La Couronne de Cuivre

Kasumi avait suivi l'échange avec une pointe d'amusement et ne se priva évidemment pour intervenir quand Tilmandil le sollicita :

- J'aime bien les histoire d'amour moi ! Ou alors, si ça ne te dit rien, un petit quelque chose sur la fondation d'Everaska peut-être ? Ou un récit sur les explorateurs intrépides quittant leur beaux palais pour se lancer au cœur de forêts maudites ! Mais, après réflexion, peut-être vaut-il mieux laisser ces dames choisir ce qui leur plairait.

Il se tourna vers Sylvia et lui adressa un sourire bienveillant, l'invitant à donner son avis.

- Je veux bien les amours de Chauntea et Lathandre... mais peut-être pas en entier, si c'est long, je ne sais pas... je ne l'ai jamais entendue.
- C'est assez long, oui, mais je peux en chanter juste un extrait.
Il hésita, se tournant vers les elfes.
- Bon, pour ceux qui ne savent pas... Lathandre c'est le dieu soleil, mais aussi le dieu du printemps, du renouveau, de la sève qui monte... il est jeune, beau, brillant, c'est un séducteur.
- On n'est pas complètement incultes, tu sais...
Tilmandil poursuivit sans tenir compte de l'interruption.
- Et Chauntéa c'est l'été. Elle est plus âgée, généreuse et accueillante, c'est la déesse de la terre... Ils sont faits l'un pour l'autre, la terre et le soleil, lui qui est si volage et elle qui sait l'attendre, qui sait qu'il lui reviendra toujours...
- Bon... et la chanson ?
- Attendez ! Je m'y mets...

Il incanta brièvement et un luth apparut, dont il s'empara aussitôt. Il joua quelques notes, fredonna à mi-voix pour trouver la tonalité, puis se lança.

« La nuit jamais n’a été son instant,
Mais elle attend quand même, inlassablement,
A quoi bon vouloir capturer le vent,
Qui souffle si souvent, si souvent.

Alors les blés mûrissent, et jaunissent les champs,
Le soleil se lève, comme une promesse, inlassablement,
Elle brasse les épis, ses très chers enfants,
Qui lui sourient, maintenant, maintenant,

Elle craint l’automne et ses tourments,
Les feuilles rousses qui dansent, inlassablement,
Car le Seigneur de l’Aube guettera le printemps
Ne reviendra pas avant, pas avant

La Grande-Mère s’endort un moment,
Laisse la neige tomber si lourde, inlassablement,
Et dans ses rêves, éclatent rires et chants,
Qui en son sein résonnent longtemps, longtemps… »

Il musa doucement quelques mesures, puis opéra un léger changement de rythme.

« Puis vient la fonte et la lumière
L’aube s’illumine, comble la terre,
Chauntéa sort de sa chaumière,
Et de ses yeux, espère, espère

Au galop devant le soleil,
Il est venu, elle s’émerveille,
Plus vite que les rayons encore,
Annonce le renouveau, l’aurore,

De l’est, vient son cheval doré
Comme une abeille au vol léger,
Et il fuse comme une étincelle
Etalon au pelage de miel

Enfin il s’arrête devant elle
Sa main se lève, que tu es belle !
Il glisse au sol, son bras l’étreint
C’est seulement le petit matin. »

Nouveau changement de tempo, avant de conclure.

« Mais les amants de la lumière ne cherchent pas la nuit,
Sous les rayons étincelants, les voici réunis,
Et toute la nature, de leur ébats, se réjouit,
Car c’est dans leur amour que s’enracine la vie. »

Hrp : tous les droits d'auteurs vont à Galathée !

Kasumi applaudit sans réserve aussitôt que Tilmandil eut reposé son instrument. Ses yeux brillaient d'admiration et même d'une certaine fierté fraternelle quand il annonça avec enthousiasme :

- Je comprends mieux que tu te sois fait une réputation en Calimshan avec une voix pareille ! Et le luth est vraiment un instrument qui te convient. Je suis certain que c'est avec de telles balades que tu as du succès avec les filles ! Il faudra que je les interroge, d'ailleurs. Non pas que je veuille t'imiter bien sûr : j'ai vraiment tout ce dont j'ai jamais rêvé.

Il tourna un regard rêveur vers Sylvia et rapprocha discrètement sa main de la sienne.

Tilmandil se fit une joie de leur donner un récital complet, profitant du luth qu'il avait invoqué. Et le temps passa finalement assez vite. Ce fut bientôt l'heure de sortir, d'affronter le froid glacial à l'extérieur.
Eärundra leur indiqua l'endroit où elle comptait se cacher : une minuscule anfractuosité rocheuse, toute proche d'un bout de terrain suffisamment plat pour y faire atterrir l'aigle, où elle parvint à se dissimuler complètement aux regards.
Il ne leur restait plus qu'à attendre l'aigle... et espérer qu'il les repère et se pose bien à l'endroit qu'ils souhaitaient.
- Je crois que c'est lui, là-bas, fit Elvilith en indiquant un point dans le ciel.

Kasumi avait jeté des regards un peu nerveux à ses compagnons maintenant que l'arrivée de l'aigle était imminente et que la parenthèse enchantée de détente touchait à sa fin. Le rôdeur craignait aussi ce qui pouvait advenir si l'oiseau géant se rebellait et refusait de coopérer. Dans ces conditions, la présence d'Eärundra le rassurait un peu, que ce soit pour l'atterrissage proprement dit mais aussi et surtout pour les jours de vol à venir. Le demi-elfe leva le regard vers le point à peine discernable que désignait Elvilith dans le ciel et finit par répondre au bout d'un petit moment :

- Oui, tu as raison grand-mère. Tu as vraiment une vue excellente !

Il ajouta aussitôt d'un ton plus grave en regardant tour à tour sa compagne, son demi-frère et sa grand-mère :

- Tout le monde est prêt ?

Tout le monde était prêt.
L'aigle les repéra rapidement, seul groupe d'elfes et d'humains des environs. Il vira sur l'aile droite, effectua un rapide repérage en rase-motte, puis se posa sur l'espace dégagé juste devant eux. Son "cavalier", un jeune elfe de lune, en descendit aussitôt, se laissant glisser à bas de l'oiseau géant en s'accrochant à une sangle de cuir.
- J'imagine que vous êtes... Elvilith ? demanda-t-il avec un brin d'hésitation en se tournant vers l'aïeule. Et vous, Kasumi ?
- C'est bien nous.
- D'accord... Esnaël m'a dit que vous saviez vous en occuper ?
Il n'en paraissait pas réellement convaincu.

Kasumi s'avança avec prudence de l'oiseau géant en manifestant une certaine dose de courage face à ce mastodonte pouvant le tuer d'un coup de bec ou de patte.

- Nous prendrons soin de Rubis, n'en doutez pas. Esnaël nous a donné de bons conseils. Mais qu'en est-il de vous ? Comptez-vous rentrer à Everaska à pieds ?

Le rôdeur craignait un peu que le cavalier décide de s'attarder dans les environs et ne remette en cause leur plan quelque peu malhonnête.

Le garde l'observait d'un air dubitatif, et mit quelques secondes à répondre à sa question.
- Moi ? Oh, je dois rejoindre le poste frontière, et prendre un tour de garde là-bas... Il fait moins froid qu'en altitude, ça n'est pas une mauvaise chose.
Il fronça les sourcils.
- Mais... vous êtes sûr que vous saurez vous en occuper ? Vous n'avez pas l'air très à l'aise.
- Ne vous en faites pas, nous saurons, intervint la grand-mère, apaisante.
L'oiseau observait Kasumi d'un air presque... féroce. Et soudain, sa tête plongea droit sur lui, comme s'il voulait l'embrocher avec son gros bec. Il s'arrêta cependant juste avant de l'atteindre, et se redressa. Presque narquois.

Kasumi avait déglutit en constatant le manège de la créature mais il eut pour lui de remporter son duel de volonté en ne se recroquevillant pas devant la feinte d'attaque. Il avait parié sur le fait que son cavalier n'aurait pas couru le risque que l'un d'eux se fasse tuer et que l'animal chercherait à imposer sa position dominante. C'était un pari risqué et il avait été tout prêt de flancher mais il n'avait guère eu le choix. Céder maintenant aurait pu remettre toute la mission en cause et son père comptait sur lui. Sa voix était tout de même altérée quand il tenta de parler bravement en regardant l'aigle dans les yeux :

- Il a l'air d'avoir faim ou alors il m'a confondu avec un envahisseur. Mais c'est normal : nous n'avons pas eu le temps de faire connaissance, encore.

Le faucon de Sylvia, qui s'était éloigné, méfiant, choisit ce moment pour rejoindre sa maîtresse et les deux oiseaux s’entre-regardèrent un instant. Elvilith, à son tour, s'approcha et tendit sans la moindre criante apparente une main vers l'aigle. Celui-ci la toisa un moment, puis baissa la tête, se laissant effleurer. Juste une seconde.
Cela suffit au garde pour prendre confiance. Un peu.
- J'espère que vous arriverez à quelque chose... De toute façon, ils sont bien dressés et savent où se trouve leur chez-eux. S'il n'a pas confiance, ou s'il ne se sent pas en sécurité, il nous reviendra de lui-même.
- Je n'en doute pas.
- Je vais aller prendre mon tour de garde en ce cas. Et je vous souhaite bonne chance dans votre mission. De la part d'Esnaël. Il m'a dit de transmettre.
- Transmettez-lui les salutations d'Elvilith, de votre côté ! Et merci de votre collaboration.
- Ah, j'oubliais... Le commandant m'a dit de vous rappeler que personne ne devait en aucun cas savoir que nous vous avions prêté un aigle...

Kasumi était admiratif de l'intervention opportune de sa grand-mère qui avait contribué à faire tourner la situation à leur avantage, gagnant une première marque de respect de l'aigle et la confiance du garde elfique. Le rôdeur se tourna vers ce dernier en répondant d'un ton serein :

- Vous pouvez compter sur notre discrétion de ce point de vue. Je vous remercie pour votre aide et je crois qu'il sera plus sage de se donner rendez-vous ici dans une veille pour que nous vous rendions Rubis. Ainsi il n'y aura pas de risque de me voir sur son dos depuis la ville.

Cela permettrait en outre de procéder au même stratagème impliquant la druidesse mais de cela aussi il se garderait de faire la publicité.

- Et s'il te faut moins d'une veille ? objecta Sylvia, avec espoir.
- Et bien il attendra tout de même une veille pour rendre l'aigle, répliqua aussitôt Tilmandil. Il campera ici...
- Ou bien il ira avec l'aigle jusqu'au poste frontière pour faire passer un message à Esnaël, proposa Elvilith, conciliante.
- Oui, cela me semble préférable. Si nous n'avons pas de nouvelle dans une veille, je viendrai... mais j'aimerais être sûr ne pas venir pour rien.
- Le plus simple c'est qu'il vous fasse passer un message.
- Ou alors, si vous ne voulez pas vous déplacer pour rien... Je viendrai, moi à partir du neuvième jour, et je redescendrai vous prévenir...
- Ce peut être l'un de mes collègues... Mais c'est d'accord, j'attends des nouvelles avant de monter ici. Mais donc... Bonne chance à vous...
Il regarda à nouveau l'aigle, puis kasumi, d'un air dubitatif. Le "bonne chance" concernait probablement la phase d'apprivoisement mutuel, car l'aigle semblait ignorer complètement le rôdeur. A nouveau, il se laissa caresser par la grand-mère, tandis que le garde s'éloignait enfin en direction du col-frontière.

Kasumi avait suivi l'échange en restant un peu en retrait : il mesurait à présent toute la difficulté qu'il aurait eu sans le soutien de ses compagnons et en premier lieu de la druidesse. Depuis son départ de Luménis il avait peu à peu découvert la force d'un groupe soudé où chacun apportait sa contribution et ses talents au bénéfice de tous. Seul, il ne serait parvenu à rien avec l'aigle et il devait reconnaître à sa grand-mère qu'elle semblait avoir bien plus de facilités que lui même pour nous le contact avec l'animal. Il allait pourtant falloir qu'il apprenne à communiquer lui aussi avec lui et ne pas seulement s'en remettre à Eärundra.

Mais pour l'heure, son regard se tournait tout entier vers Sylvia qu'il allait devoir abandonner dans quelques heures. Sylvia avec qui il avait tant partagé et pour laquelle il souhaitait vivre plus encore. Tant qu'il n'aurait pas accepté le choc de la séparation prochaine, il sentait qu'il ne pourrait pas totalement se consacrer à l'apprivoisement de Rubis. A être tout simplement accepté par lui plutôt.

Il lut dans le regard de Sylvia une triste résignation, et elle se blottit contre lui, sans un mot.
Elvilith et Tilmandil s'étaient, quant à eux, tournés vers la cachette d'où venait de sortir Eärundra.
- Alors... merci qui ? lança-t-elle, taquine, à l'aïeule.
- Merci à toi, ô grande druidesse ! Bon, heureusement que tu m'avais prévenue hier, sans quoi je n'aurai peut-être pas osé tendre le bras... il est encore sous ton contrôle ?
- Oui, complètement. Regarde...
L'oiseau approcha sa tête de Tilmandil, qui ne put s'empêcher de faire un pas en arrière.
- Non merci, je n'ai pas envie de calin...

Kasumi frottait le dos de sa compagne presque sans même y penser mais avec une tendresse empreinte d'une certaine douleur à l'idée de la quitter bientôt. L'apparition et la remarque d'Eärundra le firent néanmoins tiquer :

- Je comprends mieux alors ! Enfin, sauf ce coup de bec que Rubis a fait mine de me donner : vous ne le contrôliez pas déjà, n'est-ce pas ?

La question n'en était pas vraiment une tant il n'imaginait pas que la druidesse aurait pu faire exprès de l'effrayer.

La druidesse secoua la tête.
- Non, bien sûr. Mais c'est juste à ce moment-là que j'ai pris son contrôle. Pour être sûre qu'il ne s'amuserait pas de nouveau à jouer les fortes têtes...
Elle s'approcha de l'oiseau.
- J'y ai été un peu fort, au niveau du sortilège, mais je n'avais pas le choix : étant hors de sa vue, je n'étais pas certaine de parvenir à le convaincre de faire ce que je lui demandais sans contrainte. Je vais lever la domination, il risque d'être un peu vexé... Mais je devrais réussir à l'apprivoiser ensuite, ne vous en faites pas. Enfin, essayez quand même de ne pas vous trouver à portée de bec pendant quelques minutes...
Sylvia entraîna Kasumi un peu en retrait, sans un mot. Elle ne suivait pas réellement ce qu'il se passait, toute à son regret de le quitter bientôt.

D'un seul coup, l'aigle parut devenir colérique, secouant la tête de droite et de gauche, signe qu'il n'était plus sous l'emprise de quiconque et qu'il était furieux de s'être ainsi laissé dominer. Mais la druidesse resta face à lui, sans se démonter, sans paraître craindre ses coups de bec menaçant, à lui parler doucement. Un véritable combat de volontés s'engageait.

Kasumi se laissa faire, suivant Sylvia avec un sourire attristé. Mais quand elle s'arrêta finalement, son regard fut immanquablement attiré par le duel d'apparence inégale qui se jouait entre une petite elfe menue et un oiseau anormalement grand et colérique. Et pourtant il avait toute confiance en la druidesse pour maîtriser ce dernier et leur garantir d'être en sécurité durant leur voyage. Ses paroles murmurées s'adressèrent autant à sa compagne qu'à lui même :

- Je vais vite revenir. Et je ne partirai plus. Plus sans toi en tous cas.

La rôdeuse grimaça.
- On dit ça... Mais je me doute bien, vu ce que tu m'as raconté de ta vie là-bas, que ce n'est pas toujours de tout repos, que tu as des missions à accomplir par exemple...

Pendant ce temps, l'aigle semblait peu à peu se calmer. Il finit même par abaisser doucement sa tête en direction de la druidesse. Saisissant la longe qui pendait du harnachement, celle-ci se hissa lestement en selle. Et l'aigle se redressa de toute sa taille.
- Je serai de retour dans deux heures ! lança Eärundra. Ça vous laisse un peu de temps encore avant le départ...
Et l'aigle se mit à battre des ailes, avançant maladroitement sur ses pattes, pour prendre son envol.

Le rôdeur toucha délicatement le menton de sa compagne pour qu'elle lève la tête et croise son regard alors qu'il répondait d'un ton doux :

- C'est vrai. Il arrivera peut-être que je ne sois pas là parfois. Mais je renoncerai à ces missions si elles doivent te faire souffrir. Je l'ai trop fait par le passé : ma priorité est maintenant de te rendre heureuse. Autant que je le pourrais. Maintenant que je t'ai retrouvée et que j'ai ouvert les yeux. Mais tu dois me faire confiance pour cette fois encore... J'aurais vraiment aimé qu'il en soit autrement.

Deux heures, c'était si peu... Mais il n'avait pas l'intention de quitter Sylvia une seule de ces quelques minutes qui leur restaient.

Sylvia secoua la tête.
- Renoncer à tes missions ? Voyons, tu n'es pas sérieux... Tu t'imagines vraiment que j'ai envie de te couper les ailes ? C'est toute ta vie, de partir à l'aventure, je t'ai toujours connu comme ça. Alors... peut-être que je pourrai t'accompagner parfois. Mais peut-être aussi qu'avec le temps tu auras aussi, parfois, envie d'y aller seul... et que je n'aurai pas envie de t'avoir tout le temps sur le dos.
Elle sourit doucement.
- Ce que je veux dire... c'est que là, tout de suite, te laisser partir alors que notre relation vient juste de renaître, c'est difficile. Mais je me connais assez pour savoir que dans quelques mois, je ne voudrais pas t'avoir tout le temps dans les pattes, que j'aurais envie d'avoir des moments à moi et toi aussi !

Kasumi resserra son étreinte et poussa un profond soupir avant de répondre d'un ton optimiste et un brin espiègle :

- Tu as raison, bien sûr, comme d'habitude ! Tu as toujours été plus sage que moi. Enfin, tu n'es plus souvent si *sage* que je t'ai connue en fait. Et je dois bien avouer que j'aime bien t'avoir dans les pattes ou sur mon dos, moi !

Il ponctua sa remarque d'un léger baiser sur son front mais il ne sut pas contrôler la rougeur qui lui monta aux joues de son audace, vieux réflexe de timidité que leur intimité récente n'avait pas tout à fait réussi à faire disparaître...

Sylvia rit.
- C'est gentil mais... Tu verras que tu t'en lasseras, à la longue ! Je peux être particulièrement pénible, c'est en tout cas ce qu'on m'a toujours dit ! Donc profite bien de ces veilles de lune de miel où tu supportes absolument tout ce que je pourrais dire ou faire... Parce que si je me souviens bien, à quinze ans on se chamaillait énormément et parfois même on ne se supportait plus du tout pendant des jours ! Donc à moins qu'on ait complètement changé, qu'on soit devenu plus sages que des clercs... ça risque de revenir...

Tilmandil et Elvilith s'étaient éloignés, hors de vue, pour les laisser discuter tranquillement. Léo était invisible. Pour un peu, ils se seraient cru seuls au monde.

Le regard de Kasumi se perdit dans ses souvenirs et un sourire se dessina sur ses lèvres alors qu'il répondait d'un ton paisible :

- Je ne crois pas qu'on ait tant changé que ça, non. Et je m'en réjouis ! Mais j'étais très immature à ce moment là, et toi très jeune ! Et les adolescents expriment parfois de bien curieuses façons leurs sentiments... J'ai toujours aimé ton tempérament de feu moi, ton caractère affirmé, comme diraient certains. Bon, ce n'est pas de tout repos mais c'est le sel de la vie, non ?

Elle répondit en riant.
- J'adore t'entendre dire ça... hum, et si j'avais un moyen magique de l'enregistrer, pour te le faire écouter dans quelques temps quand tu auras changé de discours... ou alors, je sais, je devrais peut-être l'écrire et te le faire signer ! "Moi, Kasumi, rôdeur, sain de corps et d'esprit et âgé de... heu... 34 ans non ?, promets de me souvenir toujours que j'aime le tempérament de feu de ma compagne Sylvia et que jamais je ne lui reprocherai son caractère"... Ça te va, dit comme ça ? Le souci c'est que je n'ai pas de papier...

Kasumi éclata de rire à son tour et répondit d'un ton faussement innocent, le regard brillant :

- Oui, c'est vraiment dommage mais je suis à peu près certain de ne pas en avoir non plus ! Il va falloir compter sur ma bonne mémoire. Et sur la tienne !

Il ajouta aussitôt d'un ton bien plus doux :

- Et de toute façon, ce n'est pas si grave : tu as toujours su te faire pardonner, même cette fois où tu avais fait tomber mon épée au fond de la rivière parce que je t'avais mise en colère. J'ai mis un mois à convaincre Hef de m'en confier une autre ! Si ça se trouve, elle y est encore tiens...

" Oh, non, elle n'y est plus, il m'a envoyée la récupérer et l'a confiée à quelqu'un d'autre plus tard, sans doute... Mais il ne te l'a pas dit et t'a laissé poireauter un mois sans épée. Il a dû estimer que puisque tu m'avais cherché, tu n'avais qu'à te débrouiller sans épée quelques temps..."

Ils poursuivirent un moment leur discussion, évoquant de joyeux souvenirs d'enfance et d'adolescence. Jusqu'à ce qu'un point apparaisse dans le ciel. Ou plutôt deux points. Deux aigles géants. Dont un seul était monté, comprirent-ils quelques instants plus tard. C'était très certainement Eärundra.

Ces moments avaient été très agréables tantôt paisibles, tantôt amusants, jamais nostalgiques maintenant qu'ils avaient l'assurance de pouvoir en vivre d'autres à deux. Mais les deux heures avaient fini par passer sans qu'ils s'en rendent compte. Un premier point à l'horizon doucha quelque peu la bonne humeur du rôdeur avant qu'un deuxième n'apporte une foule de sentiments confus : peur qu'il s'agisse de gardes ayant découvert la supercherie puis effroi en songeant qu'Eärundra avait sans doute volé un aigle leur attirant des ennuis sans fin mais aussi - et il n'arrivait pas tout à fait à le dissimuler - un élan d'espoir : la druidesse amenait un second aigle. Cela signifiait-il qu'ils pourraient voyager à plus que deux ? Non, il ne voulait pas y croire...

Elvilith et Tilmandil les rejoignirent en apercevant les aigles, et l'aïeule sourit, clignant des yeux face au soleil.
- Ah, la voilà... Ne faites pas cette tête-là, voyons, on dirait que vous êtes surpris ! Les aigles ne peuvent porter qu'une seule personne, on nous l'a dit et redit. Puisqu'elle veut t'accompagner, Kasumi, il fallait bien qu'elle s'en procure un autre...
- Tu crois qu'elle... qu'elle l'a pris parmi ceux de la commanderie ?
- Je n'en sais rien. mais elle en serait tout à fait capable...
L'idée semblait beaucoup amuser aussi bien Tilmandil que sa grand-mère.

Quoiqu'en disent ses parents, Kasumi ne partageait pas tout à fait leurs sentiments positifs concernant le fait que sa parole envers le commandant des gardes aient pu être ainsi bafouée sans même qu'on lui demande son avis. C'était peut-être une nécessité pour que la druidesse puisse effectivement l'accompagner mais ce n'était pas obligé de lui plaire. Tout en serrant la main de Sylvia dans la sienne, le rôdeur regarda les aigles approcher, sans un mot mais le pli soucieux qui lui barrait le front valait bien un discours.

Les deux aigles atterrirent presque simultanément, et Sylvia se laissa glisser à bas du sien. Kasumi nota que sa "monture" n'était pas Rubis mais un autre aigle, légèrement plus petit, au pelage un peu plus terne. Une femelle peut-être.
- Voici Opale, dit simplement la druidesse. C'est elle que je monterai. Ils devraient bien s'entendre, ajouta-t-elle avec une certaine affection en se tournant vers les deux aigles. Ceux-ci, en effet, semblaient bien plus intéressés l'un par l'autre que par les humains autour d'eux. Ils échangèrent quelques bruits de bec et de gorge, puis penchèrent l'un après l'autre la tête de côté, sans se quitter des yeux. Ils s'éloignèrent ensuite en sautillant.
- Il faudra leur laisser un peu de temps à eux pendant le voyage... Et pas seulement pour chasser, à mon avis...

La Couronne de Cuivre

[Everaska] Quête: Racines