La Couronne de Cuivre

" Même quand on sait que l'entreprise est susceptible de provoquer un cataclysme ? fit Albérich, sans ironie. Il devait savoir, pourtant, que vous lui disiez la vérité..."
Il secoua la tête. Reprocher à son interlocuteur son manque de courage n'arrangerait pas leurs rapports.
" Soit. Je sais que vous considérez comme une trahison toute information concernant vos troupes et ce Duc... Me direz-vous cependant que protégeait ce Sceau ?"

-Vous l'ignorez encore ?
Nouvelle pause.
-Bah, vous auriez fini par le découvrir, de toute façon. Le sceau protégeait un passage s'enfonçant profondément dans les entrailles de la terre et permettant d'accéder aux gisements de gemmes. Et, selon toute vraisemblance, à une faille, à un portail permettant d'aller et venir entre notre plan et un autre.

" C'est plus ou moins ce que je craignais, oui."
Albérich soupira.
" J'imagine que vous n'êtes pas revenu sur votre décision de ne pas me transmettre les informations plus critiques à votre disposition... Pourtant, je gage que vous êtes conscient de la nécessité de me les communiquer. Vous êtes persuadé que nous allons nous faire détruire... Cela ne devrait donc rien vous coûter."

" Pour un Oghman, vous semblez avoir de nombreuses certitudes." dit Albérich, sans agressivité.
Il pinça les lèvres.
" Dites-moi juste une chose, alors... Vous en sortirez-vous, juste avec les trente personnes qui sont avec vous ?"

" Mais je serai mort, et Lathandre m'aura accueilli en son royaume, je ne vais donc pas m'en inquiéter pour l'heure, dit Albérich avec flegme. Nous allons de notre côté continuer à tenter de fermer ce sceau sans l'aide que vous nous refusez. Si j'ai l'impression que les choses nous échappent, je ferai directement appel à Luménis. Si même cette aide échoue... Vous aurez le champ libre pour régler la situation. Même si nous sommes tous morts, je pense que nous vous aurons déjà préparé un peu le terrain : la tâche devrait être moins ardue, même si vous n'êtes que trente. C'est de toute façon un soulagement de savoir que votre objectif est de sceller la brèche à nouveau, plutôt que de déposer ce pouvoir dément entre les mains de votre prince."

-Oh, mais il est fort possible qu'un certain nombre de gemmes soient déjà parvenues à destination. Vous savez, il existe un sort appelé "téléportation", extrêmement efficace.
Il eut presque l'intention de l'entendre sourire.
-Par conséquent, je vous encourage vivement, oui, à faire intervenir Luménis : c'est le cassus belli rêvé, pour notre nation. Ainsi resterez-vous célèbre dans les annales non seulement pour avoir été le conseiller luménien ayant le plus vite abandonné les fonctions auxquelles on l'avait élu mais également pour être celui qui a permis la conquête d'Helonna par Ithilion. Qui sait, on vous dressera peut-être une statue, en notre cité...

Quel sale type, songea Albérich par devers lui.
Ce clerc n'avait que l'insulte à la bouche. C'était là tout le problème d'Oghma : c'était un dieu en dehors du monde des vivants, attaché au savoir plus qu'à ce qu'on en faisait, servi par des saints et par des psychopathes. Mais ils ne mentaient pas, c'était leur point commun. Si l'érudit mentionnait cette possibilité, c'était qu'elle était réelle.
" Je n'y avais pas songé. Il ne me reste plus qu'à envoyer gemmes et livres à Luménis. Histoire que nous soyons à égalité si un conflit devait éclater."
Cela devrait attendre le lendemain, cependant. Il n'avait pas le bon sort en mémoire.

La situation était décidément bien plus mal engagée que le Luménien ne l'avait pensé. Il aurait pu aller trouver Marthe, elle aurait essayé de le dissuader de ce qu'il s'apprêtait à faire, mais en réalité... Il ne pouvait plus l'être. L'Oghman disait la vérité et Luménis devait être avertie, absolument, au plus vite.
" Je ne comprends pas comment vous pouvez parler de tout cela avec un tel... détachement. Mais je n'ai jamais compris les Oghmans, surtout les Ithiliens. Vous êtes conscient que je vais devoir vous envoyer à Luménis, et qu'à Luménis, nos mages vous feront avouer tout ce que vous savez, n'est-ce pas ? Ils iront chercher ce qu'ils ont besoin de savoir dans votre mémoire, et vous ne pourrez rien leur cacher."

-Parce que vous croyez vraiment que vous pourrez nous capturer vivants ? Allons, ne vous faites pas plus naïf que vous ne l'êtes ! Et ne me parlez pas de résurrection : vous savez parfaitement que pour cela, il faut l'accord de la personne concernée.
Soupir.
-En vous apprêtant à déclencher une guerre, vous me mettez face à un dilemme difficile, messire Megrall. D'un côté, j'ai envie que vous la déclenchiez, car elle se soldera par la victoire d'Ithilion, cité qui est la seule a pouvoir assurer un avenir digne à Helonna. D'un autre côté, puisque cette guerre éclatera à cause de Clairétoile, celle-ci deviendra l'objet de toutes les attentions et la menace qui y couve aura toutes les chances d'être à nouveau réveillée, quand bien meme aurait-elle été repoussée dans les jours à venir...

Mais il ne s'était pas éloigné de plus de quelques mètres qu'il entendit des pas, derrière lui, et qu'une main se posa sur son épaule.
Une main à la fois légère mais ferme.
Il s'agissait de l'un des soldats chargés de surveiller les prisonniers.
-Messire Megrall, je suis désolé de vous déranger, mais voilà... Par la force des choses, j'ai dû écouter votre conversation avec les Ithiliens et... j'aurais besoin d'être rassuré sur un point.
Il se racla la gorge, embarrassé.
-Vous n'envisagez pas réellement de livrer notre ville à Luménis, n'est-ce pas ? Pas sans avoir au moins consulté au préalable l'Assemblée ?

Albérich regarda l'homme avec un sourire las.
" Bien sûr. L'assemblée se prononcera." répondit-il simplement.
Et si elle se prononçait contre l'implication de Luménis... Il les préviendrait quand même. Lathandre était clair à cet égard : la fin justifiait les moyens. Le jour où il mettrait le rêve déjà brisé — on le lui avait suffisamment répété ces derniers jours — de cinq cent personnes en balance avec la survie de l'île entière n'était pas venu et ne viendrait jamais. Mais ça, ce soldat indiscret n'était pas obligé de le savoir.

L'homme soupira, manifestement soulagé - signe qu'il lui faisait entière confiance.
-Très bien. Merci, messire.
Il hésita.
-Hum, et si je puis me permettre... Vous êtes parti tellement rapidement que vous n'avez pas entendu sa dernière réplique. Il a dit "Tant pis pour les cinquante-quatre prisonniers que nous avons mis à l'abri". Je pensais important de vous transmettre le message, même s'il peut s'agir de pur bluff.

" Merci." dit le Luménien avant de s'éloigner.
En vérité, cinquante-quatre prisonniers ne valaient pas davantage que les autres. Oui, les mettre en sécurité aurait sans doute du sens, mais le plus important était d'empêcher Ithilion de prendre l'avantage sur Luménis. Il ne saurait jamais si les gemmes étaient effectivement entre les mains du Prince et si des armes avaient également transité dans cette direction, mais dans le doute, l'hésitation n'était pas permise. Il fallait se prémunir d'une catastrophe. Elle ne viendrait pas des démons : le cataclysme avait été jugulé autrefois, et il y avait dans l'île suffisamment de clercs puissants pour intervenir. Surtout si Luménis était avertie... et Eredhun. Mais les gemmes aux mains du Prince... C'était un danger réel, peut-être en marche... Il fallait que le Bien dispose des mêmes armes, même si c'était sans doute la pire chose qui aurait pu arriver à l'île... Mais entre la peste et la soufflante, la seconde se soignait mieux.

Albérich retrouva Hubert au pied de l'escalier et lui demanda de l'accompagner à la salle des gemmes. Une fois dans la pièce, il constata combien ce que l'Oghman avait dit était vrai : ils savaient bien peu de choses sur ces pierres, encore.
" Je n'en ai pas tiré grand chose..." remarqua le paladin.
Le Luménien ne l'écoutait pas vraiment.
" Peux-tu m'ouvrir le coffre ?
— Bien sûr."
Le paladin posa ses mains sur son couvercle et l'ouvrit. Le Lathandrite se pencha pour compter ce dont ils disposaient. Il n'avait pas l'intention de vider tout le palais de ses ressources. Mais tout ce qui se trouvait là-dedans était pour l'heure inutile...

Les subtiliser sans qu'Hubert ne s'en rende compte serait néanmoins plus difficile. Pendant une seconde, il songea à essayer de détourner son attention, puis il renonça, affligé d'en être déjà à penser à pareille tromperie. Son découragement se lut sur son visage, car le paladin passa un bras autour de ses épaules et l'embrassa sur la tempe.
" Allons..." murmura-t-il, croyant sans doute que c'était le contrecoup d'une journée riche en émotions.
Il ne répondit rien. Demain, à la faveur de la cérémonie au Temple de Lathandre, il contacterait Luménis. C'était l'affaire de quelques minutes de solitude, qu'il obtiendrait sans difficultés.
Il sourit à son ami, se dégagea de son étreinte, puis retourna vers le couloir. Il irait se coucher tôt. Plus que jamais, il attendait l'aube, à présent.

Après le repas, Albérich entraîna Hubert auprès de Frida et ils procédèrent — à nouveau — à un conseil impromptu dans le couloir.
" Je voudrais appeler une assemblée, dit le Luménien sans tergiverser. Le clerc ithilien m'a appris des choses graves, et je veux... en parler à tous.
— Qu'est-ce qu'il t'a appris ? demanda Hubert, fronçant les sourcils.
— Que des gemmes et des armes fonctionnelles en exploitant le pouvoir étaient sans doute déjà à Ithilion. Je veux en informer Luménis."

L'expression subitement revêche de Frida, elle d'ordinaire si pragmatique, dit assez clairement ce qu'elle pensait de cette démarche : rien de bon.
-Quels ont été ses mots exacts ? demanda-t-elle d'un ton neutre. A-t-il dit "sans doute" ? Ou "peut-être" ? Ou "il n'est pas impossible" ? Pour autant que je sache, les Oghmans ne peuvent pas mentir. Mais pour autant que je sache, évoquer une vague possibilité n'est pas un mensonge. Alors sachant qu'Ithilion serat ravie que Luménis soit la première à déclencher les hostilités, ce qui lui permettrait de passer pour une victime... J'aurais tendance à être très circonspecte vis-à-vis des déclarations d'un Ithilien aux abois.

" Un Oghman ne peut mentir, effectivement, sans enfreindre les préceptes de son dieu, dit Albérich. Et ce clerc est... probablement irrécupérable. Mais la possibilité qu'il évoque existe. Et nous n'avons aucun moyen de savoir si ce qu'il prétend s'est produit. Dans le doute... Jouer la sécurité me parait fondamental. Si le Prince d'Ithilion est en possession de ce pouvoir... s'il l'est depuis hier ou s'il le devient demain... Les conséquences seraient catastrophiques pour l'île. Luménis doit absolument avoir les moyens de le contenir, ne fut-ce que symboliquement. Il ne s'agit pas forcément d'entrer en guerre... Et honnêtement, Frida... L'île entière attend qu'on éradique la menace ithilionne. Si on tergiverse... Elle sera bien plus réelle qu'elle ne l'est aujourd'hui. Pour l'heure, ce sont... des guignols. S'ils possèdent les gemmes... Leur folie pourrait devenir meurtrière. C'est un risque qu'il m'est impossible, moralement, de prendre."

-Sauf que tu dramatises d'emblée.
Elle soupira.
-Nous avons tout lieu de croire que le duc ne travaille plus pour Ithilion, mais plutôt... Pour les démons. Peut-être que son groupe a même été infiltré par certains d'entre eux, comme le nôtre. Dès lors, il me paraît très peu probable qu'ils aient transféré cette puissance à Ithilion : non, ils préféreront, et de loin, la garder pour eux-mêmes. Mais admettons qu'il soit resté à la Forteresse des gens loyaux à Ithilion et capables de lui apporter, par magie, des gemmes ou des armes... Combien de temps s'est-il écoulé entre la rupture du sceau et le moment où la situation a commencé à dégénérer ? Quelques jours. Une poignée. Penses-tu vraiment qu'en un si court laps de temps, il ait été possible de procéder au transfert d'assez de gemmes et d'assez d'armes pour que Luménis et toues les autres cités réunies soient vraiment menacées ? Personnellement, je ne le crois pas.

" Un mage peut se téléporter avec cent gemmes en une seule fois, Frida."
Il secoua la tête.
" Nous tergiversons, chaque jour, au nom d'un projet que la plupart des gens estiment mort... C'est déraisonnable.
— Interroge Lathandre, intervint alors Hubert. Il te dira ce qu'il en est, pour les Ithiliens. Si le Prince est réellement en possession de la puissance des gemmes... Je te soutiendrai."
Le Luménien soupira. C'était une idée. Il rechignait à déranger son dieu à nouveau... mais l'heure était critique, contrairement à ce que pensait Frida.
" Très bien. C'est sans doute la meilleure chose à faire. Mais si Lathandre me confirme quelque chose... Je serai forcé d'agir."

-Mouais, je doute qu'il ait été possible d'extraire beaucoup de gemmes de galeries envahies par des démons en seulement quelques jours mais soit.
Soupir.
-Consulte donc Lathandre. Si tes craintes sont fondées, je vous laisserai les rennes et j'organiserai l'évacuation de ceux qui n'auront pas envie de voir leur cité annexée par Luménis.