La Couronne de Cuivre

-Franchement, s'il veut virer quelqu'un, ça n'est certainement pas toi. Et je ne trouve pas que trouver des excuses aux autres soit un travers. Au contraire.
Il vida sa pipe, écrasa la cendre incandescente du talon.
-Bon, si l'horrible séance de maquillage m'est épargnée, je veux bien y aller. Il faut juste que nous réfléchissions à diverses couvertures... Se renseigner sans raison sur de nobles familles, ça éveillerait forcément les soupçons.

Ils regagnèrent l'intérieur du comptoir. Meloenn avait disparu, ainsi que Sedanius. Restaient Perceval et Kerun. Ce dernier échangea un regard las avec le barde.
" Certains seront décorés au terme de cette affaire." souffla-t-il.
Une fois qu'ils se furent rassis, le Luménien reprit ses notes.
" Bon. Ce sera nous quatre cette fois-ci. Lena, Perceval va à nouveau jouer les esclaves.
— Je deviens bon !
— Ne le laisse pas trop parler.
— Si tu crois que Dame Fadraeth laisserait un humain minable ouvrir son gosier ! Je vais le bâillonner, plutôt."
Le jeune guerrier se renfrogna mais un sourire demeura sur ses lèvres. Kerun se tourna vers Taliesin.
" Toi et moi pouvons travailler ensemble ou séparément. En fonction de la bonne idée qui va nous venir..."

-Hum, laisse-moi réfléchir... Que dirais-tu si j'incarnais un agitateur politique incitant à la révolte contre l'empereur ? Toi, tu pourrais distribuer des tracts... Sinon, pourquoi pas un prêtre d'Ilmater demandant aux nantis de se défaire de leurs biens au profit des pauvres ? Tu n'aurais qu'à récolter les dons...
Il leva les mains, sourit.
-Non non, ne m'assassine pas tout de suite, je suis sûr que je peux trouver une idée sérieuse... Dis-moi juste si tu entends rester dans la rue ou si tu envisages d'aller toquer à la porte de ces familles.

" Cela dépend sans doute des objectifs que l'on se fixe, dit le Luménien.
— Personnellement, je vais frapper aux portes, fit Lena. J'irai prendre le thé avec la maîtresse de maison pendant que Perceval se mêlera aux esclaves et posera les questions...
— Quoi ? Non !" lâcha l'agent secret, stupéfait.
La drow et le jeune homme le dévisagèrent.
" Non, non, non, non. Perceval ne va sûrement pas poser de questions. Changement de programme. Tu restes ici. Il faut retrouver Baptiste de toute façon. Taliesin et moi ferons les esclaves et irons interroger les gens de la maison.
— Mais enfin...
— C'est comme ça."

-Tu ne crois pas qu'on va perdre un temps précieux, en ne formant qu'un groupe ? Et puis, Lena ne pourra sans doute pas aller boire le thé chez toutes les familles...
Ne souhaitant pas davantage contredire le Luménien, il se tourna vers Perceval pour tenter de rendre les choses moins douloureuses.
-Si tu dois vraiment rester ici... Sache que Baptiste a réellement besoin qu'on s'occupe de lui. Or, comme il va me fuire comme la peste maintenant qu'il connaît ma véritable identité, je ne pourrai plus m'en charger...

" C'est juste que... bien sûr, mais... Sedanius et Abel sont déjà ici... Taliesin a raison, Kerun, ce serait dommage...
— Très bien. Alors je travaillerai avec toi. Ou Taliesin. Suivant celui qui fera l'esclave de Lena. Pour le reste... Nous avons besoin de bonnes excuses pour pénétrer dans toutes ces maisons. Dans un premier temps, les observer suffirait, je suppose. Essayer de voir qui entre, qui sort, ce genre de choses... Nous pouvons décider de ne rien faire de trop extravagant aujourd'hui, et puis de passer aux choses sérieuses demain... Meloenn va à une soirée chez les Lamegrise ce soir, elle va s'efforcer de couvrir le terrain...
— Peut-être serait-ce une autre occasion d'envoyer un esclave, dit Lena.
— Meloenn utilisait Calliope. C'est un peu compliqué si elle arrive subitement avec quelqu'un d'autre.
— C'est vrai.
— Finalement, approcher les mages semble encore la meilleure solution... Pourquoi ne pas nous rendre à l'Ecole en prétendant être des parents à la recherche d'informations ? Venus de la province..."

-M'est avis que lorsqu'un enfant est inscrit là-bas, les parents sont obligés de signer un document stipulant que l'établissement ne sera pas tenu pour responsable en cas de décès ou d'accident grave... soupira-t-il. Et puis, pour être crédibles, il faudrait disposer d'un nom d'un élève dont les parents ne vivent pas à Melandis...
Il soupira.
-Approcher directement les familles me semble plus prudent. Et si on ne trouve pas mieux, je pourrai toujours réutiliser mon herboriste fournisseur de remèdes à bas coût pour les maîtres maltraitant trop leurs esclaves...

" Il y a peu de familles qui avouent maltraiter leurs esclaves... à quelles exceptions près. C'est assez vulgaire, de les frapper. Le respect inspiré par la terreur ou la loyauté, parfois, doit suffire. Nombreux sont les nobles mélandiens qui estiment que leurs esclaves devraient être reconnaissants de les servir... Une question de contraste, sans doute.
— Je pensais davantage à jouer des parents dont l'enfant n'est pas encore inscrit à l'Ecole... qui voudraient tâter le terrain, reprit Perceval.
— Les informations qui en ressortiraient seraient maigres, probablement. Des généralités... Quelles sont ces familles qui maltraitent ostensiblement leurs esclaves ?
— Les Fumedense, pour leurs expériences magiques, ne s'en cachent pas, mais c'est un autre registre... Les Massacre de Tordo estiment qu'il s'agit de leur marque de fabrique... Mmm... Maintenant, ça ne veut pas dire que les esclaves ne sont pas maltraités... Peut-être qu'en approchant les demeures via l'intendant, par la porte de derrière..."

-C'est une piste intéressante. A moins d'être extrêmement sûr de son fait et de n'avoir pas peur de paraître manquer de courtoisie, un marchand soucieux de procéder à... une étude de marché, disons... ne passera pas directement par les maîtres mais ira plutôt sonder les intendants. Reste juste à savoir si ceux-ci ne le cantonneront pas, lui et ceux qui l'accompagneront, à une pièce unique d'où ils ne pourront rien voir. Enfin, même s'il devait en être ainsi, je pense qu'il resterait possible de glaner d'utiles renseignements.
L'idée n'était pas mauvaise, mais elle ne lui paraissait pas encore idéale.
-Dans les grandes familles, toutes les tâches domestiques sont-elles effectuées par leurs esclaves, ou bien ont-elles parfois recours à des intervenants extérieurs ? Concernant le ramonage, par exemple ?

" Non, je pense que ça se cantonne aux tâches domestiques, dit Lena. Enfin... Les maisons qui disposent de grands terrains ont des jardiniers à demeure, et il y a souvent un homme à tout faire, je suppose, qui intervient pour les petites interventions de menuiserie ou de toiture... Mais le ramonage, c'est sans doute trop peu fréquent.
— Certaines de ces baraques ont quand même des dizaines de cheminées.
— Oui. Il n'est pas impossible que chez certains, il y ait un ramoneur, mais ça doit plutôt être l'exception... Il n'y a pas non plus de clerc à demeure, chez la plupart. Ni de... maréchal-ferrant ou de guérisseur pour animaux... et puis il y a toutes les livraisons alimentaires qui viennent de l'extérieur."

-En ce domaine, ils doivent avoir déjà leurs fournisseurs attitrés : rien n'empêche d'endosser le rôle d'un concurrent nouvellement arrivé, cependant, même si c'est hasardeux. Pour les soins aux animaux, c'est dommage que Galathée n'ait pas été achetée pour ses compétences : sinon, en nous présentant comme vétérinaires, nous aurions pu rapidement la trouver, puisque ses maîtres nous auraient éconduits en déclarant avoir ce qu'il faut à demeure. Concernant les forgerons ou les maréchaux-ferrants, dont les services pourraient être recherchés, nous risquons d'avoir des soucis s'ils nous demandent une démonstration ou s'ils s'enquièrent d'une échoppe ou nous contacter...
Il se massa les tempes, concentré.
-La bonne solution serait d'incarner des artisans ou des fournisseurs de services itinérants... Clerc, guérisseur, ça collerait sans doute. Ramoneur aussi, mais les gosses sont nombreux dans la profession : or, tant que Guéric n'est pas remis...

" Je peux aider, moi." intervint une petite voix derrière eux.
Baptiste s'était glissé dans la pièce, subrepticement, et il vint s'asseoir à table, entre Kerun et Taliesin. Il leva sur ce dernier des yeux timides, qu'il détourna rapidement.
" Je voudrais me rendre utile, je peux faire le petit ramoneur... ou le rémouleur... Quelque chose comme ça..."
Kerun pinça les lèvres.
" J'ai plus de marque d'esclavage. Personne me connait en ville, puisque j'ai été acheté directement à la campagne. Et puis... je peux me teindre les cheveux et me mettre plein de suie sur le visage, comme ça même si un Bainite passe dans la rue, il a aucune chance de savoir que c'est moi. Et je serai prudent. Et discret. Et je suis sûr que ça marcherait. J'ai vraiment envie de le faire. Je vous le dois. S'il vous plait."

En fait, Baptiste et Perceval formeraient un duo étonnamment bien assorti : tous deux débordaient de bonne volonté tandis que la prudence conseillait de les cantonner un maximum à l'intérieur. Cependant, l'elfe se garda bien de décliner l'offre lui-même. Kerun était sinon leur chef, au moins le cerveau et l'organisateur de leurs opérations : cette tâche lui incombait donc. De surcroit, son autorité naturelle comme sa tendance à étouffer les protestations dans l’œuf éviteraient un long débat. Il espérait juste que le Luménien, une fois n'est pas coutume, y mettrait les formes...

" Baptiste, dit Kerun. J'apprécie beaucoup ton offre et je suis certain que dans quelques années, tu auras toutes les qualités requises pour ce genre d'interventions, mais nous ne sommes pas allés te sauver pour mettre ta vie en danger le lendemain dans une opération dont tu ne sais rien.
— Vous pourriez me l'expliquer. Et me guider.
— Ce n'est pas la question. C'est dangereux. Et c'est non."
Le gosse se renfrogna, parut sur le point de renoncer.
" C'est dangereux pour vous aussi !
— C'est mon métier."
Baptiste pointa Taliesin du doigt.
" Mais c'est pas le sien ! Or il a tout risqué pour me venir en aide. Pourquoi est-ce que je ne peux pas faire la même chose ?
— Parce que tu es un enfant. Et parce que Taliesin a des compétences.
— J'ai aussi des compétences ! Et ce n'est pas parce que je suis un enfant que... que quoi ? Ma vie est plus importante ? Pourquoi ? Ma vie est sûrement pas plus importante que celle de sa compagne, alors pourquoi je pourrais pas l'aider ?"
L'elfe des bois demeura muet une seconde.
" Ça suffit, dit-il. Ce n'est pas un concours. J'ai dit non, et c'est non. Ta jeunesse et ton manque d'expérience sont un risque pour l'ensemble du groupe. Tu es consigné à l'intérieur. Perceval y veillera.
— Qu... Moi ? Heu."
Le regard du Luménien ne tolérait aucune discussion.
" Bien sûr."
Le jeune homme décocha une grimace désolée au gamin furieux.
" C'est injuste.
— La vie est injuste. J'imagine que tu t'en étais déjà rendu compte."

Non, l'agent secret n'y avait pas mis les formes. D'accord, il avait essayé, mais... il avait vite retrouvé ses vieilles habitudes. Il avait raison, dans le fond, et Taliesin partageait entièrement son avis. Néanmoins, il ne put s'empêcher d'intervenir, pour ajouter une conclusion un peu moins brutale au débat.
-Comme Kerun, je te sais gré de ta proposition, dit-il au garçon, embarrassé. Et pour t'avoir vu à l’œuvre, je peux témoigner que tu ne manques ni de compétences, ni de cran. Mais la personne que tu accompagnerais au dehors s'inquiéterait forcément pour toi, à tort ou à raison, si bien qu'elle serait moins concentrée sur sa tâche, avec les conséquences que cela peut entraîner. A l'inverse, te savoir en sécurité, c'est une force, pour nous. Car... et bien... Tu es en quelque sorte un symbole. Le symbole que nous pouvons réussir de belles choses, qu'il reste de l'espoir même pour ceux dont la libération s'annonce extrêmement difficile.

L'enfant regarda Taliesin avec une grimace. Plus loin, Kerun sourit doucement, avec un signe de tête appréciatif.
" Je voulais aider, souffla-t-il.
— Baptiste..." dit alors Lena.
Il se tourna vers l'elfe noire, toujours un peu réticent.
" Tu trouveras mille manières de nous aider, j'en suis sûre. Comme Taliesin l'a dit, te voir là, nous aide beaucoup. Et ton attitude... Elle nous conforte dans notre sensation de faire ce qu'il faut."
Il opina du chef, renonçant, et se tourna vers Kerun.
" Je peux rester ? Juste... pour écouter ? Et peut-être... je ne sais pas... donner des idées ?
— Bien sûr." dit l'elfe des bois.
Le petit garçon poussa un bref soupir, s'autorisa un sourire léger, puis se pencha sur la carte, mais n'ajouta rien.

A sa grande surprise, Taliesin se sentit soudain le cœur plus léger. Cela tenait certainement au fait que Kerun n'ait pas opposé un nouveau refus à Baptiste : ce dernier vivrait ainsi moins mal le précédent, sans compter qu'il avait souvent de bonnes idées. Mais il y avait autre chose, également... Peut-être était-il soulagé, tout simplement, que le gosse ne le fuie plus, ne lui voue pas une haine farouche à cause de ses actes péssés...
-Nous en étions donc à envisager des couvertures nous permettant d'approcher les intendants... reprit-il, histoire de relancer le débat.

" Bon, mais le souci qu'il demeure, c'est que si on approche un intendant, et qu'on lui propose quelque chose... A quoi cela va-t-il nous servir ? Pourquoi placerait-il dans la conversation qu'une femme enceinte a résidé pendant un mois sous son toit ? Surtout si elle est retournée à l'Ecole au moment de la reprise des cours ?
— Il faudrait presque chercher une femme enceinte, ou bien être un inspecteur de l'école, qui veut vérifier que tout est rentré dans l'ordre... qui veut visiter les installations pour être certain que les conditions dans lesquelles les esclaves sont gardés sont acceptables... On en revient à ce service d'hygiène.
— Finalement, l'idée de ton rebouteux est peut-être ce que nous pouvons trouver de mieux, dit Kerun. Cela justifierait que tu t'intéresses à la bonne santé des esclaves... Peut-être lâcheront-ils des informations... Perceval jouait déjà ton esclave la première fois..."
Il se tut.
" Une possibilité serait d'aller écumer les marchés aux esclaves et de racheter certains qui viennent de ces maisons. Ils sont marqués, généralement.
— Plus que généralement, dit Perceval, mais on enlève souvent la marque avant de revendre.
— Il suffirait de chercher des gens qui viennent d'une bonne famille. Avec des références. Nous les reprendrons ici. Tant pis s'ils ne sont pas Luméniens.
— Il y a des marchands spécialisés. Il nous faudra une bonne couverture. Noblesse de province, par exemple."

-Grâce à ce moyen, nous pourrions effectivement obtenir de précieuses informations sans nous exposer. Cependant, il faudrait libérer des esclaves jusqu'à ce que nous en trouvions un ayant appartenu à la même famille que l'étudiant à qui on a remis Galathée. Cela pourrait faire une dizaine de personnes, au total. Or, nos locaux sont petits. Sans compter que...
Il grimaça.
-Sans compter que je ne suis pas forcément très populaire auprès des esclaves. Au Refuge, l'un des "pensionnaires" m'a reconnu, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il a eu une réaction violente. Si cela se reproduisait ici, s'ils étaient plusieurs à agir de même... Serons-nous en mesure de les contrôler ?
Il soupira.
-Néanmoins, si cette solution vous semble la bonne, je dois pouvoir loger ailleurs.

" Je n'avais pas pensé à ça, dit Kerun. Il n'est pas question que tu ailles loger ailleurs."
Il soupira.
" De toute façon, les chances que nous tombions sur quelqu'un de... trop abimé pour être fiable sont élevées. Nous en revenons aux informations que Meloenn pourra obtenir ce soir... et à notre plan de prendre la place d'un étudiant. C'est encore la meilleure solution. Il ne sera pas difficile de parler des exercices pratiques une fois autour d'une table... "
Il balaya l'assemblée du regard.
" Si vous n'avez pas d'autre idée, nous nous réserverons pour après-demain soir. D'ici là... Vous avez quartiers libres. A l'intérieur. Quiconque veut sortir m'en parle d'abord."

-Un dernier mot... fit le barde, très gêné. Depuis que nous discutons, j'ai la désagréable impression d'avoir insisté sur les aspects aléatoires ou risquées de toutes les idées qui nous sont venues. A mon avis, cela vient du fait que j'ai tellement envie que l'opération réussisse que... et bien... que j'ai tendance à me montrer encore plus timoré que de coutume. Or, je ne voudrais certainement pas briser tous les élans...
Il secoua la tête.
-Lena, si aujourd'hui, demain ou après-demain, tu te sens d'aller boire le thé chez l'une ou l'autre grande dame du havre bourgeois, accompagnée d'un esclave... Si tu penses que ça n'éveillera pas les soupçons... Je trouve cette solution excellente. Par ailleurs, nous pouvons, chacun de notre côté, réfléchir à de nouvelles possibilités, à celles déjà évoquées... Peut-être finirons-nous par avoir une illumination.

" Faites ça, dit alors Kerun. Lena, transforme Taliesin en ce qui te parait plausible sans trop attirer l'attention. Et donne-moi une apparence humaine, je vais aller me promener. Vous deux..."
Perceval eut un sourire presque narquois, tandis que Baptiste grommelait.
" Reprenez la liste des enfants. Peut-être Baptiste a-t-il des informations sur certains. Notamment parmi ceux que nous n'avons pas réussi à localiser. Deverell a aussi laissé les informations dont il disposait sur... Non. Laissez ça. Les enfants en priorité."
L'elfe des bois s'était légèrement empourpré et Perceval se leva rapidement pour aller chercher le document en question. Baptiste regardait distraitement par la fenêtre mais son visage reflétait une tension indéniable.

Malheureusement, le petit garçon allait devoir s'habituer aux gaffes, aux maladresses : pris par leurs débats, concentrés sur leurs objectifs, ils en oubliaient parfois de faire preuve de délicatesse...
-Les visites matinales sont-elles de bon ton ? demanda-t-il à la magicienne, estimant que changer de sujet était le meilleur moyen pour détendre l'atmosphère. Sinon, nous pouvons y aller plus tard... Oh, et il faudra que tu m'explique comment je suis censé me comporter. J'en ai une vague idée, bien sûr, mais lorsque j'ai tenté d'infiltrer les hautes sphères mélandiennes, je n'ai évidemment pas vu l'envers du décor, les coulisses des grandes demeures...

" Ça va dépendre très fort d'une maison à l'autre, expliqua Lena. Certaines préfèrent que les esclaves restent entre eux, d'autres pourraient exiger que tu sois enfermé, les derniers s'attendront à ce que tu restes avec moi. Ça dépend un peu du statut que tu adoptes... de la fonction que je te donne. Dame Fadraeth ne vit pas à Mélandis, elle s'y rend de temps en temps, et caresse l'idée d'acheter une demeure dans le Havre, un jour ou l'autre. Malheureusement, les opportunités sont rares : il faut qu'une famille entière quitte la ville ou soit décimée pour qu'une maison se retrouve sur le marché. Cela m'arrange bien, car cela me permet de conserver ma couverture : je n'ai pas les moyens de me payer une villa... Mais du coup, je ne peux pas utiliser cette couverture très souvent. Comme nous l'avons sortie il y a quelques jours, pour les thermes, c'est le moment de la rentabiliser."
Kerun s'était levé et il quitta la pièce. Perceval et Baptiste s'étaient installés à l'autre bout de la table.
" En tant que drow des profondeurs, on ne s'attendra pas à ce que je me déplace à cheval, mais il me faut un esclave à tout faire. Quelqu'un pour porter mes affaires, m'abriter du soleil et effectuer mes basses besognes, quelles qu'elles soient. Je pourrais avoir une dame de compagnie, mais Dame Fadraeth est connue pour aimer rudoyer les mâles. Nous avons été obligés de recourir à cet artifice parce que... jouer les esclaves était trop difficile pour Ybarra et Meloenn ne l'a jamais accepté. Quant à Aliosha... Elle s'est vite montrée... Enfin bref... C'était plus simple de travailler avec Arion, Elliot ou Perceval."
Elle haussa les épaules.
" Le mieux est de prétendre que nous revenons d'un marché quelconque. Les drows aiment se procurer des marchandises qu'on ne trouve pas dans les profondeurs et certaines boutiques mélandiennes proposent des choses intéressantes... Nous n'aurons pas besoin de nous y rendre, cependant. Il y a suffisamment de matériel dans la cave et le hangar pour improviser quelque chose. J'ai quelques amies dans le Havre. Si nous partons rapidement, nous devrions arriver à temps pour les visites d'avant midi et avec un peu de chance, nous ferons d'une pierre plusieurs coups : elles auront des invitées. Comme je suis drow, on s'attend à ce que je ne respecte pas vraiment les convenances... mais je suis aussi une curiosité qu'on aime avoir dans ses relations. Le prestige d'une matrone elfe noire."

-Très bien. Il ne te reste donc plus qu'à me dire comment je devrai me comporter en tant qu'homme à tout faire. Enfin, je veux dire, comment je devrai me comporter si je ne reste pas avec toi. Après la brève expérience que j'ai vécue à Mersant, j'ai tendance à penser que lorsqu'il n'y a pas de matrone à proximité, les drows sont assez... durs, arrogants. Mais je ne sais pas si ce serait bien vu que j'agisse ainsi face au personnel d'une grande famille. Peut-être que ce serait mal pris... Hum, et si tu peux m'apprendre un ou deux mots utiles... Cela rendrait les choses encore plus crédibles.
Il sourit.
-Enfin, je compte sur toi pour ne pas me frapper trop fort. Je suis très douillet !

" Je pense que tu dois être un esclave elfe, pas drow, dit la jeune femme. Si tu es un esclave drow, les autres risquent de se méfier de toi et de ne rien te raconter. Si tu es elfe, par contre, ils penseront que tu es sans nul doute terriblement maltraité... et tu as plus de chance de trouver leur compassion ou en tout cas, leur indifférence. Bien sûr, cela me forcera à être particulièrement dure avec toi... mais je ne te frapperai pas. Je maîtrise bien le fouet, avec le temps, et je sais le faire claquer sans toucher. Il faudra que tu parviennes à simuler la crainte mais tu es barde, j'imagine que tu peux simuler plus ou moins n'importe quoi. Ensuite... Le mieux est sans doute que tu prétendes avoir été acheté il y a peu de temps, peut-être dans les derniers jours... Ainsi, tu pourras ne rien connaître de moi, ou presque. Les esclaves penseront que je te bats, que je t'exploite aussi, dans tous les sens du terme. Que si je ne l'ai pas encore fait, cela ne tardera plus. Ils auront pitié de toi ou ils te mépriseront. A toi de voir si tu veux jouer celui qui a encore un peu d'esprit combattif ou celui qui a déjà abandonné tout espoir."
Elle grimaça, manifestement embarrassée d'avoir à lui exposer pareille perspective. Kerun reparut.
" Quand vous êtes prêts... dit-il.
— Quelle apparence voudras-tu prendre, de ton côté ? demanda Lena.
— Donne-moi l'apparence d'un esclave quelconque, genre commis.
— Une femme ?
— Une femme !?
— Tu attireras moins l'attention.
— Comme tu voudras.
— N'oublie pas que ce n'est qu'une illusion, il ne faudra pas parler.
— Bouse de bouc, je ferai ce que je peux..."

Il eut bien du mal à ne pas éclater de rire.
-Voilà qui me préserve à tout jamais de devoir endosser un rôle féminin : ne pas parler, ça m'est tout bonnement impossible...
Il tenta de reprendre son sérieux.
-Je vais jouer l'esclave qui croit tout perdu. Ça me sera très facile : si je ne lutte pas contre mon pessimisme et mon défaitisme chroniques, ils s'emparent de moi en moins de deux. Dernière question, Lena : les Melandiens savent-ils que tu es magicienne ? Je pourrais prétendre que tu mènes des expériences sur moi, ou que tu me tortures magiquement. Ce serait un moyen d'orienter la conversation sur les sujets qui nous intéressent...

" Oui, ils le savent. Les drows de haute naissance sont toujours soit prêtresses, soit magiciennes." dit-elle avec un sourire.
Elle se tourna vers eux.
" Bon, si vous êtes prêts, je vais incanter. Rappelez-vous que ce n'est qu'une illusion... Prenez le temps de vous imprégner de votre apparence avant de sortir. Vous ne ressentirez rien dans votre chair.
— Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ? grommela Kerun.
— Que tu devras balancer les fesses si tu veux ressembler à quelque chose de crédible, proposa Perceval en levant les yeux de son papier.
— Très drôle."
Baptiste les observait, passablement fasciné.
La magicienne se mit aussitôt à murmurer. Taliesin connaissait désormais bien le processus, aussi ne fut-il surpris ni par les sensations, ni par les lumières. A ses côtés, Kerun changea rapidement de forme pour devenir une humaine plus menue qu'il ne l'était, teint pâle et cheveux roux, vêtements propres mais usés.
" Interdiction de faire le moindre commentaire." dit le Luménien, tandis que Perceval gloussait.

Taliesin ne fit ni une ni deux : il pointa Kerun du doigt et s'esclaffa.
-Ma parole, tu es ravissant, comme ça ! Je dirais même plus : tu es A-DO-RABLE ! Et je vote pour que, désormais, tu conserves en permanence cette apparence. Cela te préservera des assiduités de tu-sais-qui, et ça me les épargnera aussi, puisque je passerai mon temps à te faire la cour ! Ouah, merci, Lena, on te doit une fière chandelle : ton idée nous a tous les deux sauvés !

Lena sourit tandis que la demoiselle grimaçait ce qui, sur son joli minois, était plutôt charmant.
" Le sortilège ne tient que douze heures. Ce sera le cas classique de la princesse qui redevient monstre à la nuit tombée.
— Monstre ?! Mais je ne vous permets pas." s'offusqua le Luménien dont la voix détonnait un peu étrangement sur l'apparence.
Perceval riait toujours.
" Je vois... c'était juste une opportunité de vous moquer de moi... Vous allez vous en repentir.
— Difficile de te croire, ma jolie.
— J'espère que tu ne seras pas importuné en rue, cela dit, fit la drow, embarrassée. J'aurais dû te donner dix ans de plus et davantage de rondeur."
La demoiselle leva les yeux au ciel.
" Je sors. Ne prenez pas de risques, vous deux."
Voir cette injonction délivrée par une jeune femme aux yeux doux avait quelque chose d'un peu déstabilisant, mais Kerun prit aussitôt la porte, s'évitant, en cela, des quolibets supplémentaires.
" Roule des hanches !" lui cria cependant Perceval.

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Le Comptoir des Transparences