sortilèges pour l'obliger à parler.
Soupir.
-Et si tu préfères une approche plus douce... Je ne peux te conseiller que de la patience, de l'abnégation... et quelques concessions symboliques pour établir un semblant de confiance.

" Marthe, tu me conseilles de lui arracher ses secrets ?! Je pensais que... nos principes..."
Il haussa les épaules.
" Mais nous en serons peut-être réduits à cela, de toute façon. Je ne vois pas quelles concessions je pourrais lui faire sans lui mentir. Nous n'allons pas partir, nous n'allons pas accepter leurs revendications territoriales, nous n'allons pas considérer que ce qu'ils ont fait à nos gens était juste ou justifié. Non. S'il faut céder à Ithilion pour résoudre cette crise, alors je céderai à Luménis. Ils nous imposeront sûrement des règles et leurs mages voudront rester mais ils laisseront s'établir ceux qui le désirent... et ils seront moins dangereux. D'autant que je resterai un interlocuteur de poids. Si nous donnons quelque chose à Ithilion... Toute l'île pourrait aller à la destruction, aussi radicalement qu'avec les démons."
Il eut un sourire.
" Mais je garde l'espoir que nous réglions tout ça tout seuls, comme des grands."

-Je croise les doigts pour que tel soit bien le cas. Parce que pour être totalement franche, vu ce qu'on dit de lui, je crains quasiment autant de voir tout ce savoir, toute cette puissance entre les mains du général Maelwedd qu'entre celles du prince.
Elle secoua la tête.
-Mais tente donc de discuter avec ce clerc. S'il a encore les faveur de son dieu, il ne peut pas être aussi pourri jusqu'à la moelle que son chef.

Le général Maelwedd était jusqu'au-boutiste, mais il était moins dangereux que le Prince, et d'une loyauté indéfectible envers Luménis. Mais c'était l'homme le plus pragmatique qui existe sur Hélonna : Marthe ne l'aurait jamais compris. De surcroît, parler en faveur de Maelwedd lui aurait arraché la gorge, aussi ne dit-il rien.
" Je verrai si j'en ai le courage. Je dois préserver mon énergie et les combats perdus d'avance... Cela ne me fait aucun bien."
Il eut un léger soupir, un sourire embarrassé, et se redressa.
" Je vais aller me coucher... La journée de demain ne sera pas de tout repos. Merci pour cette petite conversation."

-Pas de quoi : ça m'a fait plaisir.
Elle lui sourit à son tour.
-Et ne te casse donc pas la tête avec ces histoires de principes. Nous avons déjà renoncé à tant d'entre eux que ça n'a plus guère d'importance. Ce qui compte, c'est d'empêcher la catastrophe et de sauver des vies. Le reste, ma foi, il sera toujours temps d'y songer ensuite. Bref : fais au pus simple, va au plus efficace.

Il salua Marthe et retourna vers les zones communes. La communauté avait peut-être renoncé à ses principes, mais ce n'était pas forcément son cas à lui. Contraindre un homme à livrer ses secrets... Il n'était pas certain d'en être capable. Il songea à Hubert et à son trouble de la veille, quand il avait dû achever des Ithiliens blessés et possédés dans la neige. Les limites qu'ils s'imposaient étaient partie intégrante de leur identité. Ils ne pouvaient les piétiner par nécessité. Lathandre encourageait chacun à tracer sa voie en fonction de ses objectifs... mais pas à n'importe quel prix.
Quand il arriva à hauteur de la salle à manger, il découvrit Hubert, qui paraissait l'attendre dans le couloir.
« Je vais aux thermes, tu m’accompagnes ? »
Le Luménien eut un sourire défait en baissant les yeux sur lui-même. Il avait retiré l’aube jaune après le combat, ainsi que la cotte de mailles qu’il avait portée dans l’après-midi. Il demeurait cependant des traces de la pluie sanglante de la chapelle, partout sur ses vêtements, et sans doute sur son visage. Il avait tout juste pris le temps de se laver les mains.
« Je crois que ce ne serait pas du luxe. »
Hubert sourit.
« Je crois aussi. »
Ils marchèrent côte à côte.
« Je suis désolé de t’avoir entraîné au Temple au plus mauvais moment.
— Ne sois pas désolé. Tu ne pouvais pas savoir. »
Albérich lui jeta un regard en coin, vit que le paladin paraissait un peu contrarié.
« Mais cela te chagrine néanmoins…
— Ils ont probablement attaqué quand nous étions encore à la chapelle, en profitant de la division de nos forces… mais je pense quand même… que nous devons éviter de nous isoler… »
Le Luménien acquiesça.
« Désormais, les risques que quelque chose se produise en notre absence sont devenus trop élevés…
— Ne te justifie pas. Je comprends. Un temps pour chaque chose.
— Albérich, les dieux savent que je voudrais qu’il en soit autrement. »
Le clerc poussa la porte de la salle des thermes.
« Je sais. Nous rattraperons le temps perdu quand nous en aurons l’occasion. Et cette occasion viendra. »
Le paladin parut soulagé et désolé tout à la fois. Le clerc ressentit une brusque bouffée de désir, sans doute provoquée par la frustration qu'ils s'imposaient. Plus tard, demain. C’était acceptable, pour un Lathandrite. Ils se déshabillèrent et se glissèrent dans l’eau, sans se regarder, et gardèrent alors leurs distances, plus que de coutume, comme s’ils étaient en froid. Hubert eut une grimace en s’immergeant, Albérich poussa un bref soupir.
« Est-ce que je peux quand même regarder ton dos ? » demanda-t-il posément.
Le paladin émergea.
« Oui. Après. J’ai l’impression que c’est la blessure du tumulus qui se réveille. Je la pensais guérie.
— Et elle devrait l’être. Sauf si elle est maudite.
— Et tu pourras faire quelque chose ?
— Ne t’en fais pas. »
Hubert soupira. Ils se baignèrent un moment, se décrassèrent en détail, puis sortirent. Le paladin enroula une serviette autour de sa taille puis s’assit sur un banc. Albérich prit le temps de se sécher avant de le rejoindre : il ne résistait pas aussi bien au froid. Il s’assit ensuite derrière lui et jeta un œil à ce fameux dos. Il vit tout de suite le problème : il y avait deux marques rouges sur les omoplates du paladin. Ce qui le frappa d’emblée fut leur symétrie parfaite.
« Je peux toucher ? »
Hubert lui jeta un regard interdit, par dessus son épaule.
« Bien sûr que tu peux toucher. »
Albérich sourit et effleura la marque de droite. Un spasme suivit, manifestement douloureux.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne sais pas. »
C’était sensible, légèrement en relief, un peu chaud.
« Je vais pousser plus fort, est-ce que tu crois que ce sera tolérable ?
— Albérich, je ne suis pas une demoiselle de quinze ans. »
Le Luménien en profita pour presser son pouce contre la marque. Hubert étouffa un cri de justesse.
« Bouse, ça fait mal. » grogna-t-il.
Albérich pinça les lèvres.
« Je ne suis pas sûr. Ça ne ressemble à rien. On dirait… de vieilles cicatrices… ou une irritation… mais il y a quelque chose en dessous. De dur. On le sent quand on appuie. A mon avis, il faut laisser guérir ça tout seul. Je pourrais mettre un onguent, si tu veux. Est-ce que c’est vraiment très douloureux ?
— Non, c’est surtout gênant. J’ai une sensation de tension dans la peau, comme si c’était gonflé… Ce qui m’inquiète, c’est que ça empire…
— Depuis combien de temps est-ce que ça fait mal ?
— Mal ? Peu de temps. Mais je sens une gêne depuis plusieurs jours. J’ai eu très mal après mes frasques du début de soirée.
— Quand tu fais des efforts, en somme… Tu devrais peut-être te mettre au repos…
— Ha, bien sûr, comme si c’était possible. Cela dit, je me suis peu entraîné ces derniers temps, et pourtant, c’est de pire en pire.
— Même quand tu t’entraînes peu, tu mobilises toute cette chaîne musculaire… »
Il resta songeur.
« Mais, Albérich, pourquoi aurais-je subitement des blessures d’effort ? Je suis encore jeune, ça ne m’est jamais arrivé… et ça ne cède ni aux sorts de soin, ni à l’imposition des mains ? Je trouve que c’est bizarre… »
Le Luménien ouvrit les mains sur les omoplates du paladin, comme pour le masser, puis écarquilla brusquement les yeux, frappé par l'évidence.
« Ah diable. » lâcha-t-il, stupéfait.
Hubert se retourna, alarmé par son ton.
« Quoi ?
— Je ne suis pas sûr…
— Quoi ?!
— Les ailes te poussent. »
Le paladin se leva d’un bond, échappant à son contact, pâle comme la neige.
« Tu plaisantes !
— Ecoute, ce serait possible... C'est à l'endroit où... j'imagine que ça devrait venir... et... ce ne sont pas des blessures, donc ce n'est pas soignable. »
Hubert se rapprocha. Il paraissait à la fois furieux et effrayé.
« Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Je n’ai jamais… »
Sa voix s’éteignit comme il prenait conscience de la même chose qu’Albérich.
« … parce que j’utilise mes pouvoirs… avant… quand je l’ignorais… Ah misère. »
Il se rassit, noya son visage dans ses mains.
« Je ne les utiliserai plus. »
C’était ridicule, ils le savaient tous les deux. Albérich posa la main sur son épaule.
« C’est peut-être trop tard, le processus s’est amorcé et... tu n’y peux plus rien. »
Hubert releva les yeux.
« Albérich, tu imagines ce que va être ma vie si je me retrouve avec deux ailes dans le dos ? Le regard des gens ? Le… le quotidien ? Me coucher dans un lit ? Franchir les portes ? Trouver un manteau à ma taille ? Une armure ? Marcher, simplement, sans perdre l’équilibre ? Ça ne peut pas arriver. »
Le Luménien pinça les lèvres.
« Je peux me tromper.
— Tu dois te tromper. » gémit le paladin.
Ils restèrent silencieux un moment, Albérich ne savait pas bien quoi dire. Il pouvait se tromper, oui. Mais il était persuadé du contraire. Il se contenta de masser l’épaule de son ami, embarrassé.
« Si j’ai des ailes, je les ferai couper. » clama Hubert en se redressant, d’un ton qui n’aurait toléré aucune contradiction.
Albérich acquiesça dans un soupir et lui emboîta le pas comme il quittait la salle, rayonnant de fureur et de désarroi. Ils allèrent directement se coucher. Le trouble d’Hubert était manifeste, sa nervosité palpable. Malgré la présence d’autres colons à proximité, le Luménien se permit de lui prendre la main sous les couvertures et de la serrer doucement. Le paladin frissonna, Albérich perçut son angoisse et céda : il le prit dans ses bras, dans le noir. Hubert frémit contre sa poitrine, l’étreignit avec force.
« Ça ne peut pas arriver, murmura le paladin. Ça ne peut pas arriver.
— Nous le gérerons. Quoi qu’il advienne. Ne t’en fais pas. Je serai là. »
Hubert soupira avec douleur, Albérich le serra davantage.
« Je ne voulais rien de tout ça. » murmura-t-il.
Oh moi non plus, si tu savais. Aucun d’entre nous ne voulait rien de tout cela, songea le Luménien.
« Dors. Tout ira bien. Nous ferons face. »
Aux ailes et au reste. Il se demanda, tout en dérivant doucement, le paladin s’apaisant contre sa poitrine, s’ils vivraient assez longtemps pour les voir se déployer.

L'aube vint.
Plus agitée que jadis, comme la précédente.
Parce qu'il y avait davantage de clercs et de paladins pour aller prier, parce que les soldats qui avaient patrouillé ou monté la garde durant la nuit venaient réveiller la relève.

Hubert avait mal dormi. Il avait la mine de quelqu'un qui a fait des cauchemars, ce qu'il confirma à mi-voix à son ami tandis qu'ils remontaient le couloir vers la salle de prières. Pas besoin de lui demander quel en avait été le thème, Albérich le devina à son expression morne. Il ne trouva rien à lui dire et ils prièrent dans l'ombre, comme chaque matin depuis trop longtemps. Ils se séparèrent sur le seuil de la salle à manger, Hubert alla petit déjeuner, Albérich faire sa cérémonie habituelle, qu'il avait sortie des Thermes désormais. Il n'y avait presque plus de Lathandrites, cependant... Demander à Tara de prendre le relais aurait eu du sens, il fallait qu'il y réfléchisse sérieusement.

Il eut malgré tout une quinzaine de participants, et sans doute en aurait-il eu davantage si beaucoup de Lathandrites n'avaient déjà participé, au cours des jours précédents, à un grand nombre de cérémonies dans les chapelles.
L'assistance finit par se disperser.
Pouvait désormais débuter une journée pour laquelle ils n'avaient encore rien décidé sinon, le concernant, une cérémonie supplémentaire dans le temple de l'aube.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue