La Couronne de Cuivre

Mais qui seront bien contents de survivre, évidemment, songea le Luménien avec mauvaise humeur.
Il ne dit rien, cependant. L'idée que certains puissent brader la sécurité de l'île au nom de leurs petits rêves égoïstes le révoltait trop pour qu'il ose se lancer dans le moindre débat à ce sujet.
Il était temps que tout ceci se termine : lui aussi, ce huis clos militaire et la tension associée à la catastrophe lui pesaient. Il n'avait jamais rien voulu de tout ça, jamais voulu pénétrer dans les Landes, jamais cru au rêve dément d'Etienne. Et il fallait qu'il gère et qu'il gère encore. Vu la manière de penser des gens qui avaient lancé cette machine, c'était une chance qu'il soit là, cependant. Ramasser des pots cassés. C'était sa spécialité.
" J'interrogerai Lathandre demain matin." se contenta-t-il d'ajouter, avant de quitter ses collègues.
Il avait envie de se trouver un coin de solitude pour dormir, loin de toute cette communauté.

Après le départ du clerc, Frida poussa un nouveau soupir.
-Tu connais beaucoup mieux Albérich que moi, alors j'aurais une question à te poser. Elle n'est pas ironique, elle n'est pas moqueuse : j'ai vraiment besoin de savoir.
Elle marqua une pause, cherchant peut-être ses mots.
-Albérich aime-t-il Luménis au point de nous sacrifier tous pour la préserver elle, fut-ce d'un danger qui n'a pour l'heure rien de confirmé ? Parce qu'à voir comme il s'emballe à partir des assertion d'un ennemi qui rêve de nous détruire et de détruire Luménis... Cela en donne un peu l'impression.

" Il se pose probablement la même question te concernant, dit le paladin avec un sourire triste. Aimes-tu ce projet au point de vouloir risquer de sacrifier la stabilité de l'île entière ? Ne réponds pas. Ça n'a pas d'importance. Dans les circonstances présentes, je comprends qu'il ait envie de jouer la sécurité... Comment appelle-t-on ça ? Le principe de précaution, voilà. Même si Luménis investissait Clairétoile, aucun membre de la Communauté ne serait inquiété. Si Ithilion s'empare des gemmes, Luménis comme Clairétoile seront annihilées. Avoue que les risques sont... quelque peu déséquilibrés. Mais pour répondre à ta question première... Oui, Albérich aime Luménis. Plus qu'il aimera jamais aucun autre endroit. Il faut dire que... c'est une ville spectaculaire. Et c'est la sienne."
Pourtant, il y avait renoncé, Hubert le savait aussi.
" Son allégeance ira toujours à Luménis, Frida. Toujours. Et la position dans laquelle il est aujourd'hui... Et bien c'est ma faute. Et il faut que je l'assume, n'est-ce pas ?"
Il haussa les épaules.
" Il ne me reste plus qu'à espérer que l'Ithilien ait bluffé... Peu probable, pour un Oghman... Mais je prierai Lathandre qu'il en soit ainsi. J'imagine que poussés dans nos retranchements, nous sommes tous amenés à bafouer nos principes... Presque tous, du moins."

Elle ne paraissait pas convaincue.
-Tu sais, Hubert, il y a quand même un élément qui me trouble. D'après mes informations, l'Oghman a également déclaré que lui et sa troupe avaient mis une cinquantaine des nôtres à l'abri. Et cela, Albérich s'est bien gardé de nous le dire. Comme si les vies des membres de la Communauté n'avaient aucune importance. Comme si briser les espoirs et les vies de cinq-cent personnes était une broutille, du moment qu'il dissipe un risque totalement hypothétique, pour l'heure, concernant sa chère cité. Alors, il s'agit sans doute d'une impression fausse et, en ce qui me concerne, je me garde d'avoir des jugements trop hâtifs; Mais c'est quand même extrêmement troublant.
Elle se leva.
-Enfin bref, nous verrons bien ce qu'il en est. Mais à tout hasard, je vais commencer à donner des consignes pour organiser notre repli. Tu dis qu'il n'y a aucun risque pour la Communauté si Luménis débarque, mais tu sais que c'est absolument faux : les Luméniens s'approprieront notre ville, nos richesses, nos livres. Nous aurons éventuellement le droit de rester mais seulement si nous acceptons de devenir Luménien. Peut-être est-ce la chose la plus merveilleuse qui soit pour Albérich mais aucun d'entre nous ne s'en engagé dans cette aventure pour cela.

Hubert la dévisagea sans comprendre.
" Arrêtons ici cette conversation. Tu es furieuse, je le conçois, mais formuler des jugements à l'emporte-pièce ne va pas arranger notre situation. Pour le reste, tu es aussi habilitée que n'importe lequel d'entre nous à aller négocier avec le clerc ithilien. Et fais donc, si tu penses pouvoir préserver la communauté et sauver ces colons prisonniers, je t'y encourage. Mais tu n'as pas besoin de mon avis en ces matières : ton jugement est souverain."
C'était curieux comme Frida, qui avait été la cause directe de la défection de Marthe, se faisait subitement l'écho des paroles de la juge. Les gens étaient étrangement... instables.
" Pour le reste, organiser un repli alors que rien n'a été discuté en assemblée... Je m'y oppose formellement."

-Tu préfères donc que nous attendions que les Luméniens débarquent ? Que les membres de la Communauté les voient prendre le pouvoir, s'approprier tout ? Et sans doute leur dire "Fichez le camp, on vous autorisera à revenir quand on aura tout nettoyé" ? Est-ce que tu as une idée de la violence de cette scène ? Est-ce que tu réalises que pour tous ceux qui sont ici, cet endroit était destiné à devenir notre foyer, notre nouveau départ ?
Elle secoua la tête.
-Très bien, je ne prépare rien. Mais si certains décident de prendre les armes contre l'envahisseur, tu en seras responsable. Et il y en aura : je vois mal tout le monde accepter calmement de tout perdre.

" Les Luméniens ne sont pas en train de débarquer, Frida. Tu te fais aussi excessive que lui, subitement ! Il consultera Lathandre demain, et en fonction de sa réponse, nous convoquerons ou pas une assemblée."
Il secoua la tête. Si la situation n'avait pas été aussi critique, il aurait invoqué Grand Vent, mis Albérich en selle, et l'aurait envoyé hors de la ville au triple galop. C'était peut-être la chose à faire, tout compte fait : il n'était pas certain que les rapports entre la rôdeuse et le clerc puissent désormais s'améliorer, quoi que Lathandre leur révèle. Et Frida avait une raison sur un point : même s'il n'était pas clair que la communauté puisse revendiquer une cité dont elle ne détenait pour l'heure qu'un seul bâtiment, et très précairement, Frida faisait partie intégrante de la communauté, contrairement au prêtre.
Je devrais m'auto-proclamer empereur, songea le paladin. Après tout, sans moi, nous ne serions même pas ici à nous disputer.
Cet étrange sursaut de narcissisme le fit sourire malgré lui.
" Nous jouons le jeu de l'ennemi, à nous déchirer sur des suppositions."

-J'aurais tendance à dire que c'est Albérich qui a commencé mais... ce serait puéril. Et je le comprends, au fond.
Elle se rassit.
-Tu sais, s'il s'avère qu'il y a un vrai risque... Je ne serai pas contraire : je vous soutiendrai et je serai même prête à rester quelques temps si je peux être utile. Mais il m'est impossible de demeurer sereine lorsqu'on envisage de détruire la Communauté alors même que nous n'avons encore que de vagues soupçons. Je suis pragmatique, je suis prête à beaucoup de concessions, mais pas au point de tout annihiler s'il est possible de faire autrement. Trop de gens croient encore en ce projet. Trop de gens ont celui-ci comme unique espoir d'échapper à la misère dans laquelle les avaient plongés les déprédations des Rouges, les mauvaises récoltes, les revers de fortune.
Elle eut un sourire triste.
-Dans le fond, ça n'est pas forcément plus mal qu'Albérich soit au conseil. S'il a soutenu notre rêve de son mieux, il ne l'a jamais fait sien. S'il nous apprécie, nous ne sommes jamais devenus ses concitoyens. Cette position en partie... extérieure lui rend possible d'envisager plus froidement les choses à faire. Les choses que des membres à part entière de la Communauté, moi y compris, ne pourraient peut-être pas se résoudre à accomplir, vu le coût qu'elles auraient pour eux, pour le groupe dans son ensemble.

Hubert haussa les épaules, avec un sourire conciliant.
" Nous verrons demain. Jusque là, tâchons de ne pas nous emporter, dit-il finalement. Je suis certain que Lathandre nous annoncera de bonnes nouvelles et nous pourrons repartir sur de bonnes bases."

-Je préfère me préparer à ce que le pire advienne. S'il ne se produit pas, ce sera une bonne surprise. S'il se produit, et bien... Ayant anticipé, je serai peut-être mieux à même d'assumer mes responsabilités.
Elle secoua la tête.
-Le côté positif, c'est que comme la moitié de la Communauté se dirige vers les Dents Grises, elle n'aura pas un long chemin à parcourir pour quitter les Landes. Ensuite, chacun pourra tenter de se relancer de son côté, aussi difficile que ce soit. Et pour ceux qui ont vraiment besoin d'ailleurs... Il existe des bateaux menant sur d'autres continents.

Hubert, qui avait déjà entendu pareil discours plus tôt auprès de Thibault, acquiesça poliment et prit congé dès que possible. Il se mit en quête d'Albérich et le dénicha à l'instinct. Il monta au deuxième étage, jusqu’à l’observatoire, et le trouva assis sur un banc, à lorgner le ciel noir.
« Est-ce que je suis vraiment déraisonnable ? demanda-t-il sans regarder le paladin.
— Non. Ça dépend du point de vue. Certains préfèrent réduire les risques, les autres maximiser les gains. Frida veut une preuve qu’il y a un désastre, tu veux la preuve qu’il n’y en a pas. Ce n’est pas exactement la même chose. »
Albérich sourit.
« Tu es plus sage qu’il n’y paraît.
— A force de fréquenter des clercs, que veux-tu… »
Il s’assit à côté de lui, sans tenter de le toucher.
« J’aurais pu appeler Luménis le premier jour. Il n’y aurait eu aucun mort. Les Ithiliens auraient été chassés, nos prisonniers libérés, le sceau n’aurait jamais été rompu. Pourquoi est-ce que personne ne s’en rend compte ?
— Les gens sont prêts à prendre des risques pour réaliser leurs rêves… C’est très lathandrite.
— Et complètement inconscient, dans ce cas précis. Je ne comprends même pas que j’ai pu me laisser convaincre de tergiverser…
— Mais leur rêve t’a touché, non ? Un peu…
— Oui. Leur rêve… Parfois. Ils m’ont touché, eux-mêmes, surtout. Mais aujourd’hui, je ne vois plus que leur aveuglement.
— La plupart des membres de la communauté craignent... craignent les Luméniens.
— Je sais. Je ne le comprends pas. Nous ne connaissons manifestement pas les mêmes Luméniens."
Hubert soupira.
" Les Ithiliens n’ont peut-être pas de gemmes. Frida a raison de penser que les démons veulent sans doute les garder pour eux-mêmes.
— Les démons n’ont pas besoin de gemmes pour envahir le monde, Hubert. Si ce sceau protégeait effectivement une faille… Ils peuvent déferler sur l’île en nombres gigantesques. A quoi leur servirait cette magie ?
— Je n’en sais rien. Ils avaient l’air de vouloir accéder à la salle du sous-sol…
— Probablement pour saper nos défenses. »
Il soupira.
« Pourquoi suis-je forcé de chercher des solutions tirées par les cheveux, risquées, meurtrières, quand il me suffirait d’appeler des amis à l’aide ? N’est-ce pas pure arrogance ? A quel moment allons-nous reconnaître que nous sommes dépassés par les événements, que nous sommes en train de mettre la sécurité de plus d’un million de personnes en danger pour le confort de quelques uns ? »
Il passa les mains sur son visage.
« Je vais démissionner du conseil. Je ne peux plus être solidaire de ce qui est décidé. Même si Lathandre me disait que les Ithiliens n’ont rien en leur possession, il restera le doute que cela peut arriver une heure plus tard ou le lendemain. Vous ne connaissez pas le prince d’Ithilion… Moi oui. Je vais vivre avec la conviction que je ne fais pas ce qu’il faut pour plaire à une poignée de personnes… Un dirigeant… Un dirigeant ne peut pas faire ce genre de choses.
— Mais tu es conseiller de cette communauté… pas du reste de l’île.
— Et alors ? Cela m’enlève toute responsabilité morale envers les autres ? Je ne suis pas comme ça, Hubert. Je ne peux pas m’empêcher de penser… à un autre niveau. Hélonna d’abord. Le reste ensuite. Crois-tu que les habitants de Lunaros ou d’Haradhar méritent les risques que nous leur faisons courir à leur insu ? Pense à tes amis solarciens. Nous ne sommes pas dans une bulle. Nous avons déclenché quelque chose de terrible… et nous n’avons pas le droit… »
Il se tut, la tête entre les mains.
« Je dois garder espoir en notre capacité à vaincre ce mal sans aide. Nos pertes seront bien plus élevées que si nous avions un soutien et certains ne verront pas le rêve s’accomplir… Rêve brisé, déjà, de toute façon, comme tout le monde ne cesse de le répéter… Pourquoi s’esquinter pour quelque chose de dénaturé, que les gens regardent avec mépris, dont la plupart ne veulent plus, déjà ?
— Ce sont des discours catastrophistes.
— Repris par les instituteurs, Marthe, Gabriel, qui d’autre encore ?
— Thibault.
— Thibault. Il ne manquait plus que ça. Bref. Protégeons le rêve qui n’existe plus. Voilà. Se battre pour des illusions. La belle affaire. »
Hubert posa une main sur son épaule.
" Ceux qui y croient encore... et il en reste un peu, tout de même... pensent qu'une Clairétoile libre est le seul horizon possible.
— Mais qui a tué leur imagination ?
— La vie.
— Et ce n'est pas moi qui leur retirerai leurs oeillères."
Il finit par sourire.
" L'incertitude a cela de bon qu'elle donne mille visages à l'espoir."
Hubert l'attira contre lui.
" Laisse leur une chance. Une dernière chance.
— Tu as brûlé dix hommes aujourd'hui. Varamyr. Ils sont morts parce que je n'ai pas prévenu les Luméniens. Comme ceux qui sont morts sous le fouet des Ithiliens. Comme ceux que les démons ont démembrés. Comme combien encore ? Aujourd'hui on me reproche de ne pas m'émouvoir de cinquante-quatre prisonniers que nous ne récupérerons qu'en rampant devant un clerc ithilien... Clerc qui exigera en contrepartie que nous reconnaissions que nous sommes des envahisseurs. Et tu sais quoi ? C'est ce que nous sommes. Des pilleurs de tombe. Oui, les ancêtres d'Etienne habitaient ici autrefois. Il y a mille ans. Et avant eux, sans doute des elfes vivaient-ils ici. Et avant eux, un de ces peuples hélonniens archaïques dont on sait si peu de choses... Les goules sont davantage les citoyens de Clairétoile que n'importe qui d'autre.
— Albérich, tu t'emballes.
— Je sais, je suis fatigué.
— Retourne parler à l'Ithilien. Dis-lui que tu vas parler à Lathandre. Demande-lui de te dire où sont les prisonniers.
— Non. J'en ai terminé avec lui. Je n'ai en réalité qu'une seule envie... lui casser la figure. Je devrais peut-être lui envoyer Guillermo. Je suis certain qu'il saurait s'y prendre pour le faire avouer."
Hubert frissonna.
" Moi aussi."
Il soupira.
" Mais je parlerai à Lathandre demain, reprit Albérich. Puis je démissionnerai. Si Lathandre me rassure... Je resterai en retrait. Sinon, je préviendrai Luménis. Jamais je ne risquerai la sécurité de l'île à cause de craintes infondées. "
Hubert lui caressa doucement les cheveux.
" Je sais et je comprends. Je vais redescendre. Tu devrais essayer de dormir.
— Oui. Ça vaut mieux."
Le paladin se leva, l'embrassa doucement.
" Demain est un autre jour."
Albérich acquiesça et neutralisa l'enchantement qu'il avait lancé sur l'une des statues à proximité, les plongeant dans le noir. Hubert l'embrassa encore, puis sortit, le laissant à un sommeil sur lequel il viendrait certainement veiller plus tard.

La nuit s'écoula ainsi, l'un veillant sur le sommeil agité de l'autre.
Puis l'aube vint : ils le sentir, quoique l'obscurité n'ait pas diminué.
Tous deux étaient fatigués mais au moins avaient-ils la perspective d'être réconfortés par leur proche prière.

Albérich et Hubert prièrent côte à côte dans l'observatoire, sans espérer que le soleil se lève. Une fois leur énergie divine rayonnante, le Luménien incanta immédiatement. Sa nuit avait été agitée mais le paladin avait l'impression qu'il avait dormi un peu, un rien. Et sans doute serait-il soulagé d'entrer en contact plus intimement avec Lathandre... Même si les nouvelles étaient mauvaises, son dieu ne lui faillirait pas et lui rendrait courage, Hubert en était persuadé.

Albérich -> Communion

Il parvint au terme de son incantation.
Et il ressentit, en son for intérieur, que le contact était établi.

Albérich salua Lathandre avec ferveur et abandon, sans craindre de déposer son angoisse au creux de la lumière formidable de son dieu. De toute façon, le Seigneur du Matin n'ignorait rien de lui et il n'entendait rien lui cacher. C'était la seule entité qui pouvait l'accueillir à nu, tel qu'il était.

Seigneur, le Prince Ithilien est-il en possession d'artefacts ou de gemmes en provenance de la cité ?

La réponse fut immédiate.
Non.

Il ressentit un soulagement immédiat et fut presque tenté d'arrêter là sa communion. Il dérangeait Lathandre pour apaiser son âme alors qu'il n'avait qu'une envie, le servir. Il ne méritait pas cette bienveillance, cette écoute, cette chaleur.

Des artefacts ou des gemmes ont-elles quitté Clairétoile ou ses environs immédiats ?

Réponse immédiate, là encore.
Non.

La question suivante était stupide mais il ne put s'empêcher de la poser...

Seigneur, dois-je prévenir Luménis ?

Courte pause.
Surtout pas.

Albérich s'était attendu à ce que Lathandre reste muet, voire hésite, mais sa réponse sans équivoque le laissa tellement médusé que le contact se rompit. Il demeura un instant sonné, immobile, les yeux ouverts de stupeur. Hubert entra dans son champ de vision, inquiet.
" Ça va ?
— Oui et non." murmura le Luménien.
Le paladin l'aida à se relever.
" Qu'a dit Lathandre ?
— Tu peux prévenir Frida de ne pas s'inquiéter. Que je ne préviendrai pas Luménis."
Il alla s'asseoir sur un banc.
" Est-ce que ça va vraiment ? Tu n'as pas l'air... bien... Albérich ?
— Ça ira. Va la prévenir. Et que je démissionne. Je n'ai pas changé d'avis."
Le clerc eut un léger sourire.
" Allez, va..."
Le paladin semblait très réticent mais finit par obtempérer.

Mais au moment même où le paladin faisait un premier pas, la pièce fut subitement inondée de lumière.
Albérich, t'as-ton déjà dit qu'il était malpoli de raccrocher ainsi au nez de son dieu ? fit une voix dans la tête du clerc.

Hubert s'était immobilisé, comme pétrifié par la Lumière. Albérich ne répondit rien, mortifié d'avoir perdu le contact dans sa surprise, encore plus de s'être révélé à ce point en porte-à-faux avec la volonté de son dieu.

Oh, mais c'est pas vrai, arrête donc d'être continuellement mortifié !
Courte pause.
En fait, c'est bien que tu aies raccroché : les limitations de ce sortilège sont terriblement frustrantes. C'est vrai, quoi : répondre par oui ou non à toutes les questions, alors qu'il y aurait beaucoup plus à dire, on n'imagine pas plus agaçant. Mais bref, je n'ai malheureusement pas beaucoup de temps devant moi, alors allons à l'essentiel. Aies davantage confiance en toi, car tu fais tout très bien. Continues à combattre le désespoir par l'espoir, l'ombre par la lumière, comme tu l'as fait jusqu'ici. N'en veux pas à ceux que le doute ronge : leurs réactions ne sont pas le reflet de ce qui brille en eux. Et n'aies pas peur de te dévouer sans compter : ce ne sera pas en pure perte, tu récolteras ce que tu auras semé, à commencer par l'estime et l'amitié de gens qui malgré l'incertitude, malgré leur attitude, n'ont jamais cessé d'avoir foi en toi.
Le dieu semblait ne pas en avoir tout à fait terminé mais il ménagea une nouvelle pause.

Albérich faillit dire qu'il n'était pas digne, et pas capable, d'être à la hauteur de ce que le dieu exigeait de lui. Il se fourvoyait sans cesse, était le jouet de ses émotions, de ses angoisses, avait perdu la capacité d'écoute, la patience nécessaire, qu'il était fatigué aussi. Fatigué de se donner, fatigué de s'égarer.
Il n'en dit rien, et Lathandre en sut fatalement tout.
" Je ferai de mon mieux." murmura-t-il à voix haute, parce qu'il n'y avait pas d'autre réponse possible.
Pourtant, en quelques jours à peine, Lathandre intervenait pour la seconde fois pour le remettre dans le droit chemin. Quand le dieu serait-il épuisé d'agir ainsi ? Il avait déjà eu sa seconde chance.

Non, cette fois, je n'interviens pas pour te remettre dans le droit chemin. J'interviens pour te dire que tu as tout mon soutien et que tu fais tout très bien. Même prévenir Luménis était une idée tout à fait logique, tout à fait louable : simplement, tu n'avais pas tous les éléments à ta disposition et ne pouvais donc imaginer toutes les répercussions possibles... Bref, tu as mon entière aprobation et mon soutien sans faille : je sais que la situation est pénible mais vous en viendrez à bout, tous ensemble.
Après une nouvelle pause, la voix reprit mais... dans la tête d'Hubert, cette fois.
Bon, tant que j'y suis... D'habitude, nous ne nous adressons pas directement aux paladins mais... les circonstances sont particulières et de toute façon, le protocole, c'est surfait. Je tenais donc à te dire, Hubert, que tu ne dois pas avoir honte du sang qui coule dans tes veines : c'est une bénédiction. Tu n'as pas non plus à avoir honte de ce que tu es : ceux de mes clercs qui condamnent l'homosexualité en mon nom sont dans l'erreur. N'aies non plus aucun regret concernant ce que tu as fait ici, concernant les liens que tu as tissés : les échecs ne sont parfois qu'apparent et, crois m'en, tu as semé des graines d'aube, toi aussi. Hum, j'aurais juste une petite remarque : écoute les conseils d'Albérich concernant les Hermines, ça t'aidera à progresser. Oh, et... Ne le laisse pas démissionner.

Ni Albérich, ni Hubert ne pipèrent mot. Le Luménien était au bord d'une extase, il savait qu'il devait y résister, que les paroles de Lathandre exigeaient qu'il se reprenne, qu'il descende, et qu'il aille présenter ses excuses à Frida. Il le ferait bien sûr. Il se mettrait au service de la communauté. Il n'avait pas failli mais il devait retrouver l'allant des derniers jours : tout bien considéré, ce n'était pas normal que le clerc ithilien l'ait à ce point déstabilisé. Il aurait dû garder son sang-froid, mais la spirale de l'angoisse l'avait repris tout aussitôt.
Hubert de son côté était tout bonnement incrédule. Il n'avait jamais été en contact aussi intime avec Lathandre et une partie de lui-même ne parvenait pas à croire que cette voix tonitruante et pourtant chaleureuse qui résonnait dans son esprit puisse être celle de son dieu. Il se sentit changer de couleur au fur et à mesure de son discours, tenta de balbutier quelque chose, mais rien ne sortit.

Nul besoin de répondre : je lis en vous. Et je suis très fier de ce que j'y vois.
La lumière crut subitement d'intensité.
Je dois partir. Mais auparavant... La situation n'a pas exactement tourné comme prévu : il y a d'autres forces à l’œuvre, des forces puissantes. Dès lors, il est normal que j'apporte un soutien un peu plus concret à mes champions.
La lumière se concentra autour d'eux et ils ressentirent comme une caresse, non, comme une étreinte.
Une étreinte d'une bienveillance indicible, d'une bonté incommensurable.
Ayez foi en vous, en vos choix, en vos actes : vous triompherez des ténèbres et apporterez un peu plus d'espoir et de lumière en ce monde.
La voix se tut. La lumière disparut.
Ils étaient à nouveau seuls.

HRP : Albérich et Hubert gagnent chacun un niveau.

Hubert et Albérich demeurèrent silencieux l'un et l'autre pendant de longues minutes. Le paladin n'avait pas bougé, le Luménien peinait à reprendre le contrôle de son souffle.
" Misère, lâcha finalement Hubert. Misère de misère."
Il frissonna puis se tourna vers le Luménien. Celui-ci lui décocha un sourire penaud.
" Tu crois que... tu pourrais éviter de démissionner ? murmura le paladin.
— Je devrais pouvoir faire ça."
Hubert s'approcha.
" Tu as l'air un peu... comment dire... transfiguré ?"
Albérich rit.
" Tais-toi, tu veux. Tu devrais voir ta tête."
Mais avant de quitter la pièce pour rejoindre leurs alliés au rez de chaussée, ils trouvèrent tous deux opportun de prier à nouveau. Pas trop longtemps car ils avaient du travail... mais ils prirent néanmoins le temps de rendre grâce au Seigneur du Matin, de le remercier pour sa confiance et ses largesses, de lui promettre leur entière dévotion.
Puis ils rejoignirent le restant de la communauté.

Ils retrouvèrent donc la vie très terre à terre de la Communauté, à mille lieues de l'expérience mystique qu'ils venaient de vivre.
Leurs compagnons se remettaient peu à peu du déchirement causé par le départ de leurs proches et, lentement mais sûrement, prenaient leurs marques dans la nouvelle atmosphère du palais. L'humeur, sans être extatique, semblait légèrement meilleure et les conversations allaient bon train aux tables du petit-déjeuner.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue