La Couronne de Cuivre

" De Thibault, ça ne me surprendrait pas... mais ça fait quand même un certain temps, maintenant, et Hubert avait un planning assez chargé, à ma connaissance."
Il grimaça, haussa les épaules.
" Mais tu as sans doute raison. Ils ne vont probablement plus tarder."

Le repas toucha à son terme et les membres de l'intendance, Marcus en tête, s'en allèrent reprendre leurs activités. Gabriel s'attarda, hésitant, puis esquissa une ombre de sourire.
-Albérich... Je voulais juste te dire de ne pas forcément prendre tout ce que je dis au pied de la lettre. Je noircis sans doute le tableau parce que... Cette ambiance me pèse. Tous ces combattants, tous ces baroudeurs, toute cette ambiance martiale, ça n'est vraiment pas mon truc. Cela manque de gens ordinaire, de joie, de rires d'enfants... Bref, ça me pèse.

" Ne t'en fais pas. On ressent ce qu'on ressent. C'est ainsi."
Il lui sourit.
" Je viendrai te chercher pour la suite... Bon début d'après-midi."
Lui-même n'imaginait pas pouvoir faire autre chose que d'aller attendre au téléporteur en imaginant le savon monumental qu'il allait passer à Thibault et Hubert quand ils rentreraient.

Il gagna donc le deuxième étage - où ne se trouvaient que Guillermo et ses associés, qu'il ne croisa néanmoins pas - puis la salle des symboles.
Elle était vide et obscure.
Et elle le demeura.
Une heure sans doute s'écoula... et personne n'apparut.

Il se maudit de n'avoir pas lancé de sortilège de rapport avant de les laisser partir. Pourtant, vu les événements des derniers jours, il aurait dû se douter que quelque chose pourrait mal tourner. Le Temple de Sunie était peut-être protégé, mais des Ithiliens avaient pu s'y introduire, bravant les protections célestes.
Il tenta de retrouver son calme : Thibault, Hubert, sans doute Roland et Renaud, et peut-être Giovanni, si la tension entre le paladin et le barde avait pu s'apaiser. C'était un groupe capable. Ils étaient certainement armés.
Il songea à sortir pour les contacter, c'était la chose logique à faire... mais Hubert avait refermé les accès pour une bonne raison : les démons rôdaient dans les souterrains et ils avaient montré clairement qu'ils voulaient envahir le palais. Il ne pouvait pas descendre comme ça, même s'il se souvenait de la niche dont Hubert avait ôté la gemme. Non. Il fallait leur faire confiance et leur laisser une heure de plus. Après quoi, il irait avertir Frida et ils aviseraient.

A bonne distance de là, dans la petite chapelle dédiée à l'être ailé dont la représentation semblait scruter les lieux de son regard désormais illuminé, Thibault s'était approché de la porte... et surtout d'Hubert.
-Je suis sûr que ce petit incident sera très vite réglé et sans casse aucune, dit-il au bout d'un moment.

" Je l'espère, murmura le paladin. L'un dans l'autre, nous devons tout de même prendre une décision par rapport à la suite de nos actions... Soit nous attendons ici qu'Albérich nous contacte... Soit nous essayons de rentrer au palais par nos propres moyens. Nous ne pourrons pas davantage entrer, mais le vieux coup du caillou sur la vitre pourrait fonctionner..."
Il se tourna vers lui.
" Qu'est-ce que tu ferais ?"

Il réfléchit.
-Hum, spontanément, je serais d'avis d'aller aux portes du palais : attendre sans rien faire, ça n'est vraiment, vraiment pas mon truc. Mais si j'écoute la toute petite voix raisonnable qui me murmure de temps à autres à l'oreille, je serai plutôt partisan de rester ici, où nous sommes en sécurité et où nous disposons d'un moyen de regagner sans mal aucun à la maison, plutôt que de nous hasarder dans des souterrains où nous risquons d'être submergés et anéantis.

Hubert sourit.
" Tu es clerc, donc le plus sage d'entre nous. C'est à toi de nous guider dans ces moments difficiles."
Il soupira, son regard retourna vers l'extérieur.
" Nous resterons donc ici. J'espère qu'Albérich ne va pas faire de bêtises... mais il n'est pas stupide... Il sera prudent. Il est toujours prudent."

-Oui. Et heureusement qu'il est là pour illustrer la proverbiale sagesse des clercs, parce que s'il fallait compter sur moi...
Il avait prononça sa tirade avec le plus grand des sérieux.
-Heureusement, aussi, que je n'en suis pas resté à mon idée première de vous laisser le matin pour la cérémonie lathandrite. Avec vous deux ne revenant pas, on aurait paniqué. Et pas qu'un peu.

Mais Albérich va paniquer, immanquablement, songea Hubert malgré lui, et quand il panique, il n'a plus rien de sage.
Il frissonna.
" Sunites ou Lathandrites, je ne pense pas que notre absence va les réjouir... murmura le paladin. Mais il m'a vu retirer la gemme. En cela, c'est effectivement mieux que ce soit toi qui sois coincé dehors que lui... C'est ce qui nous laisse une chance de rentrer. Mais tout repose sur sa capacité à y penser. Si nous ne sommes pas contactés avant ce soir, il faudra peut-être changer notre lance d'épaule et essayer de les prévenir."

Il acquiesça, apparemment tranquille.
-On pourra tenter de jeter des petits cailloux sur les vitraux de l'une des salles fréquentées. Ou de toquer à la porte, simplement. En plus, s'ils ont prévu la possibilité de bloquer toute entrée, ils doivent avoir prévu celle d'identifier d'éventuels visiteurs, peut-être en les observant... Si tel est le cas, c'est juste dommage que nous n'ayons pas découvert le mécanisme correspondant.

" Oui... J'aurais sûrement pu... du... passer plus de temps dans cette salle, à en dénicher tous les secrets mais voilà... J'imagine que j'ai des circonstances atténuantes... d'autres endroits à visiter et d'autres choses à faire. Tu as raison que lorsque nous serons rentrés, j'en ferai ma priorité."
Il se retourna vers les autres hommes prisonniers de la chapelle.
" Mais nous aviserons. Traverser la ville est risqué... et je ne suis pas certain qu'Albérich sera capable d'attendre tout ce temps."

Thibault pinça les lèvres.
-Pour dire la vérité, je crains que nous ne soyons pas non plus capables d'attendre tout ce temps. Aucune des personnes ici rassemblées ne me semble du genre à pouvoir rester longtemps à ne rien faire.
Soupir.
-Il va falloir que nous nous surpassions.

Le paladin eut une moue embarrassée.
" Nous n'allons pas bouger avant un certain temps... Je suis désolé... Il faudra que vous trouviez à vous occuper... Je ne sais pas. Racontez-vous des histoires ? Je ne sais pas à quoi les Sunites occupent leurs soirées, au Temple..."
En le disant, il réalisa qu'en réalité, il pouvait parfaitement l'imaginer.
" Laissons-leur une heure ou deux... Nous ne pouvons pas prendre de risques juste parce que nous sommes impatients."

-Tu es la voix de la sagesse et ma partie raisonnable te donne mille fois raison. Le problème, c'est que c'est une toute, toute petite partie de ma personne.
Son sourire se fit mutin.
-Et je veux bien te révéler le secret de nos soirées au temple si tu me dis comment vous occupez les vôtres, à la Commanderie. Il y a tant de rumeurs que j'ai toujours rêvé d'être fixé.

Hubert eut un léger sourire.
" Je ne suis pas certain d'avoir envie de savoir ce que vous faites de vos soirées, en fait... J'ai peur que mes préjugés soient en deçà de la réalité. Quant à la Commanderie... Ce serait de l'histoire. Je ne sais pas à quoi ils passent leur temps aujourd'hui..."
Il sentit un vent de nostalgie souffler dans son esprit.
" Mais dis-moi toujours quelles sont les rumeurs."

-D'accord. Mais auparavant, j'aimerais que tu m'éclaires sur un point. Que tu me rassures, même.
Il croisa les bras tout en affichant un air amusé.
-Tes préjugés ne t'amèneraient-ils pas à confondre les temples de Sunie avec des sanctuaires de Sharess ? Que t'imagines-tu donc de nos soirées ? Qu'elles sont des orgies en bonne et due forme ?

" Sûrement de temps en temps, dit le paladin avec un léger sourire. Dans mon souvenir, le Temple de Sunie de Luménis était bruyant la nuit et absolument silencieux la journée. Il y avait toujours des prêtresses pour venir siffler les paladins aux grilles du parc et les mettre au défi d'en franchir les limites... Ce qu'aucun d'entre nous ne faisait jamais en public. En privé, maintenant, j'imagine que certains s'y glissaient de temps en temps... Je n'y ai personnellement mis les pieds qu'une seule fois... Je crois que je n'ai jamais été aussi terrorisé de ma vie. Bon, on ne m'a frôlé les fesses qu'une seule fois, mais je me souviens surtout des regards... La manière dont les clercs me jaugeaient d'emblée, des pieds à la tête, comme si j'étais... je ne sais pas... une sorte d'objet à estimer."

Thibault leva les yeux au ciel.
-Ah, comment rendre horrible quelque chose qui ne l'est pas... Allons, Hubert ! Les Sunites aiment le beau, chez les choses comme chez les êtres. Les regards dont tu faisaient l'objet ne te déshumanisaient en rien ! Et ils ne différaient guère de ceux que la plupart des gens jettent aux personnes qu'ils trouvent séduisantes... Pour le reste, au risque de te décevoir, nos temples n'ont rien de véritables lupanars : le soir, on y festoie, on y écoute de la musique, on y danse, on y déclame de la poésie... Et si des couples se forment, ils s'isolent loin des regards. Non, rien de scandaleux chez nous, au point... que personne n'a jamais trouvé déplacé que nous ayons des novices.

" C'est vrai, dit Hubert. Il reste que... j'imagine que c'est une question d'éducation mais je n'ai pas l'habitude, ni l'envie, de juger les gens sur leur apparence. J'en comprends le sens pour l'art... mais beaucoup moins pour les êtres humains. Je peux être touché par le physique de quelqu'un, mais cela devient très vite secondaire... C'est la même chose pour une épée, une armure ou même un style de combat. Les plus beaux sont rarement les plus efficaces..."
Il sourit.
" Mais tu ne m'as rien dit des rumeurs sur les paladins..."

-Laisse-moi quand même te dire que les Sunites ne sont pas à ce point superficiels. Enfin.. Si, ils le sont, mais ils ne sont pas que ça. Pas tous, du moins : nous sommes aussi quelques-uns à prendre en compte la beauté intérieure.
Il soupira.
-Quant aux rumeurs... Disons qu'on dit des paladins de Lathandre de Luménis qu'ils ont oublié le côté joyeux et solaire de leur dieu pour devenir aussi rigoristes que les Helmites. Sinon plus.

" J'imagine que depuis le passage de Morféa, la joie de vivre doit être... plus difficile à retrouver. La plupart des paladins de mon époque sont morts pendant les purges. En même temps, je suppose que la Commanderie se cherche un nouvel esprit de corps et donc... Je serais vraiment surpris que les soirées soient mornes et silencieuses. De mon temps c'était très variable. Mais nous n'étions pas des Helmites. En même temps... En été, nous étions sûrement plus sérieux que la moyenne... A notre décharge, le soleil se lève rudement tôt."
Il eut un sourire embarrassé.
" Ça me laisse un trou de dix ans, en fait, entre mon départ et la dictature. Si ça se trouve les rumeurs sont vraies."

-Les rumeurs dont je parle datent d'avant la dictature. Depuis... La Commanderie se reconstruit, oui, de même que tous les temples, et il est trop tôt pour en tirer des conclusions sur l'ambiance qui y régnera à l'avenir...
Il le dévisagea un instant, esquissa une légère grimace.
-Mais excuse-moi, je ne voulais pas aborder des sujets douloureux... On peut passer à quelque chose de plus riant..

" Bah... Tout le monde doit aller de l'avant, je suppose. Je n'étais même pas à Luménis pendant les événements, je n'ai pas d'excuse."
Il haussa les épaules, se détourna un moment.
" Je ne suis jamais allé à Eredhun. J'imagine que l'ambiance doit y être tout à fait particulière."

-Faut aimer les temples et les prêtres. Bien sûr, il serait caricatural de dire qu'il n'y a que ça mais... C'est quand même prédominant. La plupart des boutiques sont d'ailleurs dédiées aux objets votifs ou aux fournitures pour les sanctuaires. Oh, et l'actualité est essentiellement composée... des conflits entre les différentes Églises : vivre tous à côté les uns des autres, partager le pouvoir, ça exacerbe les luttes d'influence. En temps qu'éphémère grand-prêtre, j'ai siégé au conseil et... j'ai craqué très rapidement. Ce qui montre assez que je n'ai pas les épaules pour faire de la politique ni même pour diriger quoi que ce soit.

" C'est quand même extrêmement spécifique, dit Hubert. A Solarcis, je n'ai pas le souvenir que le conseil se soit jamais écharpé autour de questions religieuses. Mais c'est plus facile quand il y a une église dominante. Solarcis est lathandrite, encore bien plus que Luménis. Bon, le fait que ça n'ait rien d'une démocratie aide sans doute aussi..."
Il sourit.
" Je dois que je ne suis pas trop versé dans ces matières non plus. Je suis le conseiller accidentel. Je dois dire que je serai ravi de démissionner quand tout ceci sera terminé."

Le Sunite refit la grimace, jeta un regard autour de lui puis répondit à voix basse.
-Je peux comprendre. Mais, s'il te plait, essaie de ne pas évoquer trop ouvertement ton départ. Moi, je sais bien que toi et donc Albérich ne resterez pas : je ne vous le reproche en rien et je le redis, je vous comprends. Mais les autres... Déjà qu'ils doutent qu'il soit encore possible de bâtir quoi que ce soit ici une fois les démons vaincus, alors si en plus ils savent que deux des personnes les plus importantes de la Communauté s'en iront aussitôt... Cela ne sera pas bon pour leur moral.

" Tu m'as mal compris, Thibault, dit Hubert avec un léger sourire. J'ai dit que je démissionnerais du conseil — comme cela a été convenu en assemblée — mais pas que je m'en irais. Si nous parvenons à nous établir en cet endroit, une fois le sceau refermé... Je pense qu'un ordre de paladins... ou deux, d'ailleurs... auront leur place dans la cité. Les Landes resteront pleines de morts-vivants, et il y en aura sans doute toujours en ville... Sans compter qu'aussi près d'un nid de démons, avoir des paladins à demeure ne sera pas une mauvaise idée."

Thibault le fixa, surpris.
-Et bien, je ne m'étais pas attendu à ça. Pourtant, en y réfléchissant bien, c'est logique : il y aura sacrément besoin de paladins dans le secteur. En revanche...
Il eut une moue dubitative.
-En revanche, je ne suis pas sûr qu'Albérich souhaitera rester, lui. Il aime les villes bruissantes d'activité et il faudra des années avant que celle-ci ne se repeuple au moins en partie.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue