La Couronne de Cuivre

Astrée se retint de rire pendant l'étrange examen. Le sculpteur était tout ce qu'il y avait de plus sérieux, et c'était son boulot, de savoir sculpter. C'était logique qu'il doive toucher, en fait.
Elle reprit son sérieux lorsqu'il évoqua le rendez-vous du lendemain matin, et grimaça.
" Humaine ou pas, je déteste les administrations... autant que vous je parie. Mais je ne vois pas d'objection à votre programme, sauf si le secrétaire du palais décide de nous convoquer juste demain matin. Enfin, j'imagine qu'on doit pouvoir vous prévenir à votre temple, dans ce cas, pour décaler de quelques heures et éviter que vous vous déplaciez pour rien ?

Le sculpteur s'était avancé le long du flanc de Byron, qu'il continuait à frôler de la paume. Le centaure fut pris d'un grand frisson.
" Ça chatouille ?
— Je ne dirais pas tout à fait ça, non."
Le Sunite ne put s'empêcher de sourire tandis que le centaure s'éclaircissait la gorge, pivoine.
" Faisons ça. Venez me trouver au Temple s'il y a un problème. Je ne suis pas extraordinairement matinal, donc... Deux heures après le lever du soleil me semble un moment opportun. Je vais tâcher de vous trouver un clerc de Lurue... ou d'en pister un. Mais je compte sur vous !"
Il fit un pas en arrière.
" Je ne vais pas vous importuner plus longtemps. La perspective de notre séance m'emplit de bonheur. Je vous souhaite une belle journée."

Astrée réprimait de son mieux son hilarité, mais son oeil pétillait de malice en observant les réactions de Byron. Le sculpteur semblait avoir trouvé une zone particulièrement sensible. Elle se demandait s'il agissait de même lorsqu'il sculptait une femme. Ça devait donner lieu à des situations cocasses... ou gênantes, selon le point de vue.
Elle inclina légèrement la tête avec un sourire en réponse aux salutations du sunite.
" Passez une bonne journée vous aussi... Et ce serait vraiment formidable si vous nous trouviez ce clerc. Vous nous rendriez un grand service. Enfin, surtout à Byron d'ailleurs."
Elle sourit au centaure, l'oeil toujours un peu trop pétillant.

Le sculpteur était déjà loin quand Byron retrouva sa couleur naturelle.
" Voilà qui était... imprévu... murmura-t-il finalement. J'espère que je ne vais pas le regretter..."
Il sourit à la rôdeuse.
" Ça m'a changé les idées, en tout cas... Quel est notre programme de l'après-midi ?"

La diversion avait été bénéfique, les distrayant un moment de leurs préoccupations si graves et sérieuses. Et c'était une bonne chose que Byron puisse passer la journée du lendemain tranquillement dans le parc. Le tour de la ville ne le passionnerait pas...
- Et bien... Il me semble qu'il nous faut tenter de trouver un clerc de Lurue ou de Mielikki, parce qu'il n'est pas certain que ce sculpteur puisse en découvrir un. Mieux vaut chercher aussi de notre côté. Peut-être qu'au Castel, ou à la petite auberge du Nid en face, ils auront une piste à nous proposer. Et ça nous permettra de voir si Reynald et Tybert sont déjà arrivés. Qu'en dis-tu ?
Dans le cas contraire, ils iraient voir Isudë, pour lui confirmer leur lieu de résidence, et peut-être les croiseraient-ils en route. Elle espérait que Reynald ne gaspillerait pas son sort de communication à distance pour la joindre. Ils en avaient besoin pour Sheldon.

Le centaure s'étira longuement.
" Je dois dire que ce dont j'ai envie avant tout, et qui va être nécessaire pour ma santé mentale..."
Il eut un sourire.
" C'est de piquer un petit galop."
Aussitôt dit, aussitôt fait : il s'élança sur le gazon, à pleine vitesse, joyeusement, sous les yeux médusés des promeneurs. Il filait encore à bonne distance quand Astrée vit s'approcher deux gardes en uniforme bleu clair, la mine à la fois courroucée et stupéfaite. Comme ils ne parviendraient jamais à rattraper Byron, c'était Astrée qui allait très bientôt les recevoir...

Astrée regarda le centaure s'éloigner en souriant largement. Il y avait une éternité qu'il n'avait pas eu l'occasion de piquer un bon galop, en y réfléchissant. Ça lui ferait effectivement le plus grand bien.
Elle déchanta en voyant la réaction des gardes. Hum... peut-être, en fait, que le parc était interdit... aux chevaux ? Bah, certainement pas, et puis Byron n'était pas un cheval. Mais il était certainement interdit d'y galoper... pour ne pas déranger la quiétude des promeneurs, ou pour ne pas risquer de renverser un enfant, ou... peu importait finalement. Les gardes n'avaient franchement pas l'air d'apprécier le spectacle, c'est donc que ça ne se faisait pas. Mais après tout, puisqu'il était permis aux humains d'y courir, pourquoi ne serait-il pas permis aux centaures d'y courir également ? Hum... pas sûr qu'ils soient sensibles à l'argument. Et ils venaient vers elle. Et flûte... Elle pouvait faire semblant de ne pas les voir ? De ne pas connaître Byron ? Ou...
Elle se contenta d'attendre sans bouger de l'endroit où elle se trouvait, avec un sourire qu'elle aurait bien voulu détendu mais qu'elle devinait un peu crispé. Elle les accueillit simplement avec une vague interrogation dans le regard.

Les gardes paraissaient embarrassés mais ils faisaient leur travail, aussi apostrophèrent-ils la demoiselle.
" Dites, votre... ami... Il compte replanter tout le gazon qu'il a massacré ? demanda le plus jeune des deux avec une grimace. Parce que c'est bien sympathique, de galoper comme ça... mais dans le genre charrue, c'est spectaculaire."
Astrée fut bien forcée de constater qu'il ne disait pas faux : le galop du centaure avait arraché des mottes d'herbe tout au long de son parcours, on pouvait d'ailleurs suivre aisément sa piste.

Astrée fut bien embarrassée pour leur répondre.
" Je suis désolée... heu..."
Il avait vraiment massacré le gazon. Mais quelle idée d'avoir des pelouses aussi fragiles...
" Il est habitué à des étendues herbeuses plus solides que votre pelouse, où l'herbe ne s'arrache pas comme ça, en fait... et il avait besoin de courir un peu, ça arrive à tout le monde..."
Non, en fait, elle n'avait absolument aucun argument valable à leur opposer.
" Mais le connaissant, il sera affreusement désolé des dégâts causés... et je suis certaine qu'il ne le refera pas, conclut-elle piteusement. Heureusement qu'au printemps ça repousse vite..."

Le garde secoua la tête, les bras croisés. Le second, plus âgé, eut un sourire désolé.
" Je pense que ça ne va pas suffire, dame. Soit votre ami prend le temps de réparer les dégâts au mieux, en rebouchant les trous, soit nous allons devoir verbaliser, et il y aura un dédommagement à payer. Le Parc est entretenu par une équipe très pointilleuse. Vous avez de la chance que nous vous ayons repérés avant eux."
Byron continuait à galoper au loin, ignorant qu'il aggravait son cas à chaque foulée.

Et flûte. Comme s'ils n'avaient que ça à faire. Ils devaient aller au Castel, retrouver Reynald, s'enquérir d'un clerc de Lurue. Elle se demanda vaguement si un clerc pouvait réparer une pelouse. Après tout, ils avaient discuté de la concurrence déloyale des clercs de Chauntéa... Mais non, certainement pas sur une telle surface
" Bon, ben... Je..."
Elle grimaça en regardant Byron au loin.
" On va essayer de réparer les dégâts, de notre mieux. Et si vous jugez que ça ne suffit pas... Je peux vous laisser mon nom, je paierai l'amende..."
Si seulement Byron pouvait jeter un coup d'oeil dans sa direction, elle lui ferait signe de revenir.
" Mais je ne sais pas si on aura assez de temps pour tout remettre en état cet après-midi..."
Surtout s'il continuait à galoper...

Byron revenait justement, frétillant. Il ralentit cependant rapidement, apercevant sans doute l'expression d'Astrée et de ses deux interlocuteurs, à bonne distance. Son visage reflétait d'ailleurs son embarras au moment où il arriva à proximité.
" J'ai fait une bêtise, annonça-t-il, déjà résigné.
— Vous avez défoncé la pelouse."
Il se retourna et sa grimace s'amplifia.
" Oh coprin... Oui... Oui, j'ai fait ça.
— Si vous avez besoin d'une pelle, il y en a une dans la cabane du gardien... mais il va poser des questions."

Astrée soupira.
" Je crois que le plus simple c'est d'aller voir le gardien, dans ce cas... et de lui demander une pelle... enfin, deux pelles. On lui expliquera."
Elle eût un sourire désolé à l'adresse de Byron.
" C'est pas très grave, va. Les pelouses sont fragiles par ici, mais on va réparer ça... Est-ce que vous voulez que je vous laisse mon nom et le nom de l'auberge où je réside ?" ajouta-t-elle en se tournant vers les gardes.

" Vous ne pouvez pas la rater, c'est un peu plus loin par là, derrière la fontaine, et au-delà du parterre de tulipes jaunes." dit le premier garde.
Byron était écarlate.
" Et qu'on ne vous y reprenne plus !
— Ça, c'est sûr." grommela le centaure en s'éloignant avec la rôdeuse.
Quand ils furent à quelques mètres, il se pencha vers la jeune femme.
" Si tu me laissais réparer mes bêtises ? Nous avions d'autres projets. Nous nous retrouverons plus tard... ici, sans doute, car je n'en aurai pas terminé."

Astrée hésita.
" Ça m'ennuie de te laisser tout faire seul, on irait plus vite à deux..."
Mais d'un autre côté, ils avaient des choses autrement plus importantes à faire.
" Écoute, je vais quand même t'accompagner chez le gardien, si tu veux, lui expliquer... Ensuite j'irai rapidement faire un saut au Castel voir s'ils ont des pistes à nous proposer, voir si Reynald et Tybert sont arrivés aussi. S'ils ne sont pas là je leur laisserai un message. Et ensuite je viendrai t'aider, ça te va ?"
Elle ne devait pas non plus oublier de revenir au Palais en fin d'après-midi. Mais elle trouverait le temps de donner un coup de main au centaure.

" Je pense que si je fais ça seul, je n'ai pas besoin de pelle. Je maîtrise suffisamment bien mes sabots pour replacer une motte de terre à sa place... Et comme ça, j'évite les foudres furibardes du gardien. J'aurai juste l'air de me promener..."
Il eut un sourire embarrassé.
" Tu m'imagines avec une pelle ? Déjà que j'attire les regards... Quelle plaie !"

Astrée eût une grimace compatissante.
" C'est sûr que si tu peux te débrouiller sans pelle, c'est plus discret. Mais tout de même, j'espère que le gardien ne te cherchera pas des noises s'il s'aperçoit des dégâts avant que tu aies fini de réparer..."
Elle jeta un coup d'oeil dans la direction de la cabane. Le gardien était peut-être suffisamment loin pour ne rien voir tout de suite.
" Commence par les secteurs les plus proches des allées principales, c'est plus prudent... Et bon courage à toi. Je fais juste un saut jusqu'au Castel, et je te promets de revenir aussi vite que possible, et si tu as encore beaucoup de boulot je me débrouillerai pour t'aider..."
Elle rechignait à le laisser seul, en réalité. Il n'était en ville que depuis la veille, et il attirait les regards. Elle espérait que nul ne viendrait l'importuner. Décidément, elle ne pouvait s'empêcher de trop le couver.

" Ça ira, Astrée, ne t'en fais pas. Les gens vont me regarder bizarrement, mais jusqu'ici, personne n'a été franchement désagréable. Peut-être vais-je attirer la sympathie, qui sait ? Et au pire... Je cours plus vite qu'eux tous."
Il rit doucement, puis rougit.
" Honnêtement, rester dehors va me faire du bien. Ne t'inquiète pas. Si j'avais fini avant ton retour, je serai à la fontaine."
Et sur ces belles paroles, il entama sa longue réparation du gazon du parc.

Astrée lui souhaita une dernière fois bon courage, et s'en fut de son côté, se dirigeant vers le nord ouest du parc. Il fallait qu'elle aille en priorité au Castel s'enquérir d'un clerc de Lurue, peut-être retrouver Reynald et Tybert, ou leur laisser un message. Et il fallait aussi... qu'elle fasse un saut à la Bienveillance. L'idée avait jailli d'un coup. Pour une fois qu'elle était seule et libre d'aller où elle voulait sans avoir quiconque à guider, c'était le moment ou jamais d'aller s'expliquer avec Kasumi. Il était certainement rentré. Et s'il n'était pas là, elle lui laisserait un message, ou reviendrait une autre fois. Mais il fallait vraiment qu'elle y aille. Elle ne savait pas trop ce qu'elle lui dirait. Quelque chose de flou, pas l'entière vérité bien sûr. Il ne comprendrait pas -elle-même avait du mal à comprendre- et en serait bien trop blessé. Elle devait lui dire la vérité sur son état d'esprit, sans tout lui dire au sujet des actes. Ça commençait à prendre forme dans son esprit...

Mais la priorité, quoiqu'il en soit, était de passer d'abord au Castel. Il serait trop bête que par malchance, Reynald et Tybert soient justement en train d'arriver là-bas et gaspillent un sort à la contacter pour la rejoindre en ville. Elle devait leur laisser un message pour leur expliquer...
Elle se dirigea donc résolument vers le Castel... ou plutôt vers le Nid, en premier lieu, là où avaient le plus de chance de se trouver les deux clercs.

Quête : Equité

Revenue de la Bienveillance, Astrée trouva Byron sur la pelouse, en train de reboucher ses trous, en compagnie d'une myriade d'oiseaux divers qui semblaient intéressés par ce qui se trouvait sous les mottes retournées. Le centaure était assez populaire auprès des volatiles et les suivait de motte en motte, tranquille. La rôdeuse put admirer sa technique de la pointe des sabots, quand il refermait une de ces lacérations en deux petits mouvements gracieux.
Il écouta son récit avec intérêt.
" C'est dommage que Tybert et Reynald aient été retardés, mais demain, c'est très bien... Une fois qu'ils seront là, nous pourrons travailler sur plusieurs fronts à la fois. Pour le reste... C'est gentil de chercher ce clerc de Lurue... Mais si tu es fatiguée, cela peut attendre demain."

" Je ne suis pas fatiguée", protesta Astrée.
Ce qui, à la réflexion, n'était pas tout à fait vrai. Écrire cette lettre pour Kasumi l'avait remuée au plus profond de son être, et elle se sentait justement anormalement fatiguée. Mais elle se sentirait coupable de rester inactive alors qu'il y avait cette histoire de clerc de Lurue qui risquait d'être difficile à régler.
" Bon, j'imagine qu'une petite pause ne peut pas me faire de mal... Je vais te tenir compagnie un moment. Mais si j'ai assez de temps, j'irai peut-être ensuite au temple de Tymora avant de retourner au Palais. "
Il ne fallait pas se présenter trop tard au palais. mais d'un autre côté, profiter du calme du parc pendant un moment ne pouvait que lui faire du bien.
Décidément incapable de simplement se reposer alors que le centaure s'activait devant elle, elle examina l'un des trous dans la pelouse.
" Dommage que je n'aie pas de pelle pour t'aider. Mais je peux peut-être essayer de me trouver un morceau de bois avec lequel travailler. Ça sera moins discret et élégant que ta technique, c'est sûr..."
Les arbres ne manquaient pas, elle trouverait facilement un bâton.

Elle trouva une branche acceptable sans trop de difficultés, mais réalisa rapidement que si elle voulait parfaire son travail, elle devait y mettre les bottes et même parfois les mains. Les oiseaux étaient moins à l'aise en sa présence, aussi demeurèrent-ils à proximité du centaure, mais s'envolaient-ils lorsqu'elle se rapprochait de lui. Pour ne pas se gêner, ils ne pouvaient pas travailler sur des traces voisines.
La tâche était répétitive, ennuyeuse, mais apaisante, quelque part. Il faisait un peu froid mais clair, les gens qui passaient dans le parc leur jetaient un coup d'oeil surpris ou amusé, mais ne s'attardaient pas. Ils avaient l'air de jardiniers étranges, rien de plus.

L'activité physique présentait l'avantage indéniable de lui vider efficacement l'esprit. Elle se concentrait sur ses gestes, repoussant les mottes de terre, aplatissant le sol du pied. Elle était moins efficace que Byron, bien sûr, mais c'était plus agréable de faire le travail à deux. Et surtout, elle parvenait ainsi à ne pas songer à Kasumi, ni à Reynald d'ailleurs.
Elle jetait de temps en temps un oeil au ciel, surveillant la course du soleil. Il ne fallait pas arriver trop tard au Palais, mais elle aurait bien voulu passer d'abord au temple de Tymora. En aurait-elle le temps ?
" Byron... je ferais peut-être mieux rechercher ce clerc de Lurue pendant que tu termines ? Ou tu préfères que je reste ? En fait, j'hésite... Le Temple de Tymora n'est pas du tout sur le chemin du Palais, et je ne sais pas pour combien de temps j'en aurai là-bas. Je ne voudrais pas nous mettre en retard non plus..."

" Je ne saurais dire, dit le centaure, en s'interrompant une seconde. Je ne suis pas très au courant des conventions humaines quant au moment des rencontres, au retard que la politesse admet..."
Il haussa les épaules.
" Nous autres, centaures, sommes moins à cheval sur le temps... Mais je peux continuer seul, sans problèmes. De toute façon, tant que nous n'avons pas trouvé de clerc de Lurue, je ne sers à rien. Mais... Ne dois-tu pas préparer ta déclaration ? Je veux dire... pour ne rien oublier."

" C'est quelque chose que je peux faire en marchant, j'imagine..."
Astrée hésita. Peut-être pourraient-ils la préparer ensemble, en fait.
" En fait, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'ils veulent exactement sur cette déclaration, du niveau de détail qu'il leur faut. Je ne sais pas si les détails vont nous être demandés ensuite, une fois sous sortilège de vérité, ou si on va juste devoir certifier que tout ce qu'on a mis par écrit est vrai. Dans le doute, j'imagine qu'il vaut mieux être exhaustifs..."
Elle réfléchit un instant. Elle voulait rester évasive sur la façon dont elle avait été mêlée à tout ça, à moins bien sûr qu'on l'oblige à le dire. Le kidnapping de Madeleine pouvait faire mauvais effet...
" En fait, j'ai simplement à écrire qu'au cours de mon expédition là-bas, j'ai découvert qu'il y avait une guerre entre les centaures et les villageois de Montequine, et qu'en cherchant à en savoir plus j'ai découvert une vallée cachée, où se trouve le vrai village. Ensuite j'expliquerai que dans ce village caché, j'ai vu des centaures réduits en esclavage, traités comme des animaux domestiques. Après s'il faut des détails, et bien... je dirai qu'il s'agissait uniquement de mâles, qu'ils effectuent toutes les tâches qu'on leur demande, que ce soit du transport ou des travaux des champs. Que des humains les montent et qu'on les laisse constamment nus. Que beaucoup sont attachés, certains bâillonnés, et qu'ils sont parqués la nuit dans des écuries. Qu'il y avait aussi des enfants, mais là aussi, que des garçons. Et que les femmes ne servent qu'à la reproduction... enfin, je ne sais pas comment je dois l'écrire, je ne l'ai pas vu de mes yeux, mais je l'ai déduit de ce que j'ai vu et entendu. Et il faut aussi que je parle de la façon dont ils essayaient de faire plier la volonté de Sheldon..."
Elle fronça les sourcils, cherchant à fouiller dans sa mémoire.
" Tu crois que j'oublie quelque chose d'important ? Ah, oui, il faut que j'ajoute ce que j'ai appris en écoutant, que certains laissaient volontairement une partie de la harde vivre libre pour le plaisir du domptage, et que je les ai entendus dire qu'ils voulaient désormais en finir une bonne fois pour toutes..."
Avaient-ils dit clairement qu'ils allaient éliminer la harde ou l'avait-elle déduit ? Elle n'était pas au meilleur de sa forme à ce moment-là... il fallait sans doute qu'elle soit très précise sur ce qu'elle avait entendu exactement.

Les paroles d'Astrée parurent secouer Byron plus qu'il ne l'avait anticipé et il demeura pâle un moment, silencieux, le regard détourné.
" Je pense... finit-il par dire. Que nous ne devrions pas préparer ceci ensemble. Je sais, de toute façon, que je ne pourrai pas assister à ton témoignage et... c'est mieux... Nous devons conserver... notre perception... et notre vérité... Si nous nous mettions à mélanger nos expériences, nous pourrions apparaître comme des menteurs, des manipulateurs, et cela se retournera contre nous."

Astrée resta silencieuse un instant. Évoquer Montequine était forcément douloureux. Entendre sa perception humaine des choses devait l'être encore davantage. Ça n'était pas une bonne idée d'en parler ensemble, il avait raison. Mais c'était lui qui l'avait proposé.
" Je suis désolée, Byron. Désolée de ramener en toi toute cette souffrance... Désolée aussi pour les mots qui ont pu te choquer, mais ce sont ceux employés par les Montequins et si je les cite tels quels, entre guillemets, j'espère qu'ils montreront la façon dont ils vous considèrent..."
Spontanément, elle lui serra brièvement les deux mains.
" Et nous ne sommes ni l'un ni l'autre des menteurs ou des manipulateurs. Ils prendront nos témoignages pour ce qu'ils sont, notre propre perception des faits, notre vérité, et je pense que le fait d'en parler brièvement ensemble ne nous empêchera pas d'être honnête et sincère dans ce qu'on leur dira. Et de toute façon c'est ton témoignage qui compte, le mien n'est là que pour le confirmer à travers un autre point de vue. Simplement, je ne voudrais pas bêtement omettre des choses qui sont importantes pour toi... Et je suis curieuse de connaître ta perception des choses, aussi, mais si tu préfères ne pas en parler, ou pas tout de suite, je comprends très bien. J'aurais mieux fait de ne rien dire je crois, ajouta-t-elle avec un soupir.

" Non, tu ne dois pas... C'est juste... Ce n'est pas évident pour moi..."
Il secoua la tête.
" J'en parlerai devant eux. Et si tu peux écouter, tu seras là... Mais sinon... Non, je n'ai pas envie de répéter ou de m'infliger ça deux fois, je suis désolé. Je ne crois pas que... parler de ces choses me fera le moindre bien... Je ferai ce qui doit être fait, bien sûr... Je n'imaginais pas que je devrais tout raconter. Je pensais qu'il suffirait de sonner l'alarme pour que les choses se mettent en mouvement... Ou pas vraiment, en réalité. Je suis un centaure dans une ville humaine. J'ai été naïf. Ce n'est pas grave."

" Peut-être que tu n'auras pas besoin de tout raconter... je veux dire, pas besoin d'entrer dans les détails. Qu'il suffira de dire qu'ils vous font la guerre et vous réduisent en esclavage. Ce serait mieux... Mais je n'en sais pas plus que toi.... "
C'était une tentative pour le rassurer, mais elle préférait s'attendre au pire. Si on leur demandait de prouver l'"humanité" des centaures, il était probable qu'on leur demande aussi de détailler ce qu'ils appelaient esclavage.
" De toute façon, s'ils veulent en savoir plus ils demanderont. Mais c'est sûr que c'est plus facile pour moi de raconter, je ne suis pas directement touchée..."
Elle soupira, et reporta son regard sur la pelouse.
" Allez, il est inutile de t'en préoccuper à l'avance. Les mots te viendront quand ce sera nécessaire. Concentrons-nous sur notre travail de jardinage en attendant, c'est plus urgent."
Byron était trop remué par ces souvenirs pour qu'elle veuille le laisser seul tout de suite. Elle avait encore un peu de temps avant de devoir retourner au Palais, et tant pis si elle n'allait au temple de Tymora ou au port que le lendemain. Ils n'en étaient pas à une demi-journée près.

Ils reprirent leur activité et Astrée perçut l'apaisement du centaure dans ces mouvements répétitifs. La nervosité quitta sa queue, ses membres, il se déplaça avec moins de fébrilité. Ils s'éloignèrent des chemins pour gagner des zones plus reculées, plus sauvages, où les oiseaux et les insectes vinrent leur tenir compagnie. Byron avait vraiment été galoper jusqu'aux fins fonds du parc. La rôdeuse devina la course du soleil à travers les frondaisons des arbres et dans la danse des ombres. Il semblait qu'ils n'arriveraient jamais au bout de leur labeur. A certains endroits, la terre avait déjà séché au revers des mottes d'herbe. Mais Byron continuait, mécaniquement, sagement, réparant les pots cassés de sa promenade.
Vint un moment où la rôdeuse ne put plus tergiverser : il était temps pour elle de gagner le Palais, si elle ne voulait pas mécontenter l'elfe qui les avait reçus au petit matin.

La Couronne de Cuivre

[Lieu-dit] Le parc verdoyant de Lumenis