La Couronne de Cuivre

Albérich commença la journée, comme il l'avait prévu, par une courte allocution pendant le petit déjeuner. Il résuma les événements de la veille : l'activation des chapelles, l'attaque au cours de la dernière cérémonie sunite, la profanation de la dernière chapelle lathandrite, la manière dont les démons avaient profité de leur absence, lors de l'ultime cérémonie, pour attaquer le palais. Il félicita tout le monde, les militaires, les civils, pour leur comportement durant la bataille, leur annonça qu'ils organiseraient des cérémonies dans les temples de Lathandre et Sunie dans la journée, auxquelles étaient convoqués les volontaires, qu'elles serviraient de veillées funèbres aux morts, mais qu'on avait aussi désormais besoin de volontaires — de tous les volontaires possibles — pour organiser la surveillance des lieux. Les démons étaient partis mais reviendraient certainement. Il termina en annonçant qu'il était disponible, si certains avaient des propositions ou des doléances, puis demanda aux clercs les plus âgés de rester dans la salle après le repas, qu'il voudrait leur parler. Enfin, il s'assit. Il n'avait rien mangé depuis la veille, quand ses soucis lui avaient fait oublier le souper.

Il eut l'impression qu'il n'y aurait pas grand monde pour venir le voir et lui soumettre propositions ou réclamations. La majorité des gens présents étaient soit des militaires, habitués à obéir aux ordres sans se poser de questions, soit des baroudeurs fort peu intéressés par les grandes discussions.
En revanche, il était plus probable que les volontaires seraient nombreux pour faire le guet ou patrouiller : autant les civils avaient pris leur mal en patience, s'occupant de leur mieux au cours des longues et multiples journées d'inactivité auxquelles ils avaient été soumis, autant ces hommes d'action risquaient de très vite pâtir de l'ennui.

Quand le repas fut terminé, il demeura dans la salle avec Tara, Thibault et Daniel, comme s'il désirait organiser une réunion des cultes. Ce n'était pas tout à fait ça, mais cela lui permettait d'écarter Gabriel et Marcus sans que la chose paraisse étrange.
" J'ai plusieurs choses à aborder avec vous. La première, et la plus importante, concerne nos morts. Depuis le début de son périple, la Communauté a pris l'option de... ressusciter les personnes qui trépassent. Comme vous le savez, nous avons perdu trente personnes, hier. Nous sommes limités par l'état des corps, le temps qui s'écoule et les diamants à notre disposition. Frida en a encore trois, mais ils sont supposés ne servir qu'en cas d'urgence... Ce qui veut dire... ce que ça veut dire, je suppose. Par contre, il doit en rester dans le palais. Je me disais, Tara, que toi et Tibère, vu votre aptitude pour la découverte de ce genre de choses, pourriez peut-être vous constituer une petite équipe ? Après, pratiquement, je ne sais pas si vous êtes prêts à procéder à des rappels à la vie."

Thibault acquiesça. Tara aussi.
-Tout à fait prête. Dans ma branche, c'est quelque chose qu'on nous demande très souvent... et qu'on fait très souvent. Sans quoi, la plupart des aventuriers connaîtraient une carrière très, très brève et surtout sans lendemains. Tibère et moi avons d'ailleurs amené une poignée de diamants, au cas où : on se déplace rarement sans. Mais nous monterons volontiers une équipe pour en chercher davantage, que ce soit ici ou ailleurs.

" Bien, dans ce cas, j'aimerais que vous montiez cette équipe quand vous en avez l'opportunité... pour fouiller le palais dans un premier temps. Et que vous procédiez aux résurrections en fonction de vos sortilèges disponibles. Je veux bien me charger du tri des corps mais... dans la mesure du possible j'aimerais ne pas procéder aux rappels. J'aimerais aussi... que vous ne publicisiez pas trop la chose auprès de mes collègues lathandrites. Je me plie volontiers à la morale de la communauté et je suis moi-même... touché par le sujet mais... je voudrais éviter les tensions inutiles et je sais que c'est, pour certains Lathandrites, un tabou très ancré."
Il eut un sourire embarrassé.
" Pour le reste, Thibault, tu as entendu que tu aurais une cérémonie à célébrer dans le Temple de ta déesse. Je te laisse choisir l'heure. Quant à toi, Tara, je me demandais si nous ne devrions pas pérenniser une célébration tymoranne quotidienne, vu notre congrégation actuelle."

Thibault acquiesça à nouveau mais Tara, elle, secoua la tête.
-Je ne pense pas que ce soit nécessaire. D'ordinaire, les aventuriers se contentent de participer à une cérémonie avant de partir sur les routes, puis... de prières individuelles. Nous avons procédé ladite cérémonie avant le départ : si je me mettais à en célébrer une chaque matin, je n'aurais pas grand monde, sinon personne la plupart du temps. Néanmoins, je veille au grain, prête à distribuer les bénédictions que l'on me demande et à organiser quelque chose de plus important si le besoin et l'envie s'en font sentir.

" Très bien. Dans ce cas, j'en ai fini avec vous. Daniel, par contre, j'aimerais que... vous aidiez Hubert à décrypter la salle des gemmes. Si vous êtes d'accord de prendre un peu de temps pour ça, bien sûr, sur vos lectures..."
Il se tourna vers Thibault.
" Et toi, dis-moi juste si tu prends le matin ou l'après-midi."

Le Sunite ouvrit la bouche, jeta un regard furtif autour de lui, la referma et prit quelques instants de réflexion.
-Comme ça t'arrange, vraiment. Tu as plus d'obligations que moi, alors prends le moment qui te va le mieux pour ta cérémonie et laisse-moi l'autre : ça fera de toute façon 'laffaire.

" Je n'ai pas de grands plans pour aujourd'hui... Je vais aller trier ces corps... et je crois que c'est plus ou moins tout. Daniel a sûrement des choses à me faire lire."
Il sourit.
" Donc franchement, à ta guise. C'est surtout avec Hubert qu'il faut s'arranger, voir quand il pourra faire les transferts en fonction de son emploi du temps, ce genre de choses..."

Il hésita puis opina du chef.
-Très bien, je verrai ça avec lui et je te tiendrai au courant. Je pense que j'arriverai à te trouver.
Personne d'autre ne semblant avoir quelque chose à rajouter, ils pouvaient sans doute lever la réunion.

Le Luménien souhaita bonne journée à ses confrères puis prit le chemin de la pièce qu'ils avaient transformée en chapelle mortuaire. Même s'il n'avait pas l'intention de procéder lui-même aux résurrections, il était capable de reconnaître un corps en suffisamment bon état d'un corps trop abimé pour permettre au sortilège de réussir. Il avait l'intention d'examiner les cadavres un à un, puis de demander à des soldats aguerris de les déplacer en fonction de leur avenir. Une pièce pour ceux qui reviendraient, une autre pour ceux qu'il faudrait aller brûler au plus vite. Ce n'était pas une tâche riante, mais il avait vu pire, et tôt le matin, il avait encore assez d'énergie pour l'accomplir sans flancher.

Une bonne dizaine de cadavres étaient trop abimés pour qu'on puisse y ramener l'âme de leur propriétaire par un simple sort de rappel à la vie : crâne ou cage thoracique défoncés par un coup de masse, membres sectionnés, ventres ouverts avec perte de substance... Le reste avait péri de blessures plus nettes et, pour peu qu'on ait les diamants nécessaires, les ressusciter ne poserait guère de problème.
Une fois son sinistre décompte accompli, Albérich engagea des volontaires. Et même pour eux, procéder au déplacement n'eut rien d'anodin : c'était de leurs frères d'armes qu'il était question.

Une fois cette sinistre tâche accomplie, Albérich remercia les hommes qui l'avaient aidé, puis alla se laver, avant de remonter à la bibliothèque pour rejoindre Daniel et ses livres. Il avait l'intention de lire une heure ou deux, puis tâcherait de voir où en étaient Hubert et Thibault, si ce dernier n'était pas déjà venu le trouver.

Bien plus tôt, Thibault avait réussi à dénicher Hubert.
-Excuse-moi de te déranger mais... Voilà, Albérich veut que nous célébrions une cérémonie dans chacun des temples, aujourd'hui. Il faut donc décider laquelle aura lieu le matin, laquelle aura lieu l'après-midi et... les placer à des moments qui collent avec ton emploi du temps. Alors comme par ailleurs je pense que tu voudras participer à la cérémonie Lathandrite...
Il sourit.
-Décide !

Hubert sortait de sa réunion d'état-major et l'apparition de Thibault le prit légèrement au dépourvu. Pendant une seconde, il eut envie de lui répondre que jamais, plus jamais, il n'utiliserait ce foutu téléporteur, mais c'était bien sûr complètement hors de question.
" Ça m'est complètement égal, Thibault. Mais puisque tu es là... Rassemble ton équipe et rejoins-moi dans la salle des symboles. Et prends ton aube rouge. Je pense que les Anciens apprécieront."
D'autant qu'on ne pouvait contester un fait indéniable : elle lui allait plutôt bien, cette aube.

Thibault prit un air hésitant.
-Je comptais célébrer dans le plus simple appareil, pour varier un peu du millier de cérémonies précédentes. Mais si tu penses qu'il vaut mieux utiliser l'aube... Aucun problème !
Quelques minutes plus tard, le quatuor de sunites le rejoignait dans la salle des symboles. Renaud et Roland lui dédièrent des sourires amicaux mais un peu crispés, tandis que Giovanni regarda partout sauf dans sa direction, manifestement très mal à l'aise.

Ah, Giovanni. Hubert avait aussi peu envie de se trouver en sa présence que le contraire. Aussi se contenta-t-il d'ouvrir le téléporteur, sans parler à personne. Il passa le premier, cependant, pour s'assurer que la voie était libre, comme il le faisait chaque fois. Si c'était le cas, il ne resterait plus qu'à laisser Thibault célébrer son office puis rentrer. Il n'avait pas oublié qu'il devait prendre le temps d'analyser la salle des symboles et idéalement lire encore quelques pages de ces tomes abscons.

Le temple était désert et intact.
Mais Thibault ne commença pas immédiatement à officier, revenant plutôt vers Hubert.
-Écoute... Nous risquons d'en avoir pour un certain temps : dans pareil endroit, on ne peut décemment se contenter de quelques chants. Alors comme par ailleurs il y a ici un pouvoir à l’œuvre, un pouvoir comparable à celui des chapelles, je pense que nous n'y craignons absolument rien. Par conséquent, si tu préfères ne pas rester là à ne rien faire... Tu peux retourner au palais et revenir nous chercher disons... Sur l'heure de midi. Mais je n'impose rien, bien sûr : c'est juste une proposition.

" Non, je reste, dit Hubert. Des Ithiliens pourraient attaquer et franchir les portes. Sans moi, vous êtes prisonniers de cet endroit. Je scruterai l'extérieur pendant que tu officies. Et fais à ton aise. Je trouverai bien le temps de faire ce que je dois sur la journée... Ce n'est encore que le début de la matinée."
Il joignit le geste à la parole et alla se positionner à la sortie du Temple, aux aguets. Il ne fallait jurer de rien, il avait retenu la leçon.

Il avait eu beau se détourner rapidement, il avait remarqué la mine désolée du clerc.
-Pardon d'avance pour l'attente, lui lança celui-ci. Une brève cérémonie, ici... Ce serait quasiment un blasphème.
Et ce fut long, oui. Très long, même.
Cela lui parut durer des heures et cela en dura certainement.
Il ne vit absolument rien, au dehors, à aucun moment.
Mais, provenant de l'intérieur, il entendit maints chants magnifiques.
Enfin, Thibault le rejoignit et se racla la gorge, embarrassé.
-Ton long calvaire est terminé : nous sommes prêts à rentrer.
Que ce soit à cause de la cérémonie ou de la magie qui imprégnait les lieux, il était d'une beauté presque irrésistible.

Et à son corps défendant, Hubert sentit quelque chose se crisper dans son ventre. Il se sentit rougir aussitôt. Ce n'était pas anormal, en même temps : il était sensible à la beauté masculine et il aurait fallu être de marbre pour ne pas être touché par celle de Thibault. Il baissa rapidement les yeux.
" Ce n'était pas un calvaire. Je me suis reposé. Et c'était très... très beau. Hum. Nous ferions mieux de rentrer."
Il se glissa devant le clerc, mortifié, et fila jusqu'au téléporteur, pour les ramener au palais.

Sauf qu'il ne le put pas.
Quand il posa la main sur la petite plaque de métal permettant de faire apparaître le symbole, rien ne se produisit.
Abolument rien ni cette lors de cette tentative, ni lors des suivantes.
Derrière lui, ses compagnons ne pipaient mot.

Hubert demeura sidéré. Il retira sa main, observa le panneau, s'assura qu'il faisait bien le geste qu'il avait fait cent fois déjà. En vain. Il essaya alors de se détendre, de se mettre dans la transe qui le gagnait lorsqu'il lisait les gros volumes magiques, puis tenta à nouveau d'activer le symbole.

Rien, à nouveau.
-Un problème ? s'enquit Thibault.
Son ton était calme, en rien moqueur.

" Je n'y arrive plus." murmura Hubert.
Il eut soudain peur. Etait-il possible qu'à force d'avoir maudit ce pouvoir pendant la moitié de la nuit, il ait provoqué quelque chose ? Non, c'était impossible. Il était ce qu'il était et il avait activé le téléporteur pour les faire arriver jusque là. Ce devait être autre chose.
" Peut-être... qu'à cause de la cérémonie... c'est l'énergie de Sunie qui doit désormais faire fonctionner le panneau... Essaie, toi."

-Tu es cruel de me faire miroiter pareil espoir : si ça échoue, je vais être très peiné et très vexé !
Il sourit.
-Je blague, bien sûr.
Il essaya...
...et rien ne se produisit.
-Bon bon bon, réfléchissons : on va bien trouver une explication...

" Peut-être que c'est à ça que servent les cérémonies dans ces temples... à en bloquer l'accès..."
Il poussa un bref soupir.
" Il y a une chapelle du cercle intérieur à deux pas d'ici. Nous l'avions ralliée la première fois que nous sommes venus. Nous devrions y aller rapidement et utiliser le téléporteur qui s'y trouve. S'il est bloqué aussi... Il faudra rentrer à pied."

Le Sunite se frotta le menton.
-Je ne vois pas pourquoi célébrer une cérémonie dans un temple en bloquerait l'accès et le faire dans une chapelle, non. Pourquoi se priver de pouvoir rallier de tels lieux ? Mais tu as davantage l'habitude de ce système que moi, je l'admets.
Il sourit.
-Bon, tentons le coup de rallier la chapelle, alors. On a un bon groupe, on pourra faire front ou se replier rapidement en cas de pépin.

Hubert se détourna du panneau puis s'immobilisa.
" A moins que je n'aie bloqué tous les accès, hier, en retirant cette gemme... Elle a permis à la porte des caves de se refermer, mais peut-être contrôlait-elle tous les accès, absolument tous... Si c'est le cas, nous sommes coincés à l'extérieur tant qu'Albérich ne décide pas de contacter l'un d'entre nous..."

Thibault grimaça.
-Tu voudrais dire qu'il serait toujours possible de quitter le palais mais plus d'y rentrer ? Ce ne serait pas une mesure dénuée de sens : en cas de cataclysme, les personnes réfugiées dans le refuge pourraient ainsi envoyer des expéditions à l'extérieur... tout en les contrôlant avant qu'elles ne remettent les pieds au palais.
Il grimaça subitement.
-Mais si c'est ça, j'espère qu'Albérich aura la même idée que toi et n'ira pas lancer son sortilège dans les souterrains. Parce que si la porte se referme derrière lui, il y sera bloqué. Tout seul.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue