[Lieu] Combeloup

[Galathée]

La brusque réaction de la jeune femme rappela à Albérich qu’ils n’appartenaient pas au même monde et qu’il avait intérêt à mesurer ses propos en sa présence.
Pauvre petite fille riche, songea-t-il malgré lui, et il tempéra son ton.
« Pardonnez-moi si mes paroles vous ont semblé maladroites, Elisa. Vous êtes la première noble que je côtoie d’aussi près, et j’avais l’impression que de nos jours, les routes de l’aventure s’ouvraient sous bien des pas, lorsque l’on refuse les sillons tracés par nos aïeux. Et si ça peut vous soulager, sachez que les aînés jouissent des mêmes privilèges que l’on soit paysan ou seigneur. Je suis bien placé pour le savoir, étant le cinquième fils d’un marchand. Simplement, dans ces cas-là, le cadet reçoit le chat, ou le manteau de son père, voire un coup de pied au séant. »
Il se garda bien d’ajouter que si Hugues avait un minimum de cran, il aurait depuis longtemps pris ses cliques et ses claques pour faire fortune ailleurs. Mais il avait l’impression qu’Elisa n’apprécierait pas trop le commentaire.

[Taliesin]

-Ce n'est pas très juste non plus... répondit la jeune fille. Mais au moins, vous avez pu choisir votre voie... Dans la noblesse... Disons que, techniquement, rien n'empêche de partir à l'aventure du jour au lendemain, sans rien dire ni demander à personne. Mais ça peut être vu, vécu comme une sorte de trahison : depuis notre plus tendre enfance, on nous bassine avec ces histoire d'honneur, de loyauté envers notre nom, nos armoiries, nos ancêtres... Avec le devoir qu'impose notre héritage moral, si pas matériel... Alors forcément, même si on n'est pas d'accord, qu'on a envie de liberté, ça influence tout de même. Bien sûr, certains partent malgré tout, mais ils savent qu'ils ne seront jamais adoubés, qu'ils n'occuperont jamais de position dans la moindre maison noble, qu'ils seront plus ou moins exclu du milieu où ils ont grandi pour s'être, en quelque sorte, couvert d'infamie.
Elle sourit à nouveau.
-Tout cela doit vous paraître bien archaïque. Mais on est au bout du monde, ici, ou peu s'en faut. J'imagine que les nobles sont plus tolérants, plus coulants dans les grandes villes comme Luménis.

[Galathée]

Albérich réalisa qu’il avait été inutilement dur envers la jeune femme.
« Je suis désolé. Il est vrai que les usages à Combeloup me surprennent de temps en temps… Luménis, comme vous le savez, est dirigée par des conseillers qui sont élus par le peuple tout entier… Nous n’avons pas de noblesse active, et j’ignore, je dois l’avouer, à quoi ils passent leurs journées. J’ai toujours travaillé avec les plus pauvres et les moins puissants… Et j’ai eu la sensation que leur lot… Enfin, soit. Tout cela n’est pas comparable et je ne veux pas vous importuner. »

[Taliesin]

-J'espère bien. Car ce que vous sembliez insinuez ne me plait guère.
Elle mit les mains sur les hanches et dévisagea crânement l'ancien aubemestre.
-Mais vous en avez déjà trop dit, gronda-t-elle. Quoi ! Vous osez prétendre que ces miséreux faméliques et en haillons mènent une vie plus rude que la mienne ? Alors qu'ils sont tout simplement trop fainéants pour s'en sortir par eux-mêmes ? Qu'ils comptent sur la trop grande générosité des gens bien nés pour demeurer oisifs, profitant de l'aubaine ? Allons ! Leur lot, ils le méritent !
Soudain, son expression changea du tout au tout, et elle offrit à Albérich un sourire radieux.
-Allons, rassurez-vous : je sais très bien qu'il y a plus malheureux que les cadets de la noblesse. Beaucoup plus malheureux. Eux au moins mangent à leur faim, ont un toit sur leur tête et peuvent généralement envisager le lendemain sans avoir la crainte de tout perdre. Je suis bien consciente de tout cela, bien consciente de ma propre situation de privilégiée.. Mais relativiser sa position en songeant aux malheurs des autres n'efface pas totalement les souffrances, même futiles, qu'on peut éprouver.
Elle se fit plus grave.
-Et puis... Il reste qu''occuper une position élevée recèle un grand désavantage : on peut devenir une cible, quelqu'un à abattre ou sur qui faire pression. Ne serait-ce que pour atteindre, par ricochet, une autre personne plus puissante... Un cousin, un frère, un père... Je connais des enfants qui seraient vivants, aujourd'hui, s'ils n'avaient pas commis le simple crime de naître fils de seigneur.

[Galathée]

Et elle était sans nul doute la suivante sur la liste. Pourtant le mystérieux agresseur avait préféré s’en prendre au petit bâtard plutôt qu’à la jeune femme. Pourquoi ? Parce qu’elle était hors d’atteinte ? Ou pour une tout autre raison ? Après tout, Eloi était tombé au cœur même du donjon…
Et ce n’était peut-être qu’un accident.
Des scénarios déments lui semblaient soudain plausibles. Et si Hugues s’était simplement ménagé une voie royale pour devenir le nouveau seigneur de Combeloup ? En éliminant la concurrence et en se posant en héros, il pourrait y réussir, d’autant qu’il devait être le seul parti digne de la baronne aux alentours. Mais pourquoi tenter de demeurer au milieu de nulle part ? Parce qu’une fois le pacte révoqué et la nature vaincue, rien ne s’opposerait à ce que Combeloup se développe pour devenir un bourg digne de ce nom… A moins qu’Ada se trompe… A moins que l’objectif poursuivi soit réellement la destruction du village… et une liberté nouvelle pour ceux qui y étaient prisonniers.
Il se détourna une seconde pour échapper à ces pensées qui lui faisaient honte. Elisa n’aurait jamais pris une telle voie. C’était une gamine courageuse, dotée d’un superbe sang-froid, mais elle avait perdu beaucoup et était toujours en danger. Derrière son aplomb, elle devait être terrorisée.
« Pourquoi pensez-vous que votre père est visé ? » demanda-t-il de but en blanc.

[Taliesin]

Elle fronça les sourcils.
-C'est une question rhétorique ? souffla-t-elle. Roland encorné par un sanglier, dans la forêt, il y a un an et demi. Alors que personne à Combeloup, jamais n'est mort d'un accident de chasse. Tristan disparu dans les brumes, l'hiver dernier, alors qu'aucun habitant ne s'est jamais égaré, ne s'est jamais volatilisé sans laisser de traces. Et enfin Bastien qui se fait attaquer par les loups, chose qui n'est jamais advenu ici, de mémoire d'homme...
Elle soupira.
-Les faits ne s'imposent-ils pas d'eux-mêmes ?

[Galathée]

« Vous m’avez mal compris. » murmura-t-il. « Je suis conscient, comme vous, que ces pertes successives ne sont pas le fruit du hasard… »
Il s’assit sur le banc et lui fit signe de la rejoindre.
« Je suis désolé, Elisa. Je me rends compte comme les choses doivent être douloureuses pour vous… de voir votre univers bouleversé de la sorte, par une violence qui vous est étrangère et qui semble s’acharner sur votre famille avec une injustice… difficilement tolérable. »
Il secoua la tête.
« Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous brusquer. Mais je ne voudrais pas qu’il vous arrive quelque chose, ou à votre père, c’est pourquoi… Je me demandais si vous voyiez une raison pour laquelle le sort vous a si durement frappés. »

[Taliesin]

-Oh...
Elle demeura muette, le regard dans le vague, figée dans une dignité un peu trop rigide pour être autre chose qu'une simple façade.
-Je n'en ai pas la moindre idée... finit-elle par murmurer. Père a toujours scrupuleusement respecté le pacte. Nous l'a fait respecter, à nous tous... La nature n'a donc aucune raison de lui en vouloir. Il n'a non plus de rivalité avec aucun des seigneurs voisins, n'a à ma connaissance aucun ennemi au village... Il y a bien cette prophétie, mais c'est une ânerie qu'on raconte aux mômes pour leur faire peur...
Elle secoua la tête.
-Non, décidément, il n'y a pas de raison... La seule chose qui vienne à l'esprit quand on constate les dégâts, c'est que la nature a rompu unilatéralement le pacte, pour nous éliminer définitivement du paysage, et qu'elle s'en prend en premier au protecteur de Combeloup, afin de l'affaiblir, voir de l'anéantir...

[Galathée]

Il posa une main consolatrice sur son épaule, espérant ne pas franchir une limite qu’elle trouverait inconvenante.
« C’est en tout cas ce que l’on pourrait croire à première vue. » murmura-t-il. « Mais racontez-moi cette prophétie… Même si elle vous semble ridicule. »
Il se doutait qu’elle finirait par trouver son attitude étrange : pourquoi s’intéressait-il de si près aux événements ? Mais il n’avait plus le temps de tourner autour du pot et il ne pensait pas réellement la jeune fille coupable. Sa peine, même maîtrisée, semblait sincère, et il était, auparavant, bon juge de caractère.

[Taliesin]

Elisa, qui n'avait pas cherché à repousser son geste, haussa les épaules.
-C'est le genre d'histoire que possède toute famille noble. finit-elle par expliquer. Une sorte de mythe fondateur. Lorsque mon arrière-grand-père a décidé de tenter sa chance, une devineresse lui aurait dit qu'à tenter de voler de ses propres ailes, on prend le risque de se les bruler, de chuter, juste châtiment pour un orgueil inconsidéré. Elle a avancé que si lui-même ne faisait pas face aux conséquences de ses actes, cette épreuve incomberait à un seigneur issu de sa lignée. Ce seigneur se verrait priver, un à un, de tous ceux qui aime. Il verrait son héritage menacé par un immense péril. Il faudrait alors qu'il fasse preuve de sa vaillance, de sa légitimité. S'il parvient à tenir bon, à triompher, jamais plus sa famille ne verrait ses droits remis en cause. S'il devait échouer... Lui et les siens tomberaient dans l'oubli.
Elle eut un pâle sourire.
-Voilà, en gros, la fameuse histoire... Ah si, pardon, j'ai oublié un détail : si ledit seigneur se montre digne, se bat vaillamment, les aïeux dont il aura, ce faisant, confirmé la légitimité... Ils se lèveront de leur tombe et viendront l'assister durant la bataille.
Son sourire s'élargit.
-C'est rassurant, non ? Si la prophétie est en train de se réaliser, si mon père fait ce qu'il faut, nous serons aidés par des morts-vivants. Avec nos épées et le poison, je crois qu'on est parés à recevoir les loups...

[Galathée]

Des morts-vivants, il ne manquait plus que ça. Elisa prenait les choses avec légèreté, mais dans un monde où se côtoyaient dragons, dieux et magiciens, rien n’était impossible, et certainement pas la réalisation d’une prophétie. Il fallait que Combeloup soit à l’abri du monde depuis bien longtemps pour qu’on ne la prenne pas au sérieux. Pourtant, ils avaient des contacts avec un esprit des bois, ils devaient donc savoir que les mystères prenaient souvent racine dans la réalité. Bien sûr, il n’était pas impossible qu’un Combelupin au hasard ait décidé de mettre en scène les choses pour impressionner un baron superstitieux. Ce qui rendait la prophétie particulièrement vicieuse était qu’on ne proposait aucune voie de sortie à sa victime : il perdrait les êtres qu’il aimait, et il était prié de s’en remettre, sinon ce serait pire. Mais qu’est-ce qui pouvait vraiment être pire ? Abandonner la caillasse du donjon ? Disparaître de l’Histoire ? Tout cela lui semblait bien dérisoire lorsque l’on avait perdu ses enfants, et les femmes que l’on avait aimé. Il songea au maigre parallélisme entre ce qui frappait le baron et ce qui lui était arrivé, perdre et résister, deuils et blessures, et il se sentit à la fois empli de compassion et d’incompréhension. Bien sûr, Eudes n’avait pas pu identifier de volonté derrière ses pertes avant ce dernier drame, mais néanmoins… Batailler pour un héritage lui semblait bien futile.
Et c’est exactement pour cela que tu n’es pas noble.
Il sourit intérieurement, sans joie, livide. A présent qu’il avait entendu l’histoire d’Elisa, il avait envie d’appeler le baron pour le sommer de mettre un garde du corps dans l’ombre de la jeune fille. Mais en la regardant, si vive et si rebelle, il réalisa que c’était la pire des choses à faire, la goutte d’eau qui la ferait prendre des risques inconsidérés, et il se demanda si elle se croyait condamnée. Il se demanda si elle l’était. La frustration était d’autant plus forte qu’il se savait incapable de protéger qui que ce soit. S’ils en venaient à affronter les loups côte à côte, il savait lequel des deux serait le rempart de l’autre.
Il tâcha de sourire.
« On ne peut nier la vaillance de votre père. J’espère que vous êtes impatiente de rencontrer votre arrière-grand-mère, quel que soit son état de conservation. »
Il fallait espérer que la prophétie actuelle soit l'oeuvre d'un fou particulièrement démoniaque, et pas de puissances supérieures. Même si ces dernières tenaient généralement mieux leur part du marché.

[Taliesin]

Elle haussa les épaules.
-Impatiente, le terme est un peu fort... Mais j'aurai des choses à lui demander, oui. A commencer par l'obscure raison qui l'a poussé à choisir, entre tous les coins perdus d'Hélonna, le plus perdu des plus perdus. Il y avait sûrement moyen de s'installer à l'écart, de se tailler un domaine ailleurs qu'ici...
Elle s'interrompit, se fendit d'un sourire un peu ironique.
-Je vais me retrouver à porter les armes pour défendre un endroit dont je suis lasse... C'est quand même un peu paradoxal ! Enfin, sans doute faut-il voir là la magie du sens du devoir...
Le sourire se fit grimace.
-Ou tout simplement le désir de vengeance. Inutile de se voiler la face.

[Galathée]

« Vu les circonstances, cela n’a rien de honteux. Et quand tout sera terminé et que nous aurons sauvé le village, nous convaincrons votre père de vous lâcher un peu la bride… et je vous organiserai un petit tour à Luménis. »
Il avait dit ça sans trop y réfléchir : il avait l’impression que l’avenir entier n’était qu’un vaste trou noir. Sans doute Elisa ne serait-elle pas dupe, elle non plus. Mais ils n’avaient pas grand chose à quoi se raccrocher. Il ne savait plus trop quoi lui dire, mais il rechignait à partir, comme si un gouffre allait s’ouvrir derrière eux. Il réalisa que malgré sa bonne nuit, il était fatigué et vaguement inquiet, presque fébrile. L’aplomb de la jeune fille lui faisait défaut, sa combativité manifeste, comme une fuite en avant.

[Taliesin]

L'adolescente ne releva pas, demeurant quelques minutes silencieuse, le menton dans les mains. Puis elle se redressa, s'étira et bondit sur ses pieds. L'action pour combattre les trop pénibles réflexions, peut-être...
-Resterez-vous pour le repas ? s'enquit-elle d'un ton léger. Enfin, je dis ça, mais vous avez peut-être déjà mangé... J'ai un rythme un peu décalé, je dois l'admettre. Mais comme je suis pour ainsi dire seule au château...

[Galathée]

Albérich réalisa qu’il n’avait qu’une idée très vague de l’heure qu’il était. L’esprit ailleurs, on en oubliait les nécessités banales de l’existence.
« Je ne veux pas m’imposer, mais si vous le proposez, j’accepte votre invitation. » fit-il.
Il n’était pas certain que ce soit là l’idée la plus sage : il n’apprendrait rien de plus d’Elisa. Mais il lui tiendrait compagnie. C’était la moindre des choses compte tenu de ce qui devait peser sur ses pensées.
Il se leva à son tour pour l'accompagner.

[Taliesin]

A en juger par la position du soleil, dans un ciel qui avait tendance à se couvrir, Albérich estima que c'était le début de l'après-midi. Un peu tard, donc, pour le repas de la mi-journée... On les servit cependant sans récriminer, et l'ancien aubemestre eut la vague impression qu'on avait déjà commencé le rationnement, au donjon. Les mets étaient consistants mais simples, et servi sans excès quantitatifs.
-Alors, vous avez des projets pour les heures ou les jours à venir ? s'enquit Elisa après avoir englouti le contenu de son assiette. Des choses pour vous occuper au cas où la situation tarde à dégénérer ?

[Galathée]

Albérich avait été moins rapide que la jeune fille mais il s’interrompit pour lui répondre.
« J’avais des projets studieux qui vous feraient soupirer d’ennui, avant que ne survienne cette crise. Mais désormais, j’imagine que j’ai tout intérêt à passer les jours à venir à me reposer et m’entraîner, de manière à ne pas tomber le premier lorsque les choses s’envenimeront, si elles le font. »
C’était une semi-vérité.
« Mais je ne désespère pas non plus d’en apprendre plus sur la situation… »
Il hésita, un instant infime.
« Je pense… J’espère… qu’il est encore temps de comprendre ce qui se passe, qui ou quoi s’en prend à votre famille, pourquoi les animaux se rassemblent à la lisière des bois… et d’y remédier. Ne me demandez pas comment. Je suis conscient que c’est une sorte de vœu pieux, plus une intention qu’une ligne de conduite, mais… »
Il secoua la tête.
« Des plans imprécis, vous en conviendrez. »

[Taliesin]

Elle lui sourit vaguement.
-Il vaut mieux ça que pas de plans du tout... Et promis, je ne vous demanderai pas comment. Par contre, je me permettrai juste de vous conseiller de ne pas quitter les limites du village. Évidemment, ce n'est pas là que vous trouverez des réponses, mais s'aventurer à l'extérieur ne vous apporterait que des ennuis. Hum, et plus que probablement le grand plaisir de sentir à nouveau l'haleine putride d'un loup, si ce n'est pas la tendre morsure de ses crocs dans vos chairs...

[Galathée]

« Je n’avais pas l’intention de tenter le diable, à vrai dire. Si j’avais eu des appétits de druide ou de rôdeur, sans doute serait-ce autre chose mais… Je suis un citadin pour jus, et c’est ma première expérience champêtre. Je peux reconnaître la plupart des plantes utiles, mais en réalité, je n’ai plus été les cueillir depuis… vingt ans ? »
Il sourit.
« Ne me regardez pas comme ça, c’est la vérité. »
Il reposa ses couverts.
« Je peux faire la différence entre un loup et un renard. Mais il ne faut pas m’en demander davantage. De toute façon, avec ma chance, je tomberais dans le premier congère venu. »

[Taliesin]

Cette fois-ci, le sourire de l'adolescente fut des plus francs.
-Allons ! Quand vous repartirez de Combeloup, vous serez un expert en moult nouveaux domaines ! Vous saurez vous déplacer à l'aveugle dans les brumes, éviter les pièges dissimuler sous la neige, reconnaître les intentions d'un loup à la moindre intonation de ses hurlements... Et vous faire des manteaux de ces satanés corniauds. Les abattre, vous savez déjà.
Elle se carra dans son fauteuil.
-A bien y réfléchir, vous vous trouvez dans l'un des plus hauts lieux d'Hélonna, messire. Luménis à son université de la Magie. Combeloup, son université des rôdeurs et des druides, avec un cursus hivernal particulièrement développé. Je veillerai à ce que père vous délivre votre diplôme lorsque tout sera terminé...

[Galathée]

« Je m’en souviendrai. » fit-il avec le sourire. « Elisa, je sais que vous êtes coincée ici et que vous en souffrez, mais… s’il est quelque chose que je puisse faire pour vous, je ne sais pas, vous rapporter quelque chose, inviter quelqu’un à vous rendre visite, n’hésitez pas à m’en faire part. Je ne suis pas certain que ma compagnie allège réellement vos journées, mais je reviendrai demain, si vous êtes d’accord. Au delà de ça, je suis un peu démuni. »

[Taliesin]

-Ne vous faites pas de souci pour moi. Je passe mon temps à m'entraîner. C'est un peu rasant, à la longue, mais ça fait partie des préparatifs utiles... Et puis, quand le donjon grouillera de monde, que je devrais, en bonne hôtesse, jouer les nounous pour les marmots et les gardes-malade pour les vieillards, je regretterai peut-être amèrement ma solitude !
Elle joua un instant avec sa fourchette, hésitante, puis ajouta.
-Et si vous voyez Ada, ou César... Dites-leur d'attendre un peu, pour Bastien, avant de... On ne sait jamais...
Elle s'interrompit, troublée, puis se réfugia à nouveau derrière sa carapace d'impassibilité.

[Galathée]

« Avant de quoi ? » s’exclama Albérich, sans pouvoir s’en empêcher.
Elle ne pouvait pas vouloir dire ce qui lui avait brusquement traversé l’esprit. Le gosse était catatonique depuis deux jours, ce n’était rien, qu’une broutille, à l’aune de la vie qui l’attendait peut-être encore. A cause d’un chien ! C’était risible.

[Taliesin]

-Avant de l'aider à partir... répondit la jeune fille d'une voix blanche.
Elle déglutit péniblement, mais parvint à nouveau à donner le change, à masquer son trouble.
-Ils pensent de plus en plus que c'est irréversible. Qu'il était trop jeune encore pour... subir une telle perte sans se perdre lui-même. Qu'il aurait dû mourir et que l'avoir sauvé... n'était peut-être pas la meilleure chose à faire. Et c'est vrai que si rien ne doit se passer, que s'il doit... vivre comme ça...
Elle secoua la tête.
-Père est du même avis qu'eux. Et de toute façon, si on en vient à un siège, si on doit se rationner...

[Galathée]

« Je ne comprends pas sur quoi vous vous basez, tous, pour en venir à de telles conclusions. Est-ce déjà arrivé ? Je dois dire que je ne suis pas un spécialiste, mais jamais je n’ai entendu parler de tels liens entre rôdeurs ou mages et leurs compagnons. De là à y laisser son âme ?! Ça me semble excessif… et je dois dire, extrêmement dangereux. La vie d’un chien est courte et fragile. Si l’on supposait l’existence d’un tel attachement, qu’on l’ait laissé se développer m’apparaît comme… une faute, j’imagine. »
Il avait conscience de l’intransigeance de sa position, mais elle était réelle.

[Taliesin]

-Belle n'était pas qu'un chien... fit la jeune fille d'une petite voix. Et normalement, on ne se trouve pas un familier si jeune.. Ils sont en partie une émanation de soi mais... Un adulte peut subir cette perte sans... Enfin, vous voyez. Bastien... Certains voyaient ce lien comme un signe, le symbole du pacte... Comme...
Elle grimaça.
-Je n'en sais rien, au juste. Mais il n'en reste pas moins qu'il semble définitivement perdu. Ada a tenté de le sonder... Ce n'est plus qu'une coquille vide...

[Galathée]

Quoi qu’elle en dise, Albérich trouvait toujours inconscient, et inconséquent, d’avoir laissé l’enfant se lier si jeune, surtout si les risques étaient grands. Mais ils devaient faire face à leur erreur et leur perte, à présent, et il ne servait à rien de les tancer davantage. Ce qui était fait, était fait. L’ancien clerc ressentait un fond douloureux d’amertume, mais il n’était pas celui qui en souffrait le plus. Il se demandait cependant pourquoi on l’avait soutenu lorsqu’il tentait de sauver le gamin si au final, les principaux intéressés étaient juste en train de réfléchir au moyen de le tuer de la façon la plus humaine possible. Pour eux, pas pour lui, vu qu’il était techniquement parti, déjà.
Mais il musela sa colère.
« Je leur passerai le message. » fit-il finalement, tempéré. « Je vais prendre congé. »

[Taliesin]

Plongée dans ses pensées, Elisa ne remarqua pas ce qu'aurait pu laisser paraître Albérich de sa colère et se contenta d'acquiescer.
-Bon retour chez vous... dit-elle d'un ton faussement détaché. Mais soyez prudent...
Puis, repoussant sa chaise, elle se leva, le gratifia d'une vague courbette, et quitta la pièce à grandes enjambées.

[Galathée]

A voir la jeune fille s’éclipser de la sorte, Albérich comprit qu’il s’était mal comporté. Sans doute avait-elle attendu un peu de compassion de sa part, une épaule ou une oreille attentive, et il avait été incapable de les lui offrir. Mais il ne pouvait se départir d’un certain malaise en sa présence : il la connaissait à peine et son tempérament lui était complètement étranger. Elle était feu, il avait toujours été terre. Il ne voulait pas empiéter sur son territoire, s’ériger en ami consolateur alors qu’il n’était que l’étranger de passage. Il se leva et quitta la pièce, puis le donjon, en s’interrogeant sur la volatilité tellement complexe des adolescents. Il avait toujours cru que le Temple accueillait une variété de jeunes, mais il lui apparaissait désormais que certaines personnalités restaient à l’écart. Pourtant Lathandre aimait l’exubérance. Elisa lui aurait plu.
Une fois debout dans la neige, hors des murs sinistres de la petite forteresse, il hésita une seconde. Il n’aurait pas craché sur un bon fauteuil, une flambée, quelques feuilles de vélin pour coucher ses pensées. Mais Elisa l’avait chargé d’une mission, et elle semblait penser qu’Ada et César pourraient agir rapidement. Trop rapidement. De plus, il voulait discuter de la prophétie avec la halfeline. En espérant qu’elle le reçoive sans sourciller, une seconde fois le même jour, il descendit donc, un peu las, vers le village.

[Taliesin]

La vieille halfeline ne haussa pas un sourcil en lui ouvrant sa porte, et se contenta de l'inviter à entrer.
-Est-ce quelque découverte au donjon qui me vaut le plaisir de votre retour ? s'enquit-elle finalement.
Pour autant qu'Albérich put en juger, il n'y avait pas la moindre ironie dans ses propos, juste une curiosité bien naturelle. En tout cas, à nouveau, elle lui faisait sans rechigner les honneurs de sa maison.