La Couronne de Cuivre

Ce fut donc Taliesin qui se fendit d'un rapport sur le résultat de leur expédition. S'aidant de la carte fraichement enrichie, il aborda leur séjour dans les profondeurs humides et à demi inondées, évoquant la boucle formée par l'un des tunnels, lequel lui semblait propice à une éventuelle embuscade, en cas de poursuite.
-Si nous les attirons à l'intérieur... dit-il, et si un groupe se cache dans le boyau voisin, il y aurait moyen de les prendre en tenaille.
C'était là pure spéculation. Il ne s'était pourtant pas retenu d'en faire part au halfelin. Cela sortait un peu de la ligne de conduite qu'il s'était fixée, mais après tout : ce n'était qu'un avis.
Il narra ensuite leur découverte du repaire enfantin, puis celle de cette issue. Vu son débouché présumé, elle ne serait guère utilisable, à moins qu'il soit décidé, en manière d'assaut final, de surgir en plein milieu du village...
Il se tut enfin : il pensait avoir tout dit.

Martin s'était rapproché au fur et à mesure du récit du barde, ainsi que Goran et Elerinna.
" Ça me dit quelque chose, cette entrée qu'utilisait la petite. C'était du temps où les fils de Siobhan étaient encore là, non ?" demanda Elerinna.
" Je crois bien, oui. Je me demande si ce n'était pas juste entre l'auberge et le hangar, qu'ils entraient." fit Goran. " Je crois bien que Siobhan avait demandé à Foster de combler le passage, parce que c'était trop dangereux, elle trouillait qu'ils se cassent quelque chose... Puis les gosses l'ont dissimulé eux-mêmes, avant qu'on ait pu le localiser..."
" A priori, de nuit, ça peut faire une sortie acceptable, si elle est hors de vue..." dit Martin. " Mais sans en être sûr..."
" Qui ne tente rien, n'a rien." fit Guéric, songeur. " Je pense qu'il faudrait sans doute faire une seconde journée d'exploration avant de trancher. Quand nous en saurons un peu plus, nous pourrons aviser. Mais vous avez bien travaillé, vous méritez de vous reposer."

-On trouvera peut-être d'autres entrées... Ou juste des trous pour observer le village. On en a déjà découverts, mais leur orientation n'était pas bonne... Demain, nous pourrions être plus chanceux... Et cette nouvelle entrée, au cœur du hameau, est déjà une bonne nouvelle en soi.
A nouveau, il manifestait plus d'entrain qu'il n'en ressentait réellement. Toutefois, s'il en restait au plus strict pragmatisme, les cavernes étaient prometteuses, pleines de potentialités...
Sitôt leur semblant de conciliabule terminé, il jeta un regard au bassin, qui le tentait tout autant que Fred. Il décida cependant d'attendre un peu avant de s'y plonger : il n'était pas immense, inutile de le surpeupler.
Il alla donc s'assoir sur un lit au hasard, se demandant s'il n'allait pas s'endormir avant que le bassin ne soit libre.

Les enfants libérèrent le bassin après avoir combattu Fred vaillamment pendant quelques minutes. Ce dernier demeura seul un moment, à faire des bulles, puis son frère le rejoignit et ils bavardèrent un instant avant l'arrivée d'Elerinna et de Bellyra. Ces deux dernières se montrèrent un peu trop familières au goût des jumeaux qui battirent en retraite, embarrassés, peut-être par la lumière omniprésente dans la grotte, qui ne permettait aucune intimité.
Taliesin s'assoupit finalement sur son lit. Il fut cependant secoué peu après par Martin.
" C'est libre. Je te promets de garder mes mains chez moi." annonça-t-il, avant de rejoindre le bassin.

-Je te fais confiance. Et au pire, je sais me défendre... lui lança-t-il en se redressant.
Il se frotta les yeux, attendit d'avoir repris pied dans la réalité, puis se leva. Cédant à une impulsion soudaine, il alla quérir, dans son sac, des vêtements propres : il avait conscience du caractère superficiel, sinon superflu de son geste, mais il n'avait pas envie d'enfiler des frusques humides et terreuses au sortir du bain. Non, ce dont il avait envie, c'était de se sentir lavé de toute crasse, de tout sang, de pouvoir, sans désagrément aucun, s'abandonner au sommeil dans la quiétude chaleureuse de leur étrange repaire.
Il éprouva cependant un brusque sentiment de honte en se coulant dans l'eau chaude : Constance, Noéline, Orodreth et les autres n'auraient plus jamais droit à cela, eux. Ne pourraient plus jamais connaître ce sentiment vain de béatitude qui l'envahissait. Peut-être, en l'instant même, rendaient-ils leur dernier souffle.
Par sa faute.
Il chassa l'idée, à toute force. Le pipeau ne les aurait pas sauvés. Ne leur aurait pas fourni d'armée : ce n'était pas un instrument de guerre. Au mieux leur aurait-il offert, à tous, un refuge comme celui-ci, juste un peu plus grand... Mais ça n'aurait pas réglé le problème : les pirates les auraient découverts, assiégés, massacrés, s'ils étaient restés regroupés. Le sacrifice d'une partie d'entre eux était inévitable...
Fausses excuses. Arguments fallacieux. Il ne cherchait qu'à se dédouaner, de la pire des manières. Il ne savait pas ce qu'aurait fait le pipeau. Il ne le saurait jamais.
Peut-être.
Sans doute.
Certainement, même.
Il n'empêche : il refusa de se laisser gagner par un nouvel accès de désespoir, de culpabilité sans bornes. Oui, il était coupable, et il porterait à jamais le poids de ses fautes. Mais ce n'était pas le moment de sombrer : il y avait des vies à préserver. Dont celles de Victor, Valaellyn, Jehan et Benoît. Il y avait des gens à saver : Galathée, mais aussi le fils de Noéline et Loukian. Il avait promis de le retrouver, il ne pouvait pas se laisser priver de toute force...
Pas encore.
Assumer, c'était faire face. Et se battre encore. Pour se racheter. Obtenir la rédemption.
Cette réaction le surprit lui-même : le matin encore, il en aurait été totalement incapable. L'apparition de ce havre providentiel y était probablement pour quelque chose, ainsi que la bienveillance retrouvée de beaucoup de ses compagnons. A moins que la vie et l'espoir ne soient plus fermement chevillés en lui qu'il ne l'aurait cru.
Il y aurait des rechutes, bien sûr, il en était conscient. Des accès de découragement aussi brutaux que douloureux... Pour l'heure, cependant, il arrivait à faire front, et espérait bien qu'il en irait ainsi jusqu'à ce qu'il trouve le sommeil.
Alors, sans plus tergiverser, il se lava avec application, se sécha à l'aide d'une couverture, enfila ses vêtements puis gagna un lit, au hasard, après y avoir déplacé ses affaires.
Un lit pas si au hasard que ça, songea-t-il en s'étendant. Il l'avait choisi au milieux d'autres encore vides, inoccupés. Ainsi, il n'imposerait sa présence à personne : ceux qui s'installeraient dans les couches voisines l'auraient fait de leur plein gré.
Ce fut sa dernière pensée. Une minute plus tard, il dormait à poings fermés, d'un sommeil lourd, sans rêves.

Il ne fut pas dérangé. La quiétude de leur nouvelle caverne, sa chaleur agréable, le confort des lits enchantés étaient propices au repos et il l'y trouve, quels que furent ses tourments par ailleurs.
Il ouvrit l'oeil de lui-même, beaucoup plus tard. Sans voir le ciel, il devina qu'il faisait nuit. Les murs opalescents de la grotte s'étaient assombris, ne laissant plus passer qu'une lumière orange sombre, un peu comme les braises assourdies d'un feu sur le point de s'éteindre. Il faisait toujours bon. La plupart de ses compagnons étaient couchés, à l'exception de Ruyven qui était penché sur une carte à l'une des tables et de Bellyra qui lisait non loin de lui, à la lueur du trou de lave. Elerinna dormait à la gauche de Taliesin et sous l'empilement de couvertures qui se trouvait à sa droite, il devina la présence de Goran.

Combien de temps avait-il dormi ?
Ce fut la première pensée qui le traversa, se frayant péniblement un passage à travers les brumes en train de dissiper du sommeil.
Longtemps, s'il en croyait son impression d'être reposé. Mais elle était peut-être trompeuse : à vrai dire, il n'avait aucune idée de l'heure à laquelle il s'était couché. Leur expédition dans les cavernes avait peut-être pris une bonne partie de la journée...
Bah, quelle importance, au fond ? Il avait dormi, c'était l'essentiel. Tout ce qu'il espérait, c'est qu'on ne l'avait pas laissé faire alors qu'il aurait pu être utile, que Guéric n'était pas parti seul pour la sortie qu'il envisageait...
Non : s'il on avait eu besoin de lui, on l'aurait réveillé.
Il hésita à demeurer allongé, à profiter de la paisible atmosphère des lieux pour, qui sait, sombrer à nouveau. Mais son estomac ne l'entendait pas de cette oreille, et ses protestations l'arrachèrent à ses couvertures.
Saluant silencieusement les deux courtisans encore debout, il entreprit donc de rassembler de quoi manger. De ce qu'il ferait ensuite, il n'avait aucune idée, et ne s'appesantit pas sur le sujet.

Ruyven et Bellyra lui indiquèrent la marmite de ragoût qu'on avait déposée dans la petite alcôve plus fraîche pour la nuit. Il y restait largement de quoi se bricoler une bonne assiette, si on était d'humeur à manger de la viande en sauce au beau milieu de la nuit. Il y avait aussi du pain, du fromage, du jambon en larges quantités. Une partie des provisions de l'auberge et de la ferme avaient été distribuées entre les deux grottes, il y avait donc de quoi survivre près d'un mois. Or ils n'escomptaient pas demeurer aussi longtemps sous terre.
Quand Taliesin fut servi, Bellyra lui fit signe de les rejoindre. Ruyven était toujours concentré : il semblait désireux d'améliorer les cartes "bâclées" qu'il avait copiées plus tôt dans la journée. Elle lisait un recueil de contes que Taliesin connaissait : c'étaient les aventures du magicien raté que Victor connaissait désormais pratiquement par coeur.

Avant de manger, Taliesin avait dit à Ruyven de ne pas hésiter à lui demander des précisions sur les passages qu'ils avaient empruntés le jour précédent, au cas où leur tracé lui posent problème. Puis il avait souri en reconnaissant le titre de l'ouvrage que lisait Bellyra.
-C'est Victor qui t'a prêté ce livre, ou bien y en avait-il un exemplaire sur l'île ? demanda-t-il, usant du tutoiement désormais de rigueur : tout comme l'intimité qu'ils partageaient tous désormais, bon gré, mal gré, cela contribuait, en quelque sorte, à renforcer leur cohésion. Si c'est le cas, et bien, je n'aurais pas imaginé que les pérégrinations de Lavebrise soient si populaires... En même temps, je l'avoue, je ne suis plus très au fait de l'actualité littéraire.

" C'est Victor qui me l'a prêté." dit Bellyra avec le sourire. " Je dois dire que je n'ai pas songé à empaqueter les quelques livres que j'avais à l'auberge... Dans l'urgence, on ne pense pas toujours à tout... Mais la distraction est bienvenue... Même si je dois dire que je trouve ça relativement abscons. Ça me change les idées."
Elle haussa les épaules avec une moue amusée.
" Je crois qu'on devrait laisser tomber ces cartes ultra-précises..." intervint alors Ruyven. " Nous contenter de n'indiquer que les couloirs qui mènent à des endroits dignes d'intérêt... Nous ne sommes pas cartographes, nous n'avons pas besoin d'un tel relevé..."

Le barde réfléchit un instant.
-Je crois au contraire qu'on doit continuer à tout noter... fit-il. Si d'aventure les pirates se mettent à fouiller les grottes, en avoir un plan exhaustif nous permettrait de leur tendre des embuscades, de savoir où les semer, où les piéger... C'est fastidieux, je sais bien, mais... Mieux vaut prévoir toutes les éventualités.
Il sourit, embarrassé.
-Enfin, ce n'est que mon avis : il faudra demander à Guéric ce qu'il en pense. Et tu ne dois pas passer ta nuit dessus, et au contraire penser à te reposer : d'autres pourraient sans doute prendre la relève...

" J'ai dormi plus tôt." fit le courtisan avec un geste évasif. " Ces plans n'ont rien de pratique. Déjà, avec les différents niveaux impossibles à représenter sur une seule page... Si nous devons agir dans la précipitation, nous allons nous empêtrer dans ces mille traits et le temps qu'on sache où on se trouve, des pirates auront surgi de toutes les directions possibles et imaginables ! Un simple symbole renvoyant à l'issue de chaque couloir inutilisé serait bien plus utile, peut-être avec une mention de la distance approximative..."
Il secoua la tête.
" J'en parlerai à Guéric."
" Tu veux faire le martyr. Toutes ces heures de travail pour rien..." gloussa Bellyra.
" Si je survis, j'afficherai une de ces cartes au mur de ma piaule, je te le promets."

-De toute façon, je te rejoins sur un point : si nous sommes pressés par le temps ou talonnés par les pirates, les cartes seront difficilement utilisables. Rien ne remplacera la connaissance réelle des tunnels : on pourrait organiser des visites guidées par petits groupes... D'autant que certains coins valent le détour ! Eau saumâtre, galeries inondées, menaces d'éboulements, passages étriqués, gravures rupestres paléo-juvéniles...
Il avait parlé sur le ton de la plaisanterie, mais pensait sincèrement que plus ils seraient nombreux à connaître les grottes, plus ils auraient de chances de s'en tirer, en cas de problème.
Et plus il y aurait de chances que les hommes du Squale capturent une personne familière du labyrinthe, évidemment.
Mais... Aucun d'entre eux ne devait se laisser capturer vivant, théoriquement.
Il frissonna.

Ruyven ne semblait pas particulièrement d'humeur à plaisanter, aussi ne releva-t-il pas la description pittoresque que Taliesin fit des galeries. Il se repencha sur sa carte, commença à griffonner des indications sur un parchemin annexe, concentré. Bellyra, quant à elle, se replongea bientôt dans son livre.
Autour d'eux, tout le monde dormait. Goran se mit à ronfler avec entrain. Martin se redressa dans son lit et bâilla aux corneilles avant de soupirer. Elerinna s'éveilla quelques secondes plus tard, comme si elle l'avait entendu sortir de sa torpeur.

Taliesin ne se sentait pas assez énergique - ou assez à l'aise - pour relancer la discussion qui s'était éteinte quelques instants a peine après avoir commencé. Il se concentra donc à nouveau sur son repas - un en-cas, plutôt, constitué de pain, de jambon, de fromage et d'une pomme en guise de dessert -, se demandant ce qu'il ferait une fois rassasié. Sans doute se coucherait-il : il se pensait capable de dormir à nouveau. Mais évidemment, si tout le monde se réveillait... C'était presque en train d'en prendre le chemin.

En réalité, personne d'autre que les deux courtisans ne bougea. Ceux-ci s'approchèrent du puits de lave à leur tour, en vêtements de nuit. Elerinna sourit à Taliesin et s'apprêta à dire quelque chose, mais elle fut devancée par Martin.
" On reconnait les noctambules. Amis des petites heures, quand se concluent nos tristes transactions..." fit-il.
Il s'accroupit près de Taliesin.
" En fait, on ne te l'a pas dit, mais le conseil réuni des courtisans de Mersant a décidé de profiter de la nuit et du sommeil, artificiel il faut bien le dire, de nos compagnons, pour procéder à une exploration charnelle complète de ta personne. Il circule beaucoup de rumeurs sur les pollens dont se servent les elfes pour se reproduire et nous sommes curieux de les voir en action."
" Mais tais-toi." fit Elerinna en lui flanquant une tape sur la tête. " Tu as trouvé tout ce qu'il le fallait pour manger ?"
" Ouch." grommela Martin en s'asseyant par terre.

Le barde sourit aux nouveaux venus.
-Comme stipulé lors d'un précédent entretien, les pollens reproducteurs des elfes sont exclusivement capillaires. Par conséquent, les explorations charnelles que vous envisagez se réduiraient à une sorte... d'épouillage. Néanmoins, si vous voulez passer la nuit à prendre soin de ma chevelure de rêve, libre à vous. Mais il n'était pas nécessaire d'endormir les autres...
Il désigna les reliefs de son repas.
-Et oui, j'ai trouvé mon bonheur. Merci.

" Tu ne devrais pas lui proposer de prendre soin de tes cheveux, tu n'as aucune idée de ce dont il est capable..." fit Bellyra en riant.
" Ne vends pas mes secrets, maudite." rétorqua Martin en se servant de fromage et de pain.
" Ça me rappelle ce nain, Ruyven, tu te souviens ? Celui qui voulait qu'on lui caresse la barbe tout en..."
" Pitié, certaines choses devraient rester enfouies dans le passé et ne jamais resurgir." lâcha Ruyven en levant les yeux au ciel.
" Oh, celui là !" s'exclama Bellyra.
" Chut, j'ai dit."
Les deux femmes rirent.
" Ce n'est pas très gentil pour Belenn de parler de gens qu'il ne connait pas." intervint Martin.
" Mais je peux lui parler de gens qu'il connait, si tu veux..." fit Bellyra, souriante. " Par exemple, de..."
" Hey ! Et le secret professionnel ?" fit Martin.
" Quel secret professionnel ?" renchérirent les deux filles.
" Ne fais jamais confiance à une catin." lâcha Ruyven, à nouveau tout à sa carte.

Il haussa les épaules, pas le moins du monde gêné par la tournure que prenait la conversation.
-Oh, tu sais, on dit la même chose des bardes... Comme, pour renouveler notre répertoire, nous devons sans cesse apprendre de nouvelles histoires, de nouvelles chansons, de nouveaux morceaux, sinon les créer nous-mêmes, nous sommes attentifs... Et du coup, nous avons la réputation d'avoir les oreilles qui trainent. On raconte que nous nous nourrissons des rumeurs et des ragots pour nos compositions, qu'échanger une conversation dans une taverne, en notre présence, est chose risquée...

" Ce qui est absolument vrai." dit Elerinna. " Quand je bossais au Poing de Velours, je me souviens d'un barde, comment s'appelait-il... Ancelin, je pense... Un charmeur de première... Il parvenait à... coucher à l'oeil."
" Les bardes couchent toujours à l'oeil." fit Martin en souriant à Taliesin.
" Vous n'avez rien bu, pourtant..." murmura Ruyven. " Il y a de l'herbe à rire dans les matelas, ou quoi ?"
" Bref, cet Ancelin... Il est resté genre... une veille dans la maison close... et puis subitement... Quelques uns de nos clients les plus réputés... dont un Helmite, les dieux en soient témoins, j'en ris encore rien que d'y penser, qui avait de ses marottes... impliquant des chauve-souris et du beurre..."
" Je ne veux rien savoir."
" Enfin, tous ces gens bien se sont retrouvés exposés dans un pamphlet distribué gratuitement sur les places... On nous a accusé d'avoir trahis nos bienfaiteurs... Evidemment, du Ancelin en question, nulle trace..."

Taliesin grimaça.
-Malheureusement, un certain nombre de bardes ne sont pas très recommandables. Entre les roublards, ceux qui trichent aux cartes, qui aiment faire les poches... Enfin, c'est comme dans toutes les professions, j'imagine. Mais celui dont tu parles... En plus de n'être pas très recommandable, il était stupide : même si on est barde itinérant, même si on ne pense jamais devoir repasser quelque part... on ne sait jamais de quoi demain sera fait. Et si l'on multiplie les mauvais coups dans toutes les villes, tous les villages où l'on s'arrête, au bout d'un moment, la rumeur nous précède, les ennuis nous rattrapent.

" Mais son pamphlet n'était pas signé !" s'exclama Elerinna. " Et il n'avait posé de questions à personne... Il avait juste tendu l'oreille. Il s'était fait discret, réceptif... Nous avions bavardé..."
" De plus, honnêtement... Trahir des putains et des débauchés... Il y a plus dangereux pour une réputation."
" Surtout à Manost."
" Finalement, cet Ancelin a servi l'ordre moral. Si ça se trouve, il était barde helmite."
" Ça existe des bardes helmites ?"
" Je ne connais que les bernard-l'hermite, moi."
" Je n'ose imaginer, brrr."
" S'ils chantent aussi juste que les Helmites que j'ai connus, ça promet..."
" Il y a pire qu'un barde helmite. Il y a un barde helmite au pieu."
" Ouch."
Ils grimacèrent tous les quatre de concert.

L'elfe s'abstint de tout commentaire : il savait avoir déjà fait pire, en matière d'humour. Savait qu'il le ferait encore.
-Honnêtement, tout ce qu'on dit sur les Helmites... n'est pas fondé. Ou pas entièrement, fit-il. J'ai travaillé quelques temps au Loyal Paladin, à Manost, et je peux vous dire que maints paladins, maints prélats venaient y descendre bière et sur bière. Et quand ils étaient suffisamment imbibés... Ils chantaient faux, pour beaucoup, d'accord, mais on leur pardonnait : c'étaient de joyeux drilles. Peut-être avaient-ils honte le matin venu, si tant est qu'ils se souviennent de quoi que ce soit, mais... Ah, ils savaient s'amuser.

" On s'est peut-être croisés, alors." fit Elerinna, songeuse. " Enfin, je n'avais pas vraiment les moyens de me pointer au Loyal, je dois dire... Ni le temps. Ni les fringues ad hoc. Mais je ne me souviens pas de t'avoir vu au Poing de Velours, ça non. Je n'aurais pas oublié de tels yeux."
" Et un tel... ahum... heu... un tel nez."
Bellyra pouffa.
" Mais Rinna en connaît un rayon sur les Helmites. Un rayon dont tu ignores tout, mon ami."
" Non, mais il n'a pas tort. Ils savent s'amuser. Dans leur genre. Si on aime ça. Et qu'on est prêt à nettoyer les draps ensuite."
" Allons, vous êtes sordides."
" Notre métier est sordide."
" Raison de plus pour ne pas en rajouter."
" Je n'ai jamais couché avec un Helmite, moi."
" Bah, les Talosiens n'ont sûrement rien à leur envier."

-Oh... Ils sont pires, bien pires... fit-il, songeant brusquement à une certaine soirée, chez une certaine dame Ielée...
L'instant suivant, il se tançait sans aménité : il devait prendre garde à ne pas se trahir. Bien sûr, le Mélandien dormait ; bien sûr, il pouvait avoir croisé des Talosiens ailleurs que dans la Cité du Chaos. Et puis; ils seraient peut-être tous morts, d'ici quelques heures, quelques jours...
Qu'importe : il devait quand même faire attention.
Et s'empresser de détourner la conversation...
-Mais en dehors des clercs ou de la gente paladine, les gens ne se définissent pas uniquement, pour leurs mœurs, par le ou les dieux qu'ils vénèrent. Et il est difficile, de surcroît, de juger de ce qu'ils sont au quotidien, quant on les croise dans une auberge, dans une maison close... Ils peuvent y venir par habitude ou de manière totalement exceptionnelle... On ne peut tirer aucune généralité, et c'est ce qui fait tout le sel des rencontres. Même de celles qui se prolongent : parfois, on peut être surpris par des personnes que l'on pensait connaître...

" Tu sais, quand on réside dans une maison close pendant des années, qu'on voit défiler les mêmes... têtes jour après jour... Les gens perdent rapidement de leur mystère."
" Et certaines personnes n'ont aucun mystère... Juste une banalité affligeante."
" C'est d'ailleurs souvent ceux-là qui se croient les plus intéressants... et qui parlent, parlent, parlent et estiment que tu dois les écouter, tout ça parce qu'ils ont payé..."
" Honnêtement, s'il y a bien un endroit où les gens ne gardent pas de masque, c'est bien au lit avec quelqu'un qui consent à tout ce qu'ils désirent."
" C'est vrai que les gens de passage ont tendance à la jouer "je ne te dirai rien de moi"... Mais généralement, s'ils reviennent une deuxième fois, ils profitent de l'oreille compatissante et obéissante de la putain..."
" Même les Cyriciens, c'est dire."

Le barde acquiesça. Au-delà de la discussion, il était surtout heureux que les courtisans n'aient pas rebondi sur sa remarque concernant les Talosiens...
-J'imagine bien... fit-il. Et c''est vrai que je parlais surtout de ma propre expérience : je suis barde itinérant, je ne me suis jamais, à de rares exceptions, attardé plus que quelques jours au même endroit. Du coup... mes haltes dans les villes, les villages, les hameaux ont toujours été l'occasion de surprises, de découvertes... Le mystère des rencontres de passage que j'ai pu y faire est encore renforcé par le fait qu'elles restent généralement éphémères, superficielles... et par la méfiance de certains envers les bardes.
Il sourit.
-Et effectivement : dans ces conditions, les gens ne se révèlent vraiment que dans l'intimité d'une chambre... hum, ou d'une grange, d'un pré abrité...

" Aaah, la félicité de celui qui peut choisir son étreinte..." musa Bellyra, peut-être un peu ironique.
" Je crois que ça ne m'est plus arrivé depuis... deux ans ?" fit Ruyven.
" Je crois que ça ne m'est jamais arrivé." renchérit Martin, le sourire aux lèvres.
" C'est sympa, tiens, ça." grommela Elerinna.
" Oh, mais ça, ça ne compte pas, Rinna." dit Ruyven en riant.
" Pourquoi ça compterait pas, d'abord ?"
" Ça s'appelle de la thérapie. Ça ne compte pas." trancha Martin.
" Les hommes, alors !" bougonna la prostituée en se levant.
" Oh, allez, Rinna !"
" Je vais faire du thé. Pour les femmes et les elfes."
" Et les quarts ?"
" Les quarts iront en enfer."
" Diantre !"

Taliesin avait failli répliquer que sa dernière étreinte choisie remontait à des mois - des siècles, avait-il l'impression - et que s'il avait eu des rapports charnels depuis, en une seule occasion déjà fort ancienne, ils avaient été contraints. Il préféra s'abstenir, néanmoins : outre le risque de susciter des propositions aussi immédiates que diverses, et celui de remuer de pénibles souvenirs, il aurait pu blesser les courtisans, avancer imprudemment en terrain dangereux, pénible pour eux. Or, s'il était prêt à parler de tout et de rien pour se changer les idées, il ne voulait certainement pas s'aliéner ses compagnons...
Il demeura donc silencieux, attendant qu'Elerinna serve le thé avant de se pencher plus avant sur la suite de la nuit.

Les courtisans se turent pendant qu'Elerinna préparait le thé. Leurs expressions s'étaient faites pensives, les regards s'étaient perdus dans le vide. La prostituée revint avec cinq tasses, fit mine un instant de ne pas en donner une à Martin, puis la lui déposa quand même et le gratifia d'une tape affectueuse sur la tête. Il grimaça, à la fois touché et embarrassé. Le thé embaumait l'air, fruité et fort, et Elerinna soupira.
" On ne va pas pouvoir rester à Mersant, hein ?" demanda-t-elle finalement.
" On ne va probablement pas s'en sortir du tout." fit Ruyven.
" Donc ne tire pas de plans sur la comète." ajouta Bellyra.
" J'aime bien les plans sur la comète."

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[Lieu] Mersant

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