La Couronne de Cuivre

Mais, pour être remarqués, il aurait fallu aux deux hommes se manifester d'une quelconque manière, car l'institutrice était tout entière à son cours et ses élèves soit somnolaient, soit, dans la majorité des cas, étaient pris par son récit. Il faut dire qu'il s'agissait d'un épisode particulièrement épique de l'histoire hélonnienne... Heureusement, Albérich le connaissait, et il put donc déterminer qu'il toucherait à son terme au bout d'un quart d'heure environ. Cela ne manqua pas et Rebecca, après avoir repris son souffle, autorisé sa classe à sortir pour la récréation. Les gamins obtempérèrent aussitôt, saluèrent les visiteurs et se fendirent de commentaires à mi-voix qui permis au paladin de comprendre qu'il était parfaitement identifié et jouissait déjà d'une grande popularité. Quant à Albérich... Et bien, la plupart savaient qui il était. Ce n'était pas si mal...

Hubert avait le triomphe modeste et tentait de dissimuler le plaisir qu'il avait de s'être déjà fait une petite place dans l'horizon mental des adolescents. Albérich n'était pas dupe et le gratifia d'une tape amicale et d'un sourire, avant d'aller à la rencontre de Rebecca, le paladin sur les talons. Il avait écouté son récit avec intérêt, surpris de réaliser qu'un professeur pouvait se faire un peu barde, et que la méthode semblait fonctionner. De son côté, il avait toujours tendance à faire dans l'interactif. Parler pour les foules était une compétence qu'il avait acquis sur le tard, poussé par la nécessité.
" Rebonjour, Rebecca. Pouvons-nous nous immiscer dans votre pause bien méritée ? Je vous présente Hubert, mon compagnon de route et... nouvel instructeur, devrais-je dire."
Le paladin se fendit d'un salut poli, non sans sourire largement à la demoiselle.
" Dame, c'est un plaisir."

-Alors c'est donc vous, le fameux paladin dont le nom est sur les lèvres de presque tous les enfants de cette classe... et de l'autre, je présume. Et bien, mes félicitations, Hubert : sachez qu'il a suffi qu'ils vous voient une paire d'heure sue le terrain d'entraînement pour qu'ils vous choisissent comme nouvelle idole et lancent au moins deux concours vous concernant...
Elle lui rendit son sourire et lui tendit la main.
-Le plaisir est partagé, Hubert.
Puis, se tournant vers Albérich :
-Laissez-moi deviner : les conseillers vous ont fait une proposition aussi impossible à refuser qu'accaparante, et vous venez me dire que, tout compte fait, vous n'aurez pas le temps pour donner cours ?
Elle avait parlé d'un ton amical dépourvu de la moindre once d'agressivité ou de reproche.

Le héros des gosses ! Albérich ne put s'empêcher de sourire. Hubert était tout à fait satisfait de son statut. Mais quand Rebecca posa sa question, subtile, le Luménien grimaça.
" Je ne sais pas à quel point cette tâche sera accaparante. Mais j'ai dans l'idée qu'il me sera possible de l'exercer de manière... flexible. Auquel cas, je pourrais quand même peut-être vous aider... en donnant une ou deux heures de cours par jour ? Peut-être le soir, aux adultes ?"
Albérich vit le paladin hausser les sourcils mais Hubert ne dit rien, restant affable et souriant, juste à côté de lui.

-Allons, ne faites pas cette mine : je vous l'ai dit tout à l'heure, j'étais sûre que les choses se passeraient comme ça. Et ne vous sentez pas obligé de vous surcharger de travail : bien sûr, votre aide nous ferait grand bien, mais vous ne serez plus efficace nulle part si vous vous épuisez... Mieux vaut peut-être que vous attendiez de voir combien de temps vous prendra la tâche qu'on vous a confiée ? De plus, il n'est pas impossible que nous finissions par avoir du renfort. Les collègues et moi avons parié qu'un prêtre d'Oghma finirait par nous arriver, comme par miracle, pour nous proposer ses services... Et bien sûr, il viendra de partout sauf d'Ithilion !

Albérich sourit doucement. L'espoir était lathandrite, pas oghman, ils auraient dû le savoir. Mais ils attendaient donc un clerc... Bien sûr. Il aurait fait la même chose. Ce n'était pas réjouissant pour autant.
" Vous êtes plus sage que moi. J'attendrai de voir comment les choses se passent... et je vous tiendrai au courant, dit-il, toujours un peu embarrassé. Et j'espère que vos voeux seront exaucés, bien sûr."
Hubert vint alors à sa rescousse de manière inopinée.
" Je suis désolé d'interrompre vos amabilités, mais... vous avez parlé de concours... quels concours, au juste ?"
Il avait subitement l'air quelque peu inquiet.

Mais Rebecca ne lui prêta pas immédiatement attention, surprise par la réponse d'Albérich.
-Je suis désolée, je crois que vous m'avez mal comprise... dit-elle. Il ne s'agit pas de vœux, mais d'une plaisanterie. En fait, on se dit que les Ithiliens essaieront forcément de nous mettre quelqu'un dans les pattes, à un moment ou à un autre, et qu'ils enverront un clerc d'Oghma, idéal pour une communauté qui met l'accent sur l'éducation de ses membres, la culture, le savoir... Sincèrement, j'espère qu'une telle chose n'arrivera pas, parce que ça nous mettrait dans un sacré pétrin diplomatique, sans compter la méfiance, la suspicion...
Elle lui sourit à nouveau, toujours aussi amicale, puis fit face à Hubert, arborant un air légèrement mutin.
-Alors, les concours... Vous êtes vraiment sûr de vouloir que je vous dise de quoi il s'agit ? Ce serait plus drôle si vous le découvriez par vous-même, non ?

Albérich se sentit encore plus mal à l'aise d'avoir été incapable de percevoir l'humour dans les paroles de la jeune femme et se sentit rougir. Heureusement, Rebecca avait eu le bonté de le laisser mariner en solitaire en reportant son attention sur Hubert. Il avait une petite fenêtre d'opportunité pour retrouver sa contenance. Pourtant, d'habitude, il était capable d'un meilleur recul... Qu'est-ce que cela voulait dire, au juste ?
" Drôle ? Vous me faites peur, Dame... Est-ce que je vais devoir regarder derrière mon épaule continuellement, ou bien ne devrai-je me méfier que du terrain d'entraînement ? Vous pouvez au moins me dire ça..."
Malgré la grimace du paladin, Albérich était prêt à mettre sa main à couper qu'intérieurement il jubilait. Quel que soit le concours.

L'expression de l'institutrice se fit à la fois grave et mystérieuse.
-Je crains qu'il ne vous faille être sur vos gardes en permanence, où que vous soyez, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit...
-Oh oh, on dirait bien que tes élèves ont eu les mêmes idées que les miens...
L'autre enseignante, une petite femme blonde d'allure énergique, venait de faire son apparition.
-Ah tiens ? Bizarrement, ça ne m'étonne pas du tout ! Ah, ces gosses...
Le sourire de Rebecca s'élargit.
-Albérich, Hubert, je vous présente Agathe, ma collègue.
-Messieurs, c'est un plaisir.

Les deux amis saluèrent la nouvelle venue.
" Misère, me voilà la cible d'attentions que je n'avais pas anticipées, fit le paladin avec une grimace. Je ne comprends pas pourquoi... Je n'ai rien fait du tout, sinon marcher de long en large en donnant de bons conseils..."
Il décocha un clin d'oeil à Albérich qui secoua la tête avec un léger rire.
" Je sais ce qu'il faut faire, dit alors ce dernier. Demande donc à Sir Robert de te mettre une sévère correction en public, et ta popularité fondra comme neige au soleil."
Le paladin fit la grimace.
" Tu es gentil, je vais plutôt affronter mon destin la tête haute."

-Une telle attitude chevaleresque est toute à votre honneur, même si je ne sais pas si vous mesurez ce qui vous attend. Sauf votre respect, je doute que vous ayez déjà affronté semblables adversaires...
-D'ailleurs, m'est avis qu'ils guettent avec impatience le moment où vous quitterez cette tente... Je ne suis pas certaine qu'ils vous laisseront partir indemne.
-Peut-être pourrait-on lui montrer l'issue de secours ?
-Tu es folle ? Ils nous en voudraient terriblement et nous feraient payer au prix fort ce qu'ils considéreraient comme une trahison...
-Mais s'il promet de rappeler aux éventuels lauréats que la plume est tout aussi importante que l'épée, peut-être cela vaut-il la peine de prendre le risque ?
-Peut-être...

Hubert les dévisagea avec un sourire goguenard.
" Vous essayez de me faire peur, mesdames, mais c'est oublier qu'un paladin n'a peur de rien. Je peux trouver d'autres justifications à dispenser vos belles paroles, mais il ne sera pas dit qu'Hubert de Maleval s'est enfui par la porte de derrière."
Il se tourna vers Albérich.
" Maintenant, peut-être serait-il plus prudent que tu ne sois pas une victime collatérale de ce qui m'attend. Toi, tu peux prendre la porte de derrière. Je suis sûr que ces dames ont à coeur que tu ne sois pas injustement blessé à cause de moi.
— N'avons-nous pas parlé de ceci il y a quelques jours à peine ?
— Nous parlions de goules des marais, pas de gamins imprévisibles.
— Si tu sors par devant, je sors par devant."
Le paladin grimaça.
" Prenons des otages, dans ce cas !
— Les paladins font ça ?
— Ils appellent ça "se promener en bonne compagnie". Mais c'est plus ou moins la même chose."
Il se tourna ensuite vers les deux institutrices, revêtant une expression absolument charmante, qu'Albérich se promit d'étudier attentivement.

-Je pourrais, pour rendre service, accepter que vous me preniez en otage,fit Agathe. Malheureusement, je crois que ce ne serait pas très indiquée.
-En effet, enchaîna Rebecca. Non seulement ils vous sauraient gré d'une telle action, puisqu'elle signifierait la fin des cours pour la journée, mais ils agiraient de manière à ce que vous ne nous libériez point, afin de prolonger au maximum ces vacances inespérées.
-Du reste, Albérich n'a rien à craindre : les deux tiers de ces garnements préfèrent se tenir à distance des érudits.
-Et le tiers restant n'osera jamais avouer qu'il les aime bien, par peur des représailles

" Dans ce cas, dit Hubert en fixant subitement l'ancien clerc, c'est toi qui me serviras d'otage. Tu voulais prendre des risques ? Tu vas être servi."
Son expression se fit brusquement dure.
" Tu passes devant."
Il posa une main sur son épaule, le faisant pivoter devant lui, l'autre sur le manche de son épée. Albérich leva les yeux au ciel.
" Mesdames, nous n'allons pas vous déranger plus longtemps. Si un de vos élèves manque à l'appel, c'est malheureusement que j'aurai été forcé de l'occire pour défendre ma peau.
— Il n'est pas toujours comme ça, je vous le promets." ajouta le Luménien.

-Il ne l'est que quand son naturel reprend le dessus, j'imagine...
-Voilà en tout cas qui confirme notre théorie pour expliquer que les gamins adorent tant les paladins : ceux-ci ne sont, dans le fond, que de grands enfants.
-Qui ont pour jouet une épée d'acier et non plus de bois.
-Enfin, Albérich, on compte sur vous pour qu'il n'encourage pas nos élèves à faire l'école buissonnière.
-Et pour qu'il ne les surexcite pas : sinon, ils vont être complètement intenables...
-Si c'est le cas, on lui les enverra. Pas question qu'on paie les pots cassés !

" Je ferai de mon mieux pour le surveiller, je vous le promets... Belle journée à vous."
Le paladin prit un air faussement vexé puis, gratifiant les deux jeunes femmes d'une courbette presque règlementaire, il entraîna son comparse vers l'extérieur de la tente. Albérich le devina aux aguets, cependant. Il n'était pas certain de savoir à quel moment les institutrices avaient commencé à plaisanter, lui non plus.
" Ne me dis pas que ce genre de spectacle marche auprès des dames, dit-il cependant.
— Je dois dire que c'est mon dernier souci, répondit Hubert, scrutant les alentours, circonspect. J'imagine que certaines aiment et d'autres préfèrent les individus taciturnes et trop sérieux. Eloignons-nous rapidement de cette zone de guerre, tu veux ?"

En réalité, leur "évasion" se déroula sans le moindre heurt. Bien sûr, enfants et adolescents, massés aux abords de la tente, les observèrent avec grande attention, murmurant entre eux, et plusieurs semblaient fortement tentés de venir parler au paladin. Fut-ce parce qu'il les impressionnait ? Fut-ce à cause de la présence d'Albérich qui, peut-être, les intimidait encore davantage ? Les deux hommes ne purent le déterminer. Toujours est-ils qu'ils purent s'éloigner tranquillement, récoltant seulement, au passage, des saluts et des sourires. Inutile de préciser à qui ils étaient majoritairement destinés...

Ils quittèrent les abords de l'école. Le bonheur d'Hubert avait fait place à un certain embarras, tandis qu'Albérich avait du mal à se retenir de rire.
" Je ne comprends vraiment pas ce qui me vaut cet intérêt. Mon épée est restée au fourreau. Je n'ai affronté personne. Je n'ai même pas tiré une flèche. J'aurais peut-être dû, ça les aurait calmés.
— C'est l'irrésistible aura du paladin. Ils s'habitueront.
— Sans doute. Je ne savais pas les jeunes encore aussi sensibles à ce genre de choses... Je pensais que les héros d'aujourd'hui étaient davantage... Je ne sais pas... Les hors la loi bravaches.
— Ah, le chevalier errant aura toujours un certain charme."
Hubert acquiesça, les lèvres pincées.
" Ils s'habitueront, tu as raison.
— Mais je suis sûr que tes hommes, à Solarcis, étaient aussi conquis... acquis à ta cause."
Le paladin sourit.
" Je les ai sélectionnés pour ça. La loyauté, ce n'est pas quelque chose sur lequel on peut transiger, quand on fait ce genre de métier... Les tentations sont trop nombreuses..."
Ils étaient repartis vers la mer et l'endroit où ils avaient planté leur tente.
" Tu ne vas pas aller jeter un coup d'oeil au dispensaire ?
— Oh non.
— A Solarcis, tu as travaillé avec les Lathandrites, avec les Ilmates, avec les Tyrites, tout ça sans difficultés...
— Je vais aller écrire mon courrier. Tu peux te balader si tu veux, le coupa Albérich.
— Non, non. Je vais me reposer un moment. Arranger un peu cette tente. Rencontrer les voisins... Ça me va bien."

Cependant, Hubert devrait encore attendre avant de pouvoir faire la connaissance de ceux près desquels ils s'étaient installés : les tentes constituant des lieux de vie fort médiocres, elles étaient sans doute surtout utilisées pour dormir ou en cas de mauvais temps, les membres de la communauté qui n'étaient pas occupés par leur travail devant préférer bavarder sur la place, dans les rues ou sous le couvert d'abris plus vastes. Le côté positif de cet isolement temporaire, c'est que rien ne viendrait déranger Albérich tandis qu'il rédigerait son courrier.

Albérich constata cependant rapidement qu'il ne parviendrait pas à écrire son courrier sur ses genoux. Leurs voisins avaient raison : mieux valait ne se replier dans leur tente qu'en dernier recours. Passablement agacé par cette première déconvenue de la vie au grand air, il embarqua donc son sac et se mit en quête d'une table, ou de tout ersatz acceptable. Il finit par se replier sur la cantine et alla s'installer dans un coin, espérant ne déranger personne. Il avait l'intention d'écrire une lettre optimiste et floue à son père, mentionnant Solarcis sans s'y attarder, l'informant de l'entreprise présente sans insister sur son caractère risqué. La lettre pour Thibault serait certainement plus honnête et plus difficile. En même temps, il ne voulait pas inquiéter son ami, aussi se promit-il de demeurer réservé dans ses propos. En même temps, il était forcé d'admettre qu'il se sentait nettement mieux qu'une veille plus tôt, lorsqu'il essayait encore d'imaginer son retour sur les routes. Cette pensée le fit sourire. Dire qu'il avait pensé errer seul et désoeuvré, abandonné dans l'hiver... Les choses n'allaient pas si mal, tout bien considéré. Pas si mal du tout.

Hubert, de son côté, avait renoncé à toute oisiveté en décidant d'aller faire leur lessive. C'était une initiative bienheureuse dont Albérich n'avait pu que le féliciter.

Albérich ne dérangea personne ni ne fut dérangé. Quand il arriva à la cantine, elle était complètement déserte, et si un élégant demi-elfe finit par se manifester, lui aussi pour écrire, il se contenta d'adresser un salut amical au Luménien avant de se mettre à l’œuvre. Quant à Hubert, il trouva très vite quelqu'un pour lui indiquer où se situait le lavoir, à savoir juste à la limite nord du camp, près d'une petite source. Là, il rencontra une bonne vingtaine de lavandières en plein ouvrage. Elles savaient parfaitement qui il était et si elles récriminèrent à propos des entraînements, qui faisaient prendre aux lessives des proportions incroyables, c'était surtout une manière de plaisanter, de lier conversation. De surcroît, elles étaient ravies de voir un homme se plier volontairement à cette corvée et ne manquèrent pas de l'en féliciter. Déjà idole des enfants, le paladin allait-il devenir, sous peu, celle des dames de l'expédition ?

En réalité, Hubert ne s'était pas attendu à trouver des lavandières en plein travail : il était persuadé que la lessive, comme la vaisselle, était une de ces tâches réparties équitablement entre les colons. Comme il n'avait plus fait sa propre lessive depuis des années, il profita de la bonne compagnie pour se faire conseiller. Il n'avait en particulier aucune idée de la manière dont nettoyer les étoffes plus fragiles que portait parfois Albérich, vestiges de sa garde-robe de gouverneur, sans les ruiner en trois veilles. C'est seulement lorsqu'il en eut terminé, un peu plus fatigué qu'il ne l'aurait imaginé en commençant, qu'il réalisa que cette initiative n'allait probablement pas améliorer sa réputation... Quoique... Peut-être cela entamerait-il efficacement sa popularité auprès des plus jeunes.

Albérich manqua d'abandonner sa rédaction plusieurs fois, mais se força à terminer. Il avait honte des circonvolutions langagières qu'il avait utilisées dans son courrier à César, d'autant qu'il savait que le vieux berger ne serait pas dupe. Il se douterait qu'il n'y avait là qu'une vérité partielle, que son réel vécu était absent, qu'il ne se donnait pas, comme il ne l'avait jamais fait. Souvent, il imaginait rentrer à Combeloup et essayer d'être honnête, authentique, d'oser, simplement... Mais il ne parvenait toujours pas complètement à sentir ce bouleversement. Il faudrait du temps. César comprenait, il le savait, mais il ne pouvait s'empêcher de s'en vouloir. Les choses auraient dû être plus simples. La missive à Thibault ne fut pas plus aisée. Albérich avait envie de se déverser mais il craignait le résultat. Ce que l'on tait n'existe pas vraiment. Aussi fut-il factuel, tenta-t-il de faire de l'humour, parla de Solarcis et de son départ, de l'apparition d'Hubert, du dracoliche dans sa grotte et puis... du grand départ à venir. Au final, et compte tenu de sa nuit agitée, il termina dans un état de fatigue similaire à celui du paladin.

Outre dispenser à Hubert de précieux conseils pour laver sans les abîmer même les linges les plus délicats, pour conserver toute la fraicheur des couleurs et pour rendre le blanc plus blanc que blanc, les lavandières lui expliquèrent que la lessive, à l'instar des autres corvées, était accomplie à tour de rôle par l'ensemble des membres de la communauté. Elles lui apprirent cependant que, quand les hommes devaient s'atteler à cette tâche, ils préféraient rester entre eux, sous prétexte que les femmes, à force de critiquer leurs travail ou de se moquer de leurs maladresses, les déconcentraient. A leur avis, il s'agissait là d'un prétexte pour pouvoir fainéanter loin des regards indiscrets, et elles étaient confortées dans cette opinion, dans la mesure ou il n'était pas rare - pour dire le moins - qu'elles doivent repasser après eux pour réparer leurs bêtises.

A quelque distance de là, Albérich parvenait péniblement au bout de sa seconde lettre. C'était tant mieux car, à l'agitation provenant de la petite pièce séparée où l'on déposait les mets lorsqu'ils étaient prêts, à la rumeur croissante provenant de l'extérieur de la tente, aussi, il comprit que l'heure du repas était toute proche, désormais, et que sa tranquillité serait bientôt de l'histoire ancienne. Parvenu à la même conclusion, le demi-elfe entreprit de ranger son nécessaire d'écriture et d'enrouler ses parchemins.

Albérich rangea ses propres affaires, salua son homologue d'un signe de la tête, puis retourna à l'extérieur et rallia rapidement la tente pour y déposer le fruit de son labeur. Il y trouva Hubert en train d'étendre leurs vêtements humides, avec la grimace de celui qui se demande s'il ne va pas pleuvoir dans la demi-heure. Une plaisanterie lui brûlait les lèvres, mais il se retint et remercia plutôt le paladin d'avoir procédé à cette tâche fastidieuse. Hubert se contenta de sourire et l'interrogea sur ses propres activités, sans se montrer indiscret pour autant. Ils repartirent ensuite vers la cantine.

Lorsqu'ils parvinrent à destination, le service venait à peine de commencer, mais, déjà, la cantine était comble. L'explication tenait sans doute au fait que, contrairement au repas de midi, iles entraînements martiaux n'accaparaient pas une partie des membres de l'expédition, ne les amenaient pas, par obligation, à se présenter par vagues successives. Toutefois, peut-être y avait-il des règles tacites, à moins, simplement, que les gens n'aient pris l'habitude de manger à des horaires différents pour éviter un trop grand encombrement. En tout cas, tandis qu'ils faisaient la queue pour recevoir leur plateau, les deux hommes virent surtout, dans la salle, des personnes devant se lever tôt : sire Hubert et son écuyer, en compagnie de plusieurs instructeurs ; Agathe, Rebecca et l'instituteur donnant cours aux petits, le matin ; Ignace, Marthe et Étienne, non point réunis mais, au contraire, mélangés à d'autres convives que ne connaissaient encore ni le paladin, ni l'ancien clerc... Puisque trouver une table entièrement libre était illusoire, ces derniers pouvaient choisir de rejoindre l'un de ces groupes. A moins qu'ils ne préfèrent se mêler aux admirateurs d'Hubert, qui formaient plusieurs tablées particulièrement bruyantes, ou à certaines des lavandières soupant aux côtés de leurs époux.

Les deux hommes demeurèrent un instant indécis.
" J'irais bien bavarder avec mes homologues, dit Hubert, mais je crains que ce ne soit particulièrement ennuyeux pour toi..."
Albérich lui sourit. Le paladin avait besoin de son autorisation pour l'abandonner, c'était... un peu déstabilisant.
" Va, donc. Je vais aller m'installer ailleurs."
Le chevalier parut incertain, une seconde, puis acquiesça et fila vers la table des militaires. Albérich poussa un petit soupir intérieur. Il se demanda combien de temps il faudrait avant que leurs vies deviennent complètement disjointes. A Solarcis, ils avaient travaillé ensemble, chaque jour, forcément indissociables du fait de leurs prérogatives. Aujourd'hui, ils pourraient rapidement ne plus rien avoir à se dire. La sensation était curieuse. Il ne parvenait pas bien à imaginer la chose et pourtant, elle lui semblait proche et irrémédiable. C'était peut-être leur association d'hier qui avait été absurde.
Tu t'emballes, songea-t-il.
Il hésita à rejoindre les instituteurs, lorgna vers Dame Marthe, puis vers Etienne, puis décida soudain de chercher l'Ilmate, espérant la reconnaître. Hubert avait raison : il ne pouvait pas l'éviter jusqu'à la fin du voyage.

Il n'eut aucun mal à l'identifier, car elle portait les habits de sa charge, une robe grise tout ce qu'il y a de plus simple. C'était une femme encore jeune, pas plus de trente-cinq ans, avec des traits doux, des mains fines et de longs cheveux bruns noués en queue de cheval. Elle mangeait en compagnie de personnes des deux sexes dont l'allure disait assez qu'ils venaient du petit peuple voire, pour certains, quoiqu'ils fussent convenablement vêtus, de milieux très pauvres : un homme aussi sagace qu'Albérich pouvait aisément le lire sur leurs visages, marqués par les épreuves de la vie.

Il hésita un moment, de peur de les mettre mal à l'aise, puis finalement se lança. Il avait travaillé dix ans dans les taudis luméniens, en ne fréquentant que les plus pauvres des habitants de la capitale, il n'allait pas subitement éviter leur contact. Peut-être seraient-ils impressionnés dans un premier temps, peut-être pas. L'un dans l'autre, ils apprendraient à le connaître.
" Puis-je me joindre à vous ?" demanda-t-il poliment.

-Ben ça, pour un hasard... Salut, m'sire Megrall ! J'ai pas cru les aut' quand ils ont dit que vous alliez v'nir avec nous, et eux, ils m'ont pas cru quand j'ai dit que j'vous connaissais... Vous voulez bien leur dire qu'j'suis pas un menteur ?
Albérich mit un moment à reconnaître l'homme qui venait de parler. Et pour cause : il avait terriblement maigri. Terriblement vieilli, aussi : alors que quelques années le séparaient encore de la cinquantaine, son visage autrefois lisse et rebondi, était désormais émacié, creusé de rides profondes, et ses cheveux jadis blond paille avaient viré au blanc. Pourtant, aucun doute à avoir : il s'agissait bel et bien du "Gros Gus", tenancier d'une misérable gargote située dans une impasse des bas-quartiers luméniens.
-Je vous en prie, asseyez-vous, intervint bientôt la prêtresse d'Ilmater en s'écartant pour lui faire un peu de place sur le banc.

Albérich sourit à la prêtresse, la remercia à mi-voix, et se glissa sur le banc, avant de serrer la main maigre et parcheminée du Luménien.
" Je peux affirmer devant témoins que nous nous connaissons, Gus. Vous n'êtes pas un menteur." dit-il.
Il ne dit rien de la transformation physique qu'avait subi l'ancien aubergiste : il ne voulait pas se montrer indiscret. Il était clair, cependant, que l'homme avait traversé des épreuves difficiles, peut-être une maladie, peut-être autre chose. La bonne nouvelle était qu'il avait pu trouver l'énergie de se joindre à l'aventure.
" Mais je ne voulais pas interrompre votre conversation..."

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil