La Couronne de Cuivre

" Nous verrons, dit Hubert. C'est sûr que si Albérich n'a pas envie de rester..."
Il haussa les épaules, croisa les bras. Thibault était le meilleur ami du Luménien, ce n'était pas comme s'ils devaient avoir beaucoup de secrets l'un pour l'autre.
" Je ne suis pas sûr de ce dont il a encore envie... Mine de rien, je pense qu'il... a moins d'énergie qu'hier... et je ne suis pas certain qu'il ait tant que ça envie de rester au coeur d'un tourbillon. Je vois bien comme il s'épuise... Je dirais que ça va dépendre très fort de la manière dont les choses vont se régler ici. Soit il aura eu l'impression d'avoir tout donné, soit il lui restera un sentiment que quelque chose reste possible. Pour l'heure, vu l'humeur ambiante... C'est sûr que c'est peut-être mal engagé."

-Malheureusement, vu les circonstances, je ne sais pas comment l'ambiance pourrait être meilleure. Il y a tous ces dangers qui nous menacent et dont nous ne savons encore si nous en triompherons. Et pour les autres, il y a la séparation.
Soupir.
-Vous, moi, les personnes arrivées récemment de Grand-Estuaire... On peut vraiment voir cela comme une mesure nécessaire. Et justifiée, comme l'a montré le récent assaut sur le palais. Mais pour les autres, qui ont voyagé des mois ensemble, qui ont connu les routes d'Helonna, les ralliements successifs, l'attente à l'entrée des Landes, leur traversée épique, l'arrivée tant attendue dans cette cité où ils avaient placé tous leurs espoirs... Je conçois qu'ils n'en mènent pas large, qu'ils vivent cela comme un déchirement et même comme un échec, quelque part. J'espère juste qu'ils sauront passer outre.

" C'est vrai que pour Albérich et moi... C'est une aventure accidentelle. En même temps, il était à la recherche d'un élan... Il l'a trouvé. Il faudra voir s'il débouche sur une chute ou sur un envol..."
A ces mots, il grimaça, ressentant une crispation dans l'épaule gauche, furtive. Il avait usé de son pouvoir, déjà, c'était inévitable. S'en défier n'avait aucun sens dans leur situation.
" Je comprends la déception des gens, même si je ne peux pas la partager... Mais je ne suis pas comme Albérich. Je peux aisément faire mon travail. Je ne me sens pas responsable de leur espoir. Je fais ce que je peux, dans la mesure de mes compétences."

-C'est une chance pour toi d'avoir cette tournure d'esprit. Même si je pense qu'elle t'empêche de comprendre ce qu'ils ressentent. Cette tournure d'esprit mais aussi... ta profession comme ta vocation. Où que tu ailles, elles t'accompagneront ; où que tu ailles, tu auras un sens à ta vie, tu auras de quoi t'occuper. Ce qui n'est pas le cas de nombre des gens composant la Communauté initiale. Ils avaient pour la plupart perdu le peu qu'ils avaient et en dehors de ce projet, leurs seules perspectives étaient... d'aller mendier ou de crever de faim.
Il secoua la tête.
-Je dis que tu ne peux pas les comprendre mais je ne peux guère mieux le faire. Nous... Nous suivons une voie. Il y aura toujours quelque chose à faire, pour nous. Et nous aurons toujours l'énergie de nos dieux pour nous guider, nous soutenir. La vie du commun des mortels est bien différente.

" Je ne sais pas, dit Hubert. J'ai l'impression que même nous, qui avons foi, ne sommes pas à l'abri du désespoir et de la perte. J'ai connu ce sentiment autrefois. Lathandre ne m'avait pas abandonné, mais le sens... J'avais tout de même perdu le sens... Aujourd'hui... Ma difficulté à les comprendre tient à nos parcours, je suppose. Je pense que si j'avais été parmi eux depuis le premier jour, je serais tout aussi déboussolé... Mais c'est vrai qu'il nous reste quelque chose à quoi nous raccrocher... même dans les moments les plus sombres... Sinon c'est la crise..."
Il songea à Albérich, au fait qu'il ne savait toujours pas exactement ce qui avait mené à ce bouleversement dans sa vie.
" Je ne sais pas... Je crois qu'Albérich avait le sentiment que le groupe, les gens, leurs relations, suffirait à donner du sens..."

-Mais quel groupe ? Certes, théoriquement, la Communauté existe toujours mais, dans les faits, elle est totalement dispersée : les seules familles, les seuls amis qui n'ont pas été séparés sont ceux qui sont partis ensemble pour les Dents Grises, et les relations forgées au fil des mois et renforcées durant les épreuves traversées de concert ont forcément été brisées... Quant au groupe qui demeure ici, il est majoritairement composé de tard-venus et de complets inconnus. Cela ne me paraît pas très étonnant, dès lors, que les membres de la Communauté originale aient l'impression au mieux que leur projet leur échappe, au pire qu'il a déjà capoté.
Le Sunite grimaça.
-Bon, je dis ça mais ne te méprends pas. C'est sûr qu'au début, je n'appréciais pas votre initiative, que je la voyais comme une lubie de militaires se fichant complètement du ressenti des gens. Mais les récents événements m'ont fait changer d'avis : si nous avons réussi à repousser l'assaut sur le palais, c'est sans doute parce qu'il n'y avait personne à protéger, parce que tous ceux qui étaient présents étaient prêts à combattre et capables de le faire. Quant à ceux qui sont partis... Si les choses tournent bien, ici, ils auront la possibilité de revenir et de tenter de se réapproprier la ville. Si elles tournent mal... Ils pourront essayer de se relancer ailleurs. Mais ce sera rude, et c'est là que j'en reviens à cette idée que ce sera toujours plus simple pour nous. Même privé de son dieu, Albérich s'est rapidement trouvé une place de choix : régent d'une cité toute entière. Si tu perdais aussi ton lien à Lathandre, ce que je ne te souhaite évidemment pas, tu demeurerais malgré tout une fine lame qui n'aurait aucun mal à se faire employer. Cependant, clercs, paladins, mages, bardes et même guerriers ne représentent qu'une infime portion de la population : la majorité se compose de paysans, de pêcheurs, de bûcherons, de petits artisans... Or, quand on pratique un métier que des milliers d'autres personnes pratiquent, se retrouver une place lorsqu'on a soit-même perdu la sienne, lorsqu'on a tout perdu... C'est beaucoup plus difficile que quand on a des compétences exceptionnelles.

" Tu as sans doute raison, dit Hubert. Je ne suis pas versé dans ces questions et je dois avouer que... je me suis rarement interrogé sur tout cela..."
Il eut un léger sourire.
" La preuve que je peux faire un chef de guerre acceptable mais un piètre conseiller. Enfin... Ce qui est fait, est fait. J'espère que certains retrouveront leur élan. Au-delà de ça... Je vais me contenter de faire ce que je sais faire, et laisser Albérich impulser le mouvement."

Il sourit.
-De toute façon, tu es conseiller militaire, et tu te débrouilles très bien, en ce domaine. Tant mieux pour le groupe... et tant mieux pour toi.
Soupir.
-Parce que je dois avouer que rien de ce que je sais faire hormis en matière d'incantations ne peut servir, vu les circonstances. Et c'est un peu... déconcertant.

Hubert eut un léger sourire.
" Les clercs peuvent toujours inspirer les gens... mais je sais que dans les circonstances, c'est un cadeau empoisonné."
Il haussa les épaules.
" Enfin... Les incantations, c'est déjà très bien. Tu n'es sans doute pas habitué à jouer les prêtres de bataille, mais en ce moment, c'est surtout de ça dont nous avons besoin."

-De ça et... de personnes pour maintenir le moral des troupes. Le problème, c'est que militaires et baroudeurs constituent un "public" qui m'est totalement étranger.
Il haussa les épaules.
-Enfin, la plupart des gens sont plutôt dans leur élément, en réalité, et ils se changent les idées tout seuls. Je peux juste intervenir en coulisses auprès de ceux qui ont des proches aux mains des Ithiliens ou au cœur des Landes.

" Et je suis sûr que tu fais ça très bien."
C'était étrange de voir Thibault si sérieux, tenant un discours sombre qui aurait sonné plus approprié dans la bouche de Marthe. Hubert n'en dit rien mais il se sentait passablement déstabilisé d'être à ce point en porte-à-faux avec les gens. Et il avait le sentiment qu'Albérich ne les comprenait pas davantage. Comment diable s'étaient-ils retrouvés à la tête de ce groupe dont ils ne pouvaient accepter le défaitisme ?
Malgré l'ambition du projet originel, Hubert mesurait à quel point le sentiment de fond n'était pas lathandrite. Mais comme il l'avait dit à Thibault, cela ne l'empêcherait pas de faire son travail. Il pensait cependant de plus en plus qu'Albérich terminerait vidé et impatient de retrouver le soleil. Il l'y mènerait, immanquablement. Il n'imaginait pas, jamais, que Clairétoile pourrait le retenir si le Luménien s'en détournait.

-C'est gentil de dire ça mais en toute objectivité... Non, je ne suis pas très bon. Mon rayon, ce sont les conseils de séduction, les conseils matrimoniaux. Gérer les angoisses de ceux dont les proches sont soit captifs, soit lancés dans un voyage périlleux, ça n'a vraiment rien à voir. Non, pour ça, il faut de l'espoir, il faut donc des Lathandrites. Nous autres Sunites sommes trop axés sur l'instant présent, pas assez sur le futur... Et c'est pour ça que je suis bien content d'être resté ici : affronter la détresses de la colonne, j'en aurais été bien incapable.

Hubert ne dit rien car il n'en pensait pas grand chose. Sa conversation avec Thibault avait visé au départ à leur changer les idées et voilà qu'elle avait viré au marasme. Il aurait bien aimé la relancer sur un sujet plus riant, mais rien ne lui vint et il reporta son attention sur l'extérieur. Trop peu de temps s'était écoulé pour qu'ils décident déjà d'abandonner la chapelle. Il fallait laisser plus de temps à Albérich.

Le silence ne dura cependant que quelques instants.
-Tiens, au fait, tant que j'y pense... J'ai peut-être une bonne nouvelle pour toi. En effet, Giovanni songe à abandonner son projet initial de fresque, qu'il trouve fort peu adapté à la forme que prend la Communauté. S'il n'a pas renoncé à peindre l'ensemble des participants au projet, il songe à le faire non plus à l'antique mais... à la moderne. Du coup, tu pourrais poser avec l'armure flamboyante. Et Albérich avec son aube dorée.

" Albérich va être absolument ravi, à coup sûr. Je parie qu'il sera plus difficile à convaincre que pour la première version... dit le paladin en souriant. Et je crains que la fresque ne soit très mensongère, me concernant : je n'ai toujours pas essayé cette armure... Les plates protègent bien mais elles ne sont pas très pratiques en dehors de la lice. Or, comme l'ennemi surgit invariablement à l'improviste, je ne les porterai peut-être jamais."

-Tu devrais quand même les essayer, à l'occasion. Ce sont des artefacts célestes, après tout : qui te dit qu'ils ne sont pas incroyablement légers ?
Il eut un sourire en coin.
-En tout cas, l'aube est pratique. Tellement, même, que c'en est déconcertant. C'est bien simple, j'ai essayé de courir avec et même de m'entraîner, pour voir... Et bien, c'était plutôt concluant.

" Elles doivent être drôlement magiques pour perdre leur principale caractéristique... qui est d'être une sorte de grand sac qui encombre les mouvements..."
Il sourit.
" Mais je dois dire que tu as fière allure. Je comprends que tu essaies de la garder en toute occasion. Albérich, par contre, devra être contraint, je le crains. Je pense qu'il en déteste autant l'aspect que la couleur... Finalement, les aspects pratiques, c'est juste la bonne excuse."

-Je suis tout à fait de ton avis.
Son sourire s'élargit considérablement.
-En plus, en l'obligeant à la porter, tu lui rendrais doublement service. D'une part il serait plus puissant et mieux protégé, et d'autre part il éviterait de froisser Lathandre. Non, parce qu'à force de le voir bouder les couleurs solaires et priser les teintes que même un Ilmate dépressif trouverait tristes, celui-ci risque de le renier...

Hubert sourit.
" Je crois que Lathandre connait Albérich depuis trente ans et qu'il a toujours trouvé son flamboiement à l'intérieur. Tu vois, un sujet sur lequel Lathandrites et Sunites ne peuvent s'accorder... Tu parlais de beauté intérieure, tout à l'heure. Il est certain que l'aube est un spectacle magnifique et que la plupart d'entre nous sont loin d'être discrets... Mais il y a de la place pour toute les lumières. Et Albérich sait se faire remarquer... Il suffit de l'attendre aux bons endroits."
Son sourire s'élargit.
" De surcroît, je suis d'avis que quand une personne est belle, des vêtements trop tape-à-l'oeil ne font que distraire le regard de l'essentiel."

Le clerc haussa les épaules.
-Il y a toute une série de nuances entre tape-à-l’œil et sinistre, fit le clerc d'un ton dégagé.
Il sourit à nouveau.
-Mais tu as raison... En fait, les vêtements quels qu'ils soient détournent le regard. Il faudrait tout bonnement les interdire. Les Anciens ne s'y étaient pas trompés.

" Les Anciens devaient être bien... mesurés pour supporter de se côtoyer dans le plus simple appareil à tous moments... Enfin, d'autres temps, d'autres moeurs..."
Il hésita un moment, mais puisque c'était Thibault lui-même qui avait abordé le sujet...
" Et je te trouve dur avec Albérich... Il a notamment un manteau bleu qui lui va extrêmement bien... Et la garde-robes qu'il avait à Solarcis était loin d'être sinistre... Bon, il est vrai qu'il n'a emporté que le plus fonctionnel..."

-Mais la garde-robe dont tu parles lui a été imposée, non ? S'il avait pu choisir lui-même, il aurait opté pour de simples robes de bure de couleur... brune, noire, grise...
Il se fit plus sérieux.
-Bon, je l'avoue : j'exagère. Néanmoins, je pense que dans toute l'histoire de l’Église lathandrite, on a rarement vu clerc s'habiller de manière si peu solaire.

" Sans doute. Mais je pense surtout que ça n'a jamais été très réfléchi... Les aubes sont peu pratiques et d'après ce que j'ai compris, il a surtout travaillé dans les bas quartiers luméniens avant de devenir aubemestre..."
Il sourit.
" A Luménis, où le culte de Lathandre a toujours été lié au pouvoir, pouvoir dont les plus pauvres devaient se défier... Ça ne me surprend pas qu'il ait joué la carte de la discrétion..."

-Sauf qu'il s'habillait déjà très discrètement avant même d'avoir conscience de tous ces éléments...
Son regard se perdit dans le vague, un instant.
-Quoique... Il a toujours été aussi grave, aussi sérieux. Si ça se trouve, il a toujours eu conscience que le côté flamboyant des Lathandrites pouvait être intimidant et qu'une apparence plus modeste était susceptible de davantage inspirer conscience.

Hubert rit.
" A mon avis, c'est simplement dans son tempérament. Si j'ai bien compris, il a eu une période mystique, dans sa jeunesse. Sans doute était-ce déjà bien assez spectaculaire en soi... Et puis... Peut-être n'a-t-il jamais osé entrer en compétition avec toi... d'autant qu'il y avait aussi un Milite, si mes souvenirs sont bons, qui n'était pas en reste dans le domaine de la pétulance... Beaucoup de... splendeur, déjà. S'il avait été lui aussi un extraverti, votre groupe n'aurait sans doute pas pu tenir le coup..."

Thibault parut subitement mal à l'aise.
-Fichtre, si nous continuons sur cette lancée, je vais bientôt me dire qu'en plus de tout le reste, c'est à cause de moi s'il est si... si...
Il secoua la tête.
-Hum, mais pour être honnête, le Milite était moins pire que moi. C'était difficile d'être pire que moi, en réalité.

" Je te trouve sérieux la plupart du temps, dit Hubert. J'imagine que ce sont les circonstances... et l'âge, surtout. Evidemment, quand on est adolescent, on ne s'inquiète pas beaucoup du lendemain... C'est le moment des extrêmes."
Il sourit. Lui-même n'avait pas le souvenir d'avoir été particulièrement fanfaron à cette époque. Mais c'était une période intense : exigeante au niveau apprentissage, perturbante au niveau personnel. Les apprentis paladins étaient nettement moins libres que les novices du temple voisin.

-Peut-être les Sunites sont-ils d'éternels adolescents, alors. Car nous nous soucions davantage de l'instant présent que du futur et nous sommes connus pour notre manque de pondération. Pour le reste...
Il haussa les épaules.
-Je m'adapte à mes interlocuteurs et à la situation. Me montrer superficiel et inconséquent en ce moment, ce ne serait pas exactement indiqué.

" Etre capable de s'adapter, c'est déjà grande sagesse... et c'est une habileté sociale qui ne manque pas d'utilité. Sans doute cela explique-t-il aussi la popularité des Sunites..."
Il se retourna pour voir où en étaient Giovanni et les deux paladins, espérant qu'ils trouvaient à s'occuper...

Malheureusement, il n'y avait absolument rien à faire en ces lieux exigus et relativement dépouillés : si Giovanni, pour l'heure, semblait s'occuper en détaillant la statue du céleste, Roland et Renaud, eux, rongeaient manifestement leur frein.
-Les Sunites ne sont pas spécialement adaptables, souffla Thibault. Je pense que nombre de prêtres que cette expédition aurait pu intéresser dans l'absolu ont renoncé à s'y joindre en songeant à la boue des marais et aux conditions spartiates auxquelles seraient condamnés un certain temps les colons. Quant à l'ambiance de caserne, sa seule perspective a suffi à faire fuir Suzie. Et en toute honnêteté, si je n'avais pas craint d'être miné par l'atmosphère régnant au sein de la colonne et, surtout, si je ne m'étais pas dit que je pourrais être utile à Albérich, je crois qu'elle m'aurait fait fuir aussi, tant... et bien... c'est une ambiance qui me met mal à l'aise.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue