La Couronne de Cuivre

" Bien sûr, dit Dymphéa en hochant la tête. La plupart d'entre nous se trouvent un compagnon avec lequel ils passent toute leur vie.
— Avec quelques particularités. Le shaman n'a jamais de compagne. Le chef de la harde peut en avoir jusqu'à quatre de son choix.
— Mais il doit également accueillir toutes les compagnes de ses guerriers tombés au combat. Et les compagnes de son père décédé, à l'exception de sa mère.
— Dans une harde normale, cela fonctionne très bien... mais ici... Sheldon a quatorze compagnes, actuellement.
— C'est problématique.
— D'où la nécessité de partir." fit la centaure blanche.
Dymphéa grimaça, manifestement d'un autre avis.

Quatorze compagne... C'était énorme. Et avec un nombre si restreint de mâles, cela poserait des problèmes de consanguinité tôt ou tard, de surcroît.
Astrée hocha la tête.
"Neffen m'a expliqué... Il m'a dit que lui était liée à cet endroit, et que si vous partiez, vous ne seriez plus une harde puisque vous n'auriez plus... de mémoire, d'histoire. Ou d'identité peut-être. C'est quelque chose que je n'arrive pas vraiment à comprendre, ça m'est trop étranger... Il me dit que vous pourriez alors rejoindre une autre harde, mais que ce serait la fin de la vôtre. Les individus seraient sauvés, ce qui pour les humains serait l'essentiel. Mais votre harde ne le serait pas, et je crois que c'est ça qui passe avant pour vous... enfin c'est ce que j'ai cru comprendre"
Elle soupira.
"Peut-être y a-t-il des mâles qui ne sont pas morts mais prisonniers là-bas ? Si on arrivait à libérer les centaures de montequine, votre harde pourrait peut-être renaître ? Et puis, il y a aussi tous les centaures nés en captivité. Byron me dit qu'ils ont le regard vide. Ils ne savent pas qui ils sont..."

Les deux femmes se regardèrent un moment.
" Nous ne sommes pas tous d'accord sur ce qu'il conviendrait de faire, dit finalement Leanne. La harde passe avant les individus, mais quand la harde est perdue, les individus conservent tout de même une valeur.
— Mais la harde n'est pas forcément perdue !" fit Dymphéa.
La prêtresse grimaça mais n'entra pas dans la polémique.
" Il reste des centaures mâles chez les humains, car ils se reproduisent, mais... je doute qu'aucun d'entre eux soit un centaure sauvage. Et leurs centaures domestiques ne sont pas réellement des membres de la harde. Ils n'en connaissent probablement rien. Les humains doivent certainement contrôler leurs échanges et les empêcher de se constituer une identité autre que celle qui les arrange. C'est ce que je ferais, si j'étais esclavagiste. Je préviendrais la genèse d'un esprit de corps qui ne soit pas celui qui me convient."

"Bien sûr..."
Astrée soupira.
"J'imagine que les centaures nés en captivité ne connaissent même pas votre langue, et encore moins vos coutumes. Comme ça les humains comprennent tout ce qu'ils disent. On leur a inculqué, certainement, qu'ils n'étaient que des animaux, que les humains sont leurs protecteurs et pourvoient à tout ce dont ils ont besoin, et qu'eux, en échangent, doivent servir. Ou quelque chose comme ça. Il ne sera pas facile de les sortir de leur condition. L'idée même de liberté les effraie sans doute. Je ne sais pas s'ils sauraient rejoindre la harde..."
Mais ils étaient doués d'intelligence, ils n'étaient pas des bêtes. Ils devaient pouvoir faire évoluer leur représentation du monde, s'écarter de ce qu'on leur a appris. Et puis... la harde les accepterait-elle ?
"Les centaures de votre harde qui ont été capturés sont bâillonnés. Constamment je crois. Pour ne pas communiquer entre eux, mais sans doute aussi pour ne pas parler aux autres. Je ne sais pas combien ils sont. J'essaierai de voir ça, lorsque j'irai retrouver Byron. Il me semble que les humains se donnent un certain délai pour essayer de les asservir, et s'ils résistent trop ils les tuent. Je ne sais pas combien ont cédé, et sont donc encore en vie. Ceux-ci se souviendront qu'ils ont été libres.

Les deux femmes se regardèrent et Dymphéa frémit.
" Autrefois, un centaure s'est échappé de Montéquine. Il était horriblement blessé, terriblement... meurtri au plus profond de lui-même, dit Leanne. Il a beaucoup déliré avant de mourir. J'étais encore jeune, alors, c'était il y a trente ans...
— Moran. Je me souviens bien de lui. C'était un homme courageux.
— Nous ne savons pas si ce qu'il nous a raconté était vrai... Si tout était vrai, je veux dire. Nous n'avons plus eu d'informations venues de l'un des nôtres depuis, même si de nombreux oiseaux nous servent d'espions dans leur territoire...
— Ils les castrent, Astrée. C'est ce qu'on fait pour tempérer un étalon fougueux, n'est-ce pas ? C'est pour ça que même si nos hommes sont encore vivants, ils ne seront plus réellement utiles pour reconstruire la harde.
— Nous ne savons pas si c'est vrai." murmura Leanne en secouant la tête.
Dymphéa la regarda comme si elle racontait n'importe quoi.

Astrée grimaça. C'était certainement vrai, elle n'avait aucun doute à ce sujet.
"Je connais les moeurs des éleveurs de chevaux. Et je sortirai Byron de là avant qu'ils n'aient le temps... de lui faire quoi que ce soit. Avec un peu de chance, ils ne le considèrent pas comme un étalon fougueux, puisqu'il feint la soumission. Et il est plus petit, plus fin, moins menaçant. Et puis je leur avais dit qu'il n'était pas comme les autres... Alors ils peuvent envisager, au contraire, d'en faire un reproducteur. Pour limiter la consanguinité."
Elle secoua la tête.
"C'est cruel ce que je dis, je suis désolée. Mais ça lui donne une vraie chance de s'en tirer."
Elle ferma les yeux un instant.
"Comme je regrette de n'avoir pas insisté pour qu'il s'enfuie tout de suite... Je sais bien que mon plan était nettement plus risqué que le sien, mais il serait peut-être sauvé. Mais demain soir j'y retourne... et je vous le ramènerai, je vous le promets."
Elle adressa à Dymphéa un sourire aussi assuré que possible.
"Et... si, par chance, on arrivait à obliger les Montequins à libérer les centaures nés en captivité, vous croyez qu'ils arriveraient à s'intégrer parmi vous ?

Dymphéa paraissait ébranlée par l'échange qui venait d'avoir lieu, comme si elle avait refusé de s'avouer certaines choses jusqu'au moment où elle les avait elle-même prononcées. Ce dut donc Leanne qui reprit la parole.
" Nous ne pouvons pas le savoir. Nous ne les connaissons pas. Nous ne savons pas à quel point ils ont été aliénés.
— Neffen prétend qu'il n'est pas impossible qu'il y ait quelque chose d'irréductible dans leur essence, dit alors Dymphéa. Nous sommes largement déterminés par quelque chose qui échappe à l'influence extérieure... Les centaures domestiques sont des centaures, ils sont issus de membres de la harde... Ce que nous ne savons pas c'est comment les humains ont procédé à leur reproduction. S'ils ont croisé des souches qui n'auraient jamais dû l'être, s'ils n'ont sélectionné que les plus serviles de leurs premiers captifs... Une harde a besoin de la diversité de ses membres. Si tous les centaures domestiques sont faits du même bois, même s'ils retrouvent l'étincelle de l'espèce, nous ne pourrons pas nous en sortir.
— Beaucoup de supputations et peu de temps."

Astrée prit la main de Dymphéa, la serra doucement.
Elle réfléchissait. Il était probable qu'ils n'aient sélectionné que les plus serviles des captifs... Quoique, non, pas forcément. Il étaient proches de la trouée et des éleveurs de chevaux professionnels. Ils savaient probablement l'importance d'avoir aussi du sang d'animaux vigoureux, et d'éviter la consanguinité. Enfin, sauf s'ils cherchaient une race qu'ils estimeraient "pure"? De toute façon, vu les méthodes de Caribert, beaucoup avaient dû céder... Trop de supputations, Leanne avait raison. Des hypothèses qui permettaient de garder un espoir. Mais si elle s'avéraient fausses ?
Elle soupira.
"Comment pourrait-on le savoir ?"
Elle ne comprenait pas non plus cette histoire de souches qui n'auraient pas dû se croiser... Et elle réfléchissait tant, ce soir, qu'elle sentait sa tête sur le point d'exploser et n'était pas très sûre de tout parvenir à comprendre correctement.

Autour d'elles, les centaures commençaient à se lever, petit à petit. Dymphéa et Leanne en firent de même, rassemblant les assiettes de ragoût épicé.
" Il faudrait aller voir... ou en... en faire sortir un, je suppose...
— Il n'acceptera jamais de suivre les sauvages... Ils doivent être prévenus contre nous."
Les deux femmes se dirigèrent vers l'une des grandes tentes.
" Mais s'il est vraiment docile... il n'osera pas non plus refuser la contrainte...
— Ce serait quand même plus simple d'aller voir sur place.
— En faisant quoi ? En te laissant capturer ? Tu ne verrais rien que l'intérieur d'une stalle.
— Byron pourra peut-être nous dire. Ton fils est un bon observateur."

"Byron observe bien, oui. Et je sais qu'il les a vus. Je pourrais espionner aussi, mais je ne saurai pas quoi regarder, exactement. Je ne saurai pas reconnaître différentes lignées."
Elle suivit ses deux compagnes.
"Si vous pensez qu'un seul de ces centaures suffirait pour savoir... On leur a appris à obéir aux humains, et je suis une humaine, donc un centaure domestique me suivrait je pense. Enfin, sauf s'ils n'obéissent qu'à leur maître attitré."
Elle grimaça.
"Le seul souci est qu'ils risquent de repérer immédiatement une étrangère au village. A force de vivre rien qu'entre eux, ils doivent tous se connaître. Il faut que je voie si dans les champs, certains s'éloignent assez des humains... Ça m'étonnerait. Mais il faut que je creuse l'idée."

" Ce n'est pas bête, dit Leanne. Sans doute obéiraient-ils à un humain, effectivement...
— C'est quand même très risqué... Si les Montequins t'attrapent, ils ne te laisseront jamais partir... ils te garderont chez eux ou ils te tueront... comme ils font avec les nôtres. Il est possible qu'un centaure domestique ne sache rien, ou presque."
Elle secoua la tête.
" Je ne voudrais pas qu'il t'arrive quelque chose, Astrée. Reynald m'a demandé de veiller sur toi, et j'ai déjà beaucoup de mal à te laisser repartir demain..."

Astrée sourit. Le fait que Reynald demande à Dymphéa de veiller sur elle lui faisait chaud au coeur. Pour être tout à fait honnête avec elle-même... en fait, elle adorait se dire qu'il se faisait du souci pour elle. Ce qui n'était tout de même pas une raison pour lui donner inutilement des motifs de s'inquiéter.
"Ne t'en fais pas, je serai prudente. Et Reynald sait que je veux vous aider. Puis de toute façon, j'ai promis à Byron que je serai là, il a besoin de moi, donc je dois y aller... Si en route j'ouvre bien mes yeux et mes oreilles, j'apprendrai peut-être des choses utiles. Et si une occasion se présente, j'aviserai. Mais je ne prendrai pas de risques inutiles, d'autant que Byron pense qu'il vaut mieux, pour le moment, que les villageois ne sachent pas que je suis ici."
Elle soupira.
"Et il est fort possible, effectivement, que les centaures domestiques ne sachent rien d'utile... mais la réaction de l'un d'entre eux, une fois ici, peut aussi être intéressante à observer."
Elle n'avait pas l'intention de prendre de risque, mais si une occasion se présentait, elle tenterait.

Dymphéa opina du chef, mais la rôdeuse la sentait toujours hésitante. La grande tente n'était plus qu'à quelques pas des trois femmes et Astrée y distingua une vaste fourneau, des étagères, perçut l'odeur forte du repas qu'elle venait de déguster, et entendit les sons caractéristiques de la vaisselle qui s'entrechoque. Elle ne put cependant pénétrer dans la salle de toile, car Neffen surgit, s'interposant au milieu de leur trajectoire.
" Mesdames, je viens vous arracher mon invitée, annonça-t-il de sa voix musicale.
— Sois un peu gentil avec elle ! s'exclama Leanne.
— Elle nous a dit que tu l'avais cuisinée !
— Aux champignons, même." dit le shaman, sans se démonter.
Les deux centaures parurent saisies.
" Tu ne vas pas lui en faire manger, rassure-moi.
— Ils ne sont pas toxiques pour les êtres humains.
— Pas toxiques ! C'est une façon de voir.
— Non, ils ne sont pas toxiques. Ils ont des effets intéressants... pour qui est d'humeur aventurière..."
Il sourit à la rôdeuse et lui tendit son bras, comme un jeune homme bien élevé.
" Neffen...
— Je n'impose jamais rien ! Je ne suis pas le chef !" se défendit-il.

Astrée grimaça. Les champignons, c'était pour elle. Mais... pour quoi faire ? Elle avait regardé ce qu'il préparait, bien sûr, mais il y avait des espèces qu'elle ne connaissait pas. Le genre de champignon qui risquait de la faire délirer, de lui donner des hallucinations ? Mais à quoi ça rimait ? Qu'en attendait le shaman au juste ? Et Reynald et les autres... étaient-ils eux aussi passé par là ? Ca ne rimait à rien !
Elle jeta un regard inquiet à Dymphéa. Elle n'avait aucune envie d'avaler cette mixture. Sauf... si Neffen parvenait à la convaincre que ça lui serait indispensable, d'une quelconque manière. Il avait l'air certain qu'ils n'étaient pas toxiques, il avait annoncé à tout le monde que Byron reviendrait, il savait qu'elle devait l'aider. Il ne lui ferait pas prendre de risque inutile, tout de même... Mais non, vraiment, ça n'avait aucun sens !
Elle soupira. De toute façon, il ne l'y obligerait pas. Elle le fixa un instant dans les yeux, et prit le bras tendu.
"Pourquoi tu voudrais que j'avale ces champignons, exactement ?"

" Je n'ai jamais dit que j'allais te faire avaler des champignons ! s'offusqua-t-il en riant. J'ai juste dit qu'ils n'étaient pas toxiques pour les êtres humains. Ce sont ces sacrées commères qui en ont tiré des conclusions !
— Commères ! Alors ça ! s'exclama Dymphéa.
— Gentes dames, excusez-moi. Je vous souhaite la bonne nuit."
Il s'inclina poliment.
" Je vous rendrai Astrée à l'heure du petit déjeuner, entière et pleine d'énergie, je vous le promets !"

Astrée était partagée entre une certaine envie de rire, et une vague inquiétude tout de même. Parce qu'il y avait tout de même bien une histoire de champignons à tirer au clair, malgré ses dénégations... il ne les avait pas préparés pour rien. Pour lui peut-être ? Bah, elle le saurait très bientôt. Et elle n'avait pas à s'en inquiéter inutilement : il venait de promettre qu'elle serait fraîche et dispose le lendemain.
Elle sourit à Dymphéa et lui serra la main, ainsi qu'à Leanne.
"Bonne nuit à toutes les deux. Et ne vous inquiétez pas, je ne laisserai pas me cuisiner toute la nuit ! A demain..."
Il faudrait qu'elle-même résiste à l'envie de lui poser encore une multitude de question. Mais la fatigue commençait à se faire sentir.

Les deux centaures regardaient le shaman avec un air faussement mauvais. Ce dernier paraissait beaucoup s'en amuser tout en feignant de ne pas les voir.
" Astrée, tu as bien mangé, ne le laisse pas te servir n'importe quoi.
— S'il te propose du thé, fais-le avec tes propres herbes.
— Ne le laisse pas psalmodier des paroles bizarres, surtout s'il bouge les mains.
— Ne le laisse pas lire l'avenir dans la fumée, les cendres, les os de pigeon ou les empreintes de tes pas.
— Ne réponds pas aux questions trop bizarres. Tu as le droit de t'abstenir.
— Ne l'embrasse surtout, surtout pas !
— Et s'il t'ennuie trop, crie ! Nous viendrons à ton secours."
Cette fois, Neffen rit franchement.
" La terrible escouade des grands-mères ! Je suis fichu !"
Il leva les yeux au ciel tandis qu'elles protestaient.
" Allez, viens, elles radotent."
Sans attendre, il repartit vers sa tente, de son pas tranquille, sifflotant un air guilleret.

Astrée avait fini par rire elle aussi. Bon, il n'y avait décidément rien d'inquiétant. Elle fit un clin d'oeil aux deux femmes centaures, les salua une dernière fois. Elle aurait tout de même préféré pouvoir passé la nuit en leur compagnie. Quelque part elles étaient plus... ordinaires. Même si elles restaient des centaures.
"Ne vous inquiétez pas pour moi... Et bonne nuit !", répéta-t-elle en s'éloignant à la suite du shaman.

"Neffen..., fit-elle en souriant, je ne suis pas sûre qu'elles apprécient complètement ton humour..."
Puis, tenaillée par la curiosité -ou peut-être un petit reste d'inquiétude-, elle ne put s'empêcher de le questionner.
"Et... tu en fais quoi, alors, de tes champignons ?"

" Secret de shaman ! répliqua le centaure en levant un doigt docte. Mais ils sont hallucinogènes, oui. Sur quelqu'un comme toi, c'est imprévisible d'en deviner l'effet... Sans doute verrais-tu des marmottes roses ou des cerfs à trois têtes... A moins que cela ne te plonge dans des réminiscences, heureuses ou malheureuses, difficile de prévoir... Moi, je les utilise pour ouvrir mon esprit à la mémoire des shamans qui m'ont précédé... ou à d'autres usages. Cela dépend de mon intention et de la sorte de champignon. Mais comme je le disais, ce sont des secrets de shaman... dont tu ne pourrais de toute façon rien faire du tout."
Ils étaient parvenus à sa tente et il en repoussa le pan pour la laisser entrer. Il farfouilla ensuite dans ses poches et en sortit un caillou rond qu'il se mit à rouler entre ses paumes en psalmodiant à mi-voix. Une minute plus tard, la pierre dégageait une lumière tamisée, agréable, et il la tendit à Astrée.
" Je vois parfaitement dans le noir, mais je sais que les humains n'ont pas cette aisance. Donc je te la donne. Veux-tu une tasse de thé ?"

Astrée le suivit dans la tente et prit la pierre dans ses mains, songeant avec un rien de nostalgie à celle donnée, autrefois, par Tybert. Non, mieux valait ne pas y songer... et ne pas se demander comment elle allait ressortir de cette vallée close si jamais la situation dégénérait.
"Oui, je veux bien, merci", répondit-elle avec un sourire.
Hum... Qu'avait dit Leanne ? "Fais-le avec tes propres herbes". Bon, elle n'allait tout de même pas accorder le moindre crédit à leur plaisanterie tout de même... ou semi-plaisanterie ?
Elle s'assit au sol, au même endroit que tout à l'heure. Un thé serait parfait pour affronter une soirée de bavardages.

Neffen remit du bois sur son âtre au sol, dont les braises encore rouges s'enflammèrent rapidement. Il y posa ensuite un pot en fer rempli d'eau et y jeta des herbes en chantonnant — rien d'inquiétant. Avant chaque nouvelle plante, il la montrait à Astrée, le sourire mutin, pour qu'elle puisse s'assurer qu'il ne s'agissait pas d'une substance bizarre propre à l'étourdir. Il leur servit ensuite le breuvage dans deux bolées en terre cuite et proposa à Astrée un peu de miel pour adoucir l'amertume du mélange.
" Alors... As-tu récolté le point de vue des grands-mères ? J'imagine que les choses ne doivent pas être beaucoup plus claires dans ton esprit..."

Astrée sourit du manège du shaman, et ajouta volontiers un peu de miel.
Elle répondit à sa question d'un hochement de tête.
"Oui, on a discuté un peu... Elles disent qu'il reste trop peu de mâles, ce qui rejoint ce que disait la dryade. Et on se demandait, dans le cas où on parvienne à libérer les centaures domestiques, s'il serait possible de les réintégrer dans la harde, de quelle façon... et surtout si cela serait suffisant pour sauver la harde. Dymphéa dit que ça dépend comment ils se sont reproduits, s'il y a assez de diversité parmi eux, elle a parlé aussi de souches qui ne devraient pas se croiser, je ne sais pas trop ce qu'elle voulait dire. Je pourrais observer les centaures captifs mais je ne saurai pas reconnaître différentes lignées je pense. Byron pourrait, peut-être, s'il en a vu assez. Ou je pourrais tenter d'en ramener un ici... Voilà où nous en étions de nos discussions quand tu es arrivé ! La question est donc de savoir si la harde peut renaître ou est condamnée...
Elle grimaça.
"J'aimerais bien ton avis. Tu dis que ce que vous êtes est déterminé par votre... "essence". Mais les centaures captifs, eux, ne savent pas ce qu'ils sont. Les humains en ont fait de simples bêtes. Ça sera difficile, je suppose, de leur faire intégrer la harde. De leur donner une place. Et est-ce que tu peux m'expliquer cette histoire de souches qui ne devraient pas se croiser ?

" Oh, c'est simplement que certaines qualités se marient mal avec d'autres. Par exemple, nous sommes des êtres très violents, de nature. Il y a une sorte de... d'animalité présente, au fond de chacun, que nous muselons en la ritualisant. Certaines de nos traditions sont barbares. Par exemple, le chef de harde maintient son autorité en tuant ses frères qui le défient. C'est attendu par la harde et par les individus eux-mêmes. Ils savent, en s'attaquant au chef, que le combat sera jusqu'à la mort, parce que c'est... codifié, quelque part. Cela ne nous choque pas, cela fait partie de nos manières de faire. Mais ce que je voulais dire, c'est qu'en mélangeant des lignées mal assorties, on peut obtenir des êtres fous, incontrôlables, ou au contraire, incapables de se défendre. On peut gâcher, aussi, un trait qui aurait été utile à la harde, en l'étouffant sous un autre. Dans la harde, ces choses ne se produisent pas car les centaures ont le choix de leurs inclinations. Mais si les humains se concentrent sur la docilité ou la force brute, et bien... ils manquent tout le reste."
Il but une lampée de son thé, puis en observa la fumée, une seconde.
" Je pense que c'est impossible de savoir ce que valent les domestiques. Je pense qu'immanquablement, ils ont une essence qui dépasse ce que les hommes leur ont inculqué. Mais je ne sais pas ce que vaut cette essence, si elle est vive ou morte, si elle est riche ou pauvre. Ce que je sais, c'est qu'ils sont probablement nettement plus nombreux que nous, désormais, et si leur essence est mauvaise, leur retour pourrait nous détruire aussi efficacement que les humains."

Astrée soupira. Elle but quelques gorgées de thé, réfléchissant encore. Elle ne s'attarda pas sur les coutumes barbares qui lui étaient difficilement concevables. Autre race, autre moeurs. Ça lui faisait froid dans le dos... mais elle n'avait pas à juger. Ils n'étaient pas humains.
"S'ils ont obtenu des êtres fous, ils les ont tués. Mais si d'autres sont incapables de se défendre, ils les ont sans doute gardés... mais pas forcément reproduits, s'ils craignent de trop appauvrir la lignée. Je ne sais pas. C'est ce que ferais un éleveur de cheval je pense... Et ils se considèrent comme des éleveurs de chevaux sans doute. Mais ils se méfient de la violence des centaures, donc ont pu au contraire chercher à n'avoir que des lignées les plus dociles possibles. Sont-ils suffisamment sûrs de leur soumission ?"
Elle fouilla dans sa mémoire.
"Caribert, celui qui se charge de... dompter les centaures sauvages, a dit qu'il n'avait rien pu obtenir du père de Sheldon, que le sang était trop puissant en lui, ou quelque chose comme cela. Je pense qu'ils cherchent à croiser différentes lignées, en fait. Mais ils ont pu le faire de façon anarchique ou inadaptée, c'est certain. "
Elle grimaça.
"J'imagine qu'on n'a aucun moyen de savoir si l'essence de ceux qui sont là-bas est bonne ? Autrement qu'en les libérant ?"
Peut-être ne fallait-il pas les libérer ? Ce serait vraiment trop bête de détruire la harde en voulant la sauver...

" Nous n'aurons jamais de certitude, fit Neffen en haussant les épaules. En trente ans, les humains n'ont pas pu aller très loin dans leur sélection, cependant. Nos vies sont plus courtes que les vôtres, mais un centaure devient adulte vers douze ans, tout de même. Enfin, ça fait déjà beaucoup de dégâts potentiels. Mais je pense qu'on ne peut pas compter que les Montequins se comportent exactement comme des éleveurs de chevaux. Ils savent quand même que nos cerveaux fonctionnent autrement que celui d'un cheval. Ils doivent donc être davantage sensibles à ce qu'il s'y passe. L'intelligence d'un cheval est moins importante, je suppose, car même l'étalon le plus sauvage finit par s'épuiser, tandis qu'un esprit affûté peut s'armer de patience. Davantage que la violence ou la faiblesse des domestiques, je craindrais leur infinie bêtise."

Astrée hocha la tête. Les Montequins avaient obtenu deux générations de centaures, ils pouvaient démarrer la troisième sans doute. Ce n'était tout de même pas énorme, trop peu pour faire d'énormes dégâts au niveau des lignées. Mais ce n'était que son avis de non-spécialiste.
"Oui. Donc on peut espérer qu'ils n'ont pas fait n'importe quoi. Mais comme dit Leanne, tout repose forcément sur des supputations. Sur des espoirs."
La dryade avait dit quelque chose là-dessus... Qu'à chaque instant qui passait l'espoir diminuait, ou quelque chose comme ça.
"Moi je suis plutôt de nature optimiste. Apparemment, le seul espoir de sauver la harde est d'y intégrer les centaures domestiques, donc il faut le tenter. Certes, si on se trompe à leur sujet, la harde est perdue. Mais si on ne tente rien, elle est perdue de tout façon. Et quoiqu'en pensent Sheldon et certains autres, s'il y a la guerre avec l'appui des orques, je pense qu'elle sera perdue aussi. Mais ce n'est que mon avis d'humaine, d'étrangère..."
Elle ferma les yeux.
"Et puis tout ça se sont des paroles en l'air tant qu'on ne trouve pas un moyen d'obliger les humains à libérer les centaures domestiques. Il faut que je réfléchisse à ce qui peut suffisamment les inquiéter pour qu'ils le fassent... Quant aux autres, je peux les libérer de nuit, mais il faut que j'arrive à leur faire quitter la ville, sans courir le moindre risque d'affrontement entre eux et les centaures domestiques... C'est le problème qu'avait soulevé Byron. Quel casse-tête..."

" Je pense que ton erreur principale est de vouloir ménager l'écureuil et la noisette." dit alors Neffen.
Il croisa les bras et son expression se durcit.
" Les humains doivent quitter la vallée. Il n'y a pas d'autre solution. Ils l'exploitent et la détruisent. Ce n'est pas leur place. Ils ont été invités, autrefois, parce que les centaures ont été crédules et stupides. Une fois les humains partis, la harde se reconstituera. Avec ou sans les centaures domestiques. Au pire, nous enverrons des messagers vers les hardes lointaines pour recruter du sang neuf. Mais il faut d'abord que les humains s'en aillent"

Astrée grimaça en reconnaissant l'expression de la dryade. Mais elle devait convenir qu'il n'avait pas tort.
"Tu as sans doute raison, soupira-t-elle. J'imagine que de toute façon il ne vous serait plus possible de cohabiter après ça. Même s'ils libèrent les centaures et cessent la guerre; il restera sans doute trop de tensions, plus aucune confiance... Et pourtant j'aurais voulu trouver une solution... qui ménage tout le monde. Mais je sais qu'ils ont fait trop de mal ici. Vous ne pourrez plus leur faire confiance. Et ils n'ont pas l'état d'esprit qu'il faudrait pour la mériter."
Elle finit sa bolée de thé.
"Et s'il ne vous est plus possible de cohabiter, ce sera de toute façon eux qui devront partir. Parce que vous, cela vous est impossible. Eux peuvent vivre de l'autre côté de la muraille. Vous, non. Donc il faudra donc certainement en arriver là..."
Et pourtant... elle avait dit qu'elle ne voulait pas prendre parti, pas choisir de camp. Mais peut-être n'était-ce pas possible. Son but était d'arrêter cette guerre... Il fallait juste qu'elle arrive à le faire avec le moins de violence et de haine possibles. Ca ne passait pas forcément par laisser les Montequins dans leurs murs après tout ?

" Je comprends que cette situation ne soit pas simple pour toi, dit-il avec un nouveau sourire. Au-delà du fait que tu es une idéaliste... C'est aller contre ton peuple. C'est aussi pour cela que nous n'avons jamais fait appel aux humains, dans ce conflit. Les liens qui existent au sein d'une espèce sont forts. Même des amis, comme ton compagnon clerc, restent investis de la croyance en la valeur supérieure, intrinsèque, de leur race. Ce n'est pas quelque chose d'aisé à tempérer. Si une meute de loups décimait un village, que ferais-tu ? Qui aurait le droit de survivre ? Le loup affamé ou l'enfant ?"

Astrée grimaça. Non, ça n'était pas facile. Dans la situation actuelle, elle avait beau savoir que les villageois étaient en tort, c'était assez difficile d'aller jusqu'au bout du raisonnement et d'en conclure qu'ils devaient partir. Tout cela lui laissait un sentiment... de tristesse. De trahison, peut-être. Elle savait pourtant que c'était la solution la plus juste. Elle le savait intellectuellement... mais affectivement, c'était dur à admettre au fond d'elle.
Et pourtant, ici, c'étaient des centaures contre des humains, avec des torts clairement établis. L'exemple des loups lui semblait bien plus délicat...
"Ce n'est pas pareil... Je comprends bien ce que tu essaies de me dire, mais c'est tout de même différent il me semble. Ici, dans votre cas, les humains ont trahi votre confiance et vous ont asservi, ils sont en tort, donc par souci de justice, c'est à eux de partir... même si c'est un peu dur à avaler pour moi qui suis humaine, effectivement. Et pourtant, je t'assure que je n'ai pas de croyance en une quelconque valeur supérieure de ma race... mais ce sont quand même mes semblables, quelque part, c'est pour ça que c'est difficile. Intellectuellement, je sais que c'est la solution la plus juste. Mais émotionnellement... oui, ça m'attriste de devoir prendre parti contre mon peuple. Même si c'est évident qu'il le faut... au moins dans une certaine mesure... C'est pour ça qu'instinctivement, je cherche une solution qui limiterait aussi les dégâts pour eux..."
Elle sentit une boule se former dans sa gorge, et se resservit un peu de thé. Elle avait besoin... de digérer tout ça. Elle sentait bien, au fond d'elle qu'il avait raison, qu'il n'y aurait peut-être pas de solution équitable, parce que les humains étaient en tort dans cette histoire. Qu'il fallait qu'elle cesse de se voiler la face peut-être ? Et si les humains reconnaissaient leurs torts, changeaient ? En étaient-ils capables ? Elle ne voulut pas entendre la réponse qui lui vint à l'esprit.

Et elle n'avait pas répondu à sa question...
"Pour ton exemple de loup... J'aurais envie de défendre le village, bien sûr. Parce que c'est mon peuple. Mais je comprends aussi, que du point de vue de l'équilibre de la nature, les loups ont le droit de vouloir survivre. C'est difficile... En fait... je crois que si les loups attaquent le village, je voudrais défendre le village, alors que si le village attaque les loups, je voudrais défendre les loups... Mais tu vas me dire que ça n'a pas de sens, parce que ceux qui attaquent le font peut-être pour survivre... Ce n'est pas simple... En fait je crois qu'il n'y a pas de bonne solution à ton problème.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine