La Couronne de Cuivre

Ruth opina imperceptiblement du chef.
-Je vous jure que je serai irréprochable, que je me rendrai utile, que je vous décevrai plus jamais, souffla-t-elle, désespérée, solennel.
Elle jeta un regard au chariot.
-Faut... Faut que j'aille dire à ma maman où je vais. Je dois plus m'en aller comme je l'ai fait tout à l'heure, sans prévenir.
Elle recula d'un pas, s'immobilisa.
-M'sire... Revenez, s'il vous plait. Et ramenez le. Et... Et dites a Robert de faire gaffe aussi, et...
Elle se détourna, sans doute pour cacher une nouvelle crise de larmes.

" Ne t'en fais pas, Ruth. Rends-toi utile. Nous nous verrons demain."
Il se redressa, la gratifia d'une dernière pression sur l'épaule, d'un dernier sourire, puis la laissa regagner l'intérieur du chariot. Il espérait qu'elle parviendrait à s'arracher à ses larmes et à aller auprès d'Ignace pour se changer les idées. Ressasser ne lui ferait aucun bien, il fallait qu'elle s'occupe les mains et l'esprit, le plus longtemps possible. Il préféra cependant ne pas aller l'enlever lui-même à sa mère et compta sur la promesse qu'elle lui avait faite. Il sentait que s'il franchissait la barrière de toile, il ne pourrait s'empêcher de dire des choses qu'il regretterait ensuite. Il devinait que la pauvre Ingrid en voyait de toutes les couleurs, et depuis longtemps... Néanmoins... Une gamine de onze ans aurait dû être maîtrisée avant de pouvoir sortir.
Il repoussa ces pensées. Un Lathandrite pense au futur, le passé est figé, terminé, on n'y peut plus rien.
Abandonnant Ruth à ses regrets, il se mit donc en quête de son second adversaire, qu'il redoutait en réalité un million de fois plus que la fillette, malgré des circonstances moins tragiques... Il carra les épaules et prit une profonde inspiration, cherchant le chariot rouge sombre du regard. Albérich serait probablement furieux, et encore sous le choc des événements... Et il n'apprécierait certainement pas le programme des heures à venir...

Au début, les informations avaient filtré goutte à goutte, d’abord rassurantes, puis, au fil des minutes, de plus en plus inquiétantes. L’Académie avait gardé son calme, en apparence, mais l’angoisse s’était infiltrée dans les postures, les regards, les sourires. Certains donnaient bien le change, comme Giovanni, qui en bon amuseur avait tenté de détendre l’atmosphère d’une ou deux anecdotes truculentes. D’autres cachaient mal leur panique. Mais personne n’avait bronché, crié, pleuré ou craqué. Ils avaient tenté de vaquer à leurs occupations comme de coutume.
Puis les informations étaient devenues franchement effrayantes. On leur avait donné des armes, en prévision de quelque chose d’incertain. On leur avait parlé des corbeaux.

Albérich était demeuré paralysé. Il avait senti venir la dissociation, ce moment où la terreur l’arrachait au réel pour le projeter ailleurs, le privant de son contact au monde, parfois pendant plusieurs heures, peut-être pendant tout l’assaut. Mais il avait reprit le contrôle de lui-même, étonnamment, en le puisant dans la dignité de Marthe, dont l’expression lui avait rappelé combien sa souffrance personnelle était futile en regard de ce qu’elle avait vécu. Il avait admiré sa force, à nouveau, prit exemple, et cela avait marché. Il était resté ancré dans l'instant, pour le meilleur et pour le pire.
Ils avaient dû attendre tandis qu’au dehors résonnaient cris, cliquetis et galops. Cette incertitude était insupportable, aussi avaient-ils accueilli les chiffres et les ordres avec soulagement.

Bientôt, Albérich avait trouvé un exutoire à sa peur, une manière de ne plus songer qu’indistinctement à ce qui les entourait : il s’était imaginé, puis répété cent fois, ce qu’il dirait à Hubert au moment où ils se retrouveraient. Il s’était vu le dénicher dans le convoi blessé, se planter devant lui, et lui dire le fond de sa pensée. Qu’il l’avait prévu, qu’on ne l’avait pas écouté, que c’était de sa faute, que jamais ils n’auraient dû partir, que tous ces gens étaient fous, qu’il le savait depuis le début. Décharger sa tension et son angoisse sur une victime toute désignée. Juste pour se sentir mieux, une seconde, avant d’en revenir à l’urgence et à la survie. Ces mots, sa colère, l’avaient préservé du monde tout autour, du fracas des premiers assauts, non loin, de l’attaque des corbeaux, du drame qui se jouait dans le cœur de chacun de ses compagnons. Présent mais protégé, il s’était à peine rendu compte de l’instant où l’un des volatiles moribonds avait fait irruption dans leur chariot et avait été réduit en bouillie par les efforts conjugués de Marthe, Giovanni et, curieusement, lui-même. Ils avaient repris leurs esprits de concert et ri, un instant, même si c’était un rire teinté d’angoisse.

Quelqu’un les avait prévenus de la charge imminente de cavaliers squelettes, ils avaient entendu les cris des ordres qui s’échangent, puis perçu le murmure des incantations, avant que l’univers sonore ne soit plus que fracas. Mais le chariot avait à peine bougé, tout juste secoué par la peur des chevaux, rien de plus. Ne rien voir, ne rien savoir, était sans doute le plus difficile. Des ombres se glissaient autour d’eux, des craquements d’armure et des glissements de lames, des fragments de conversations, évoquant des hommes, des monstres, des mouvements, des inquiétudes, des espoirs... Hurlements. Tonnerre. Puis peu à peu, le cataclysme invisible s’était calmé. Ils avaient deviné le répit, la victoire, la poussière qui peu à peu retombe. Et Albérich était finalement sorti le premier, sans réaliser que Marthe et Giovanni le suivaient de près, sans doute. Il avait besoin de constater et puis d’agir.

Il avait vu les cadavres des oiseaux, le visage des combattants épuisés, et puis un premier blessé dans la boue, rassuré par un collègue qui tentait maladroitement d’enrayer une hémorragie. Même s’il savait que les bardes et les clercs seraient autrement plus efficaces que lui, Albérich savait aussi qu’ils ne pourraient être partout à la fois et qu’il avait en lui de limiter certains dégâts. Aussi se porta-t-il immédiatement au chevet du jeune archer pour lui poser un garrot. Les minutes suivantes s’enchaînèrent sans qu’il ait besoin de vraiment réfléchir. Il banda un ventre, réaligna une fracture, réduisit une luxation, puis recommença, aveugle aux corps des squelettes qui s’entassaient le long de leurs lignes, sourd aux conversations, sensible aux cris et aux tâches écarlates qui appelaient à l’aide. Autour de lui, les choses s’organisaient peu à peu et il finit par se redresser, et contempler leur convoi malmené. Déjà, certains ramassaient les corbeaux morts pour les empiler sur le bord de la route. D’autres inspectaient la toile déchirée des chariots. Il y avait des gens au chevet des chevaux, des gens au chevet des blessés, les combattants détachaient leurs armures pour respirer et soupirer, tandis que, vaillants, les derniers scrutaient toujours la Lande, guettant une nouvelle offensive.
Debout au milieu de cette scène de guerre, Albérich ne put s’empêcher de songer à Luménis au cœur de la révolution. Son cœur se gonfla à nouveau de colère et son regard chercha le paladin. Il était temps qu’ils aient une petite conversation, tous les deux.

Mais quand il le vit enfin, blême et couvert de substances innommables, cheminant tête basse dans le dédale des soldats et des chariots, il comprit qu’il ne pourrait jamais le tancer comme il l’avait imaginé et que s’ils devaient se parler, il ne pourrait que l’assurer de son soutien, de sa confiance, et de son absence de rancœur. Et quand leurs regards se croisèrent, il en eut la confirmation, car le visage jusque là fermé du paladin se décomposa une seconde, infime, reflétant l’étendue de son désarroi. Alors Albérich fit la seule chose possible et lui sourit, désolé mais apaisant. Hubert vint droit dans sa direction mais évita de le regarder dans les yeux.
« Je te dois parler. » dit-il simplement.
Albérich acquiesça sans piper mot, subjugué par le retour de l’aura, mais aussi par la détermination froide et sinistre qui émanait du paladin. Il le suivit en bordure de colonne. Ils enjambèrent des cadavres de corbeaux à moitié pourris, puis s’immobilisèrent devant la Lande, jonchée ça et là de vestiges du combat. C’était le côté épargné du convoi, les quelques sentinelles en faction étaient distantes, la neige s’était remise à tomber. Loin de se perdre dans une contemplation du paysage morne, Hubert lui refit face et chercha enfin son regard.
« Albérich, je veux te dire combien je suis dés…
— Chhht, répondit d’instinct l’ancien clerc en levant une main. J’ai accepté tes plans. Ce sont les Landes. Si j’ai jamais cru que les choses pourraient se dérouler autrement, je ne peux m’en prendre qu’à ma propre stupidité. »
Sa réaction parut prendre Hubert au dépourvu et Albérich comprit que, comme lui en réalité, il s’était attendu à une verte réprimande. Mais elle était inutile et ils avaient besoin d’harmonie, l’un et l’autre, après tant de violence. Le paladin hocha la tête, croisa les bras et soupira.
« Alban a été enlevé par l’une des créatures qui nous a attaqués, dit-il.
— Oh dieux, souffla le Luménien, stupéfait.
— Je vais aller le chercher dans le tumulus avec Robert. »
Albérich se contenta de fermer les yeux comme il sentait l’angoisse se répandre brusquement en son sein, telle un liquide glacial. Il leva une main un peu tremblante jusqu’à son visage.
« Je dois le faire, murmura Hubert.
— Je sais.
— Je reviendrai.
— Ça, je ne sais pas. »
Hubert posa une main sur son épaule et la laissa là, sans rien dire. Albérich n’avait pas rouvert les yeux. Il sentit les doigts du paladin presser doucement son articulation. Il aurait dû dire quelque chose mais rien ne vint. Il savait la chose nécessaire et épouvantable, sans vraiment parvenir à comprendre ce qu’il ressentait.
« Je dois partir maintenant, sinon Robert va filer sans moi. Nous n’irions pas si nous n’avions pas la conviction de pouvoir réussir.
— C’est un mensonge, Hubert. »
Son ami ne répondit rien. Albérich se massa le visage des deux mains. Il réalisa seulement combien il avait été soulagé de voir le paladin vivant et indemne. Il prit conscience du danger qui avait régné au dehors, des affrontements dont il avait vu les conséquences sans les mesurer, les squelettes démantibulés, les blessures de ceux qui avaient combattu. Hubert avait été au cœur de ce tumulte et avait survécu. Ne pouvait-il pas s’en estimer satisfait ?
Mais non, bien sûr. S’il avait été dans ses bottes, Albérich aurait agi exactement de la même manière. Alban était en danger. L’abandonner était inhumain.
« Je te prom…
— Ne promets pas ! Hubert, ne promets pas, bon sang ! » s’énerva-t-il brusquement.
Il se sentit déborder de colère, s’essuya les yeux humides des doigts, souffla.
« Je reviendrai. »
Albérich se força à sourire.
« Je l’espère. » murmura-t-il.
Le paladin acquiesça et le gratifia d’une ultime tape sur l’épaule, puis sur un sourire contraint, il fit volte face et repartit vers le cœur du convoi. Albérich demeura en arrière, tentant de mettre de l’ordre dans sa tête, ses émotions, ses pensées, de récupérer une prise sur son organisme, et surtout, surtout de ne pas penser à ce que la mort du paladin pourrait signifier pour l’avenir…
Il fallait qu’il s’occupe et il se mit en quête d’Agnès, en dépit de toutes ses résolutions en la matière.

On orienta rapidement le Luménien vers les chariots reconvertis en dispensaires. A l'extérieur, les proches des blessés attendaient, quelques-uns inquiets, la plupart sereins. A l'intérieur, les clercs et les bardes étaient déjà à pied d’œuvre, ce qui n'empêcha Agnès ni d'accueillir Albérich, ni d'accepter son aide : certes, les conséquences de la bataille étaient extrêmement limitées et ils auraient pu, à eux seuls, en venir à bout. Mais plus tôt les victimes des non-morts seraient rétablies, mieux ce serait, et un peu de renfort n'était donc pas de refus.

***

Pour sa part, Hubert retrouva le chevalier en tête de colonne. Celui-ci faisait face à un nouveau contretemps, puisqu'il était entouré des autres conseillers. Étienne affichait une expression à la fois coupable et désespérée, Marthe une mine compatissante, Ignace un visage résigné. Quant à Frida, elle paraissait furieuse et tentait manifestement d'imposer à Robert quelque chose qu'il s'obstinait à refuser. Des compagnons supplémentaires pour son expédition, sans doute...

Hubert était plutôt de l'avis de Frida, en la matière, mais n'étant pas membre du conseil, il demeura en retrait, se refusant à s'immiscer en des lieux où il n'avait rien à faire. Il frôla rapidement l'esprit de Grand Vent pour s'assurer de sa bonne santé, puis se hissa en selle et attendit. Il songea à l'échange qui venait d'avoir lieu, aux choses qui ne s'étaient pas dites, aux regrets qu'il avait de trahir sa parole envers le Luménien, au soulagement de savoir qu'Albérich comprenait. A la conviction qu'ils reviendraient tous les trois. Penser à la situation d'Alban était interdit, cependant. Avec un peu de chance, les créatures l'avaient tué sans le faire souffrir. Mais il ignorait si Barthélémy était capable de ramener un mort à moitié dévoré...
Il eut un hoquet en réalisant qu'il était en train d'évoquer froidement l'indicible. Il repoussa de toutes ses forces les images qui s'imposaient dans son esprit. Il était temps qu'ils partent.

Robert finit par serrer les poings et par acquiescer, ce qui provoqua un soulagement manifeste parmi ses compagnons. Puis, tandis que le chevalier, ayant ramassé le sac déposé à ses pieds, se dirigeait vers sa monture, Frida alla tout droit à Hubert.
-Varamyr va vous servir de guide et, si les dieux sont bons, il convaincra cette foutue tête de mule de le laisser entrer avec vous dans le tumulus : il connaît les Landes et leurs antiques sépultures, il pourrait donc vous être d'un grand secours. Mais qu'il réussisse ou non, lorsque vous serez ressortis, il vous aidera à nous retrouver. Le convoi doit continuer à avancer jusqu'au lieu de bivouac prévu.

Hubert acquiesça.
" Bien sûr, je comprends. Et je suis heureux que vous ayez pu le lui faire accepter. Je m'efforcerai de soutenir Varamyr."
Il grimaça.
" Je suis vraiment désolé de ce qui se passe, Frida. Sincèrement. J'espère que nous pourrons vous rejoindre tous les quatre au plus vite. Dites cependant à Barthélémy d'envisager le pire, si vous le voulez bien."

-Je m'en chargerai. Et ne soyez pas désolé : le Seigneur des Tombes est responsable de tout ce qui s'est passé. Lui seul et personne d'autre.
Elle tendit le bras : son aigle s'y posa.
-Plus de morts-vivants à des lieues à la ronde. Plus d'attaque à redouter, donc. Quant à Varamyr, il sera ici dans un instant.
De fait, le Paludier fit son apparition quelques secondes plus tard. Il allait à pied, arc et carquois dans le dos, besace en bandoulière, sa mise aux teintes sombres ne portant aucun stigmate des combats auxquels il avait plus que certainement participé.
-Bonne chance, souffla la rôdeuse avant de s'éloigner.

" Merci." souffla simplement Hubert en regardant la rôdeuse s'éloigner.
Il pressa ensuite Grand Vent pour qu'il rejoigne Varamyr et Robert, adressant au passage un sourire contrit aux autres membres du conseil. Il hésita à proposer au Paludier de le prendre en croupe, mais il devinait que l'étrange petit bonhomme refuserait très certainement. S'il avait voulu un cheval, il en aurait pris un parmi ceux du convoi.
Le paladin salua donc ses deux compagnons d'un signe de tête. Il était temps qu'ils se mettent en route, pour profiter de la lumière tant qu'elle était encore de leur côté.
Mais il entendit alors quelqu’un l’appeler par son nom et fit volter Grand Vent pour découvrir Albérich qui venait à pas pressés vers eux. Il adressa une grimace à Robert, puis se dirigea vers le Luménien.
« Albérich, je dois vraim…
— Je veux que tu prennes ça, l’interrompit le Luménien en lui fourrant un petit paquet sur les genoux. Ce sont des potions de soins que m’a données Mahaut. Et la pierre de lumière de Pernille. Il fera sûrement noir, là-dedans. »
Hubert se sentit traîtreusement ému et fut incapable d’articuler quoi que ce soit pendant une seconde. Albérich sourit, lui serra le genou puis recula.
« Bonne chance. A tout à l’heure.
— Oui. »
Le paladin sentit qu’il était pourpre d’embarras. Une idée subite lui traversa l’esprit alors que le Luménien baissait les yeux.
« Albérich…
— Oui ?
— Est-ce que tu pourrais… garder un œil sur Ruth en mon absence ? Elle est… elle est très mal. »
L’ancien clerc acquiesça doucement.
« Bien sûr. »
Hubert sentit que s’il n’échappait pas rapidement à son regard, il allait se rendre ridicule. Il voulut le remercier mais le mot resta bloqué dans sa gorge. Le Luménien eut pitié de lui en se détournant et repartant vers le campement. Hubert rejoignit ses compagnons, espérant que son teint reprendrait rapidement une couleur acceptable.

Ils se mirent en route sans échanger un mot, Varamyr prenant immédiatement la tête de leur trio pour le conduire dans les marais : il avait opté sans la moindre hésitation pour le plus court chemin vers la sépulture.
On aurait pu croire qu'un piéton les ralentirait et, pourtant, il n'en fut rien. Leur guide avançait à pas vifs, presque courant, et un regard lui suffisait pour déterminer la voie que les chevaux pourraient emprunter avec le plus d'aisance. Ils progressèrent ainsi à bonne allure, atteignirent puis dépassèrent le point où s'était arrêté Hubert. Du coin de l’œil, ce dernier croyait de temps à autre distinguer une ombre silencieuse parmi les roseaux. Sans doute était-ce le fameux lynx dont il avait entendu parler... Il paraissait énorme. Énorme mais discret.
Ils étaient encore à plus d'une lieue du tumulus lorsque le Paludier s'immobilisa, se pencha, ramassa quelque chose pour le porter immédiatement à Robert.
-Cela veut dire qu'il se débattait encore quand il a survolé cet endroit, souffla le chevalier, tournant et retournant une botte entre ses mains.
-Ou qu'il semait des petits cailloux, répondit Varamyr, très calme.

La cavalcade dans les roseaux avait permis à Hubert de retrouver sa contenance et sa concentration. Il s'émerveillait de l'adaptation de Varamyr à son domaine, tout en demeurant aux aguets, craignant le retour des ombres volantes. Lorsqu'ils s'arrêtèrent pour ramasser la botte, il monta à la hauteur de Robert.
" J'ai l'autre, fit-il en ouvrant ses fontes. Elle est tombée un peu avant."
Il la chercha et la tendit au chevalier, comme si c'était la promesse de quelque chose. Qu'il pourrait les lui rendre pour le chemin du retour.

Robert le remercia avant de rangea les deux bottes dans ses propres fontes. Puis ils repartirent.
Il leur fallut plus de temps que ne l'aurait pensé Hubert pour rejoindre leur destination. La cause n'en fut ni le terrain, qu'ils traversaient toujours avec autant de facilité grâce à leur guide, ni les créatures volantes qui demeurèrent invisibles. Non, si cela fut si long, c'est parce que le monument funéraire était incroyablement vaste et qu'il avait paru plus proche qu'il ne l'était en réalité.iI mesurait une vingtaine de mètres de haut, au bas mot, et plusieurs centaines de large ; il était si vaste qu'on l'aurait aisément pris pour une éminence naturelle, n'eut été sa forme trop parfaitement circulaire.
Parvenus au pied du tumulus, ils entreprirent d'en faire le tour. Peu après, ils gagnèrent un grand espace où les roseaux semblaient pour certains piétinés, pour beaucoup couchés par un vent de tempête. Là, dans le flanc de la colline artificielle, une ouverture avait été récemment dégagée, comme en témoignait les mottes de terre entassées à proximité. Il s'agissait d'une sorte de porte voûtée, assez large pour que deux hommes y pénètrent de front mais sûrement pas pour qu'une horreur ailée telle celle qui avait enlevé l'enfant s'y engouffre.
-Il a demandé qu'on le lui amène... dit le Paludier après avoir examiné un moment les lieux.
A nouveau, il ramassa quelque chose.
-...et qu'on le lui ramène vivant, conclut-il en montrant sa trouvaille.
C'était le manteau d'Alban. Il avait été malmené, lacéré, même, par endroits. Cependant, de ce que pouvait en voir le paladin, il n'était nullement maculé de sang.

Mais pour quoi faire ? se demanda Hubert en mettant pied à terre.
C'était une bonne nouvelle, indéniablement, même s'ils ne pouvaient juger de l'état actuel de l'enfant. Il devait y avoir une raison sinistre derrière ce rapt... Le Seigneur des Tombes avait-il besoin du gosse comme réceptacle ou nourriture ou... ou bien cherchait-il à attirer d'autres proies, plus nombreuses et plus puissantes ?
" Frida n'a pas pu me dire grand chose des Seigneurs des Tombes. Mais vous qui êtes originaire de ces contrées, Varamyr... En savez-vous davantage ? interrogea-t-il le Paludier. Ont-ils... des objectifs, des griefs ? Sont-ils apparentés à une créature en particulier ?"
Il avait dégainé son épée, par réflexe, et décrocha son bouclier de la selle du destrier, avant de faire un pas circonspect vers l'ouverture.

L'homme jeta un regard à Robert, comme s'il craignait de l'horrifier en répondant. Mais celui-ci, du geste, l'incita à parler.
-"Seigneurs des tombes" est un terme générique. Leur seul point commun est d'avoir été jadis de grands personnages. Pour le rese... Si j'en crois les légendes, il en existe autant de sortes qu'il existe de sortes de morts-vivants. De morts-vivants puissants, j'entends. Quant à leurs motivations... Elles semblent varier selon les cas. Certains voudraient reconquérir leurs terres. D'autres revenir à la vraie vie. D'autres encore, simplement, se repaître de chair fraîche. Les pires, cependant, toujours selon les histoires... Ce sont ceux qui haïraient les vivants parce qu'ils sont vraiment en vie et qui ne cherchent qu'à les faire souffrir, parce qu'eux-mêmes sont condamnés à une existence qui n'a rien en commun avec celle qu'ils ont connue autrefois.

Hubert opina du chef, songeur. Ils n'étaient pas plus avancés. Il pouvait y avoir une goule, un vampire ou un fantôme à l'intérieur. Ils ne le sauraient qu'en le trouvant. Ils pouvaient de toute façon partir du principe que la créature était hostile et qu'elle avait un otage. Elle devait se douter qu'ils partiraient à sa recherche, de surcroît. Il prit une profonde inspiration et glissa la pierre de lumière dans la poche de son manteau. Il ferait probablement un froid de canard dans le tumulus.
" Bon. Ne trainons pas." proposa-t-il avant d'incanter devant l'ouverture.
Autant savoir s'il y avait une présence hostile juste derrière. Ensuite, ils descendraient. Avec un peu de chance, Robert oublierait qu'il ne voulait pas de Varamyr.

Peut-être l'avait-il oublié, oui. A moins qu'il n'ait changé d'avis, qu'il n'ait pris conscience que les connaissances et les compétences du Paludier pourraient les aider à sauver son écuyer. Toujours est-il que Robert ne pipa mot et qu'il franchirent la porte non sans avoir, au préalable, pris soin d'allumer une torche. Car s'il semblait qu'il n'auraient pas immédiatement affaire à des ennemis - la détection d'Hubert n'avait rien révélé -, ils devraient à coup sûr affronter les ténèbres du sépulcre...
Une volée de marches les conduisit dans un large couloir au sol dallé, aux murs de pierres de taille : si l'endroit témoignait de l'habileté des antiques maçons, il brillait également par son absence complète d'ornementation.
Ils ne s'arrêtèrent pas, poursuivant au contraire d'un bon pas leur progression, suivant les nombreuses traces visibles dans l'épaisse couche de poussière recouvrant le dallage. Au bout de deux minutes, peut-être un peu plus, ils atteignirent une salle voûtée de dimensions moyennes - un vestibule, sans doute - d'où partaient trois corridors : l'un face à eux, le plus large, les autres sur les côtés. Et, malheureusement, rien n'indiquait de prime abord par lequel on avait conduit Alban, car les pistes se scindaient également, empruntant les trois passages.

Le tumulus était gigantesque et Hubert essaya de s'en représenter la configuration extérieure pour juger de la route la plus prometteuse... Il observa également les ténèbres, écouta la silence de la tombe, cherchant un indice, n'importe lequel, qui pourrait les aider à prendre une décision. Il lui semblait cependant clair qu'ils ne pouvaient pas se séparer.
Une seconde, il songea au dracoliche et à Tobias Ekhart. Quel allié il aurait fait, en ces circonstances ! Cela mena un sourire sur ses lèvres, furtif. Il devait s'inspirer de l'enthousiasme et de la détermination du fermier. De surcroît, il avait là de quoi prendre sa revanche lorsqu'ils se retrouveraient devant une pinte pour se conter leurs prouesses respectives. Il eut brusquement honte de sa légèreté, avant de réaliser que c'était une expression de son espoir, et une bouffée d'air pur nécessaire.
Mais entre son supérieur et un expert de l'environnement, il ne se sentait pas de guider leur expédition.

Aucun son pour les guider : le silence était lourd, oppressant, absolu. Pas de courant d'air non plus pour les aider : l'atmosphère poussiéreuse où filtrait, peut-être, une odeur ténue de putréfaction était parfaitement immobile. Quant à s'aider de la configuration des lieux... Tout ce que pouvait déterminer Hubert, c'est que le couloir qui lui faisait face semblait se diriger vers le centre du tumulus.
Ils examinèrent tour à tour chacun des passage, y pénétrant même de quelques mètres, en quête de signes. Ils venaient ainsi de s'avancer dans celui de droite lorsque Varamyr s'immobilisa.
La lueur de sa torche s'était reflétée sur quelque chose de métallique, par terre.
Sur la boucle d'une petite ceinture.

" Ce gosse a du cran et des ressources, commenta Hubert d'une voix sourde où transparaissait néanmoins son admiration. Peut-être devrions-nous définir un ordre de marche... Je peux passer devant et sonder les ténèbres pour y détecter les âmes mauvaises... Je n'y vois pas trop mal, même avec la torche derrière moi."
Il sortit la pierre de lumière de sa poche et en effleura la surface bleutée, sans pour autant en invoquer le pouvoir.
" Ceci peut aussi nous éviter d'en avoir besoin... Elle ne s'éteindra pas si on la dépose et on peut l'emballer dans une étoffe pour en atténuer l'éclat. Nous serions aussi plus discrets."

Ainsi fut fait : on éteignit la torche, on demanda à Hubert d'activer la pierre, et l'on se remit en route.
Ils ne tardèrent pas à constater que le tumulus abritait un véritable dédale où les couloirs s'entremêlaient sur plusieurs étages. Cependant, ils avançaient vite, car c'était désormais une véritable piste qu'ils suivaient. A beaucoup de croisements, les traces allaient dans une unique direction et, quand ce n'était pas le cas, il y avait toujours quelque chose pour les mettre sur la bonne voie : ce succédèrent ainsi un mouchoir, un petit couteau ou encore une pièce d'Hermines - un chevalier, évidemment -, tous objets qui, Robert était formel, avaient gonflé les poches d'Alban.
Ils continuèrent ainsi durant ce qui leur sembla être une éternité, allant de passage en passage, de carrefour en carrefour, d'escalier en escalier - toujours, ils descendaient. Hubert lançait régulièrement son sortilège, sans rien détecter d'inquiétant ; Varamyr, afin de faciliter leur retour, traçait des marques au charbon sur les parois ; Robert, lui, ramassait chaque nouvelle trouvaille pour la conserver quasi religieusement.
Passages, carrefours, escaliers.
A présent, ils étaient guidés par des morceaux d'étoffe que le garçon avait manifestement arrachés à ses vêtements.
Escaliers, carrefours, passages.
Toujours pas le moindre son. Toujours pas d'aura maléfique à détecter.

Ils n'avaient d'autre choix que de continuer et continuer encore.
Hubert commençait cependant à se demander s'ils n'avaient pas été un peu rapides à estimer que c'était Alban lui-même qui laissait cette piste. Après tout, était-il vraiment imaginable qu'il ait pu semer ses possessions, jusqu'à aller déchirer sa tunique, sans que son ravisseur ne s'en avise ? N'étaient-ils pas en train de se ruer droit dans un piège tissé par leur adversaire, comme de braves chiens dociles, la truffe rivée au sol ?
Il ne s'en ouvrit cependant pas à ses compagnons, car il n'avait rien pour étayer sa crainte, et il ne voulait pas troubler Robert. C'était d'ailleurs probablement le fruit de son imagination fébrile, usée par la monotonie de leur périple. Mais il redoubla de vigilance, concentré sur le moindre souffle, la moindre lueur, la moindre intuition, même. Ils finiraient bien par arriver quelque part...

Plusieurs minutes supplémentaires s'écoulèrent. La température semblait insensiblement fraichir, l'air s'empuantir imperceptiblement. Mais peut-être n'étais-ce qu'une impression ? Car pour le reste, rien n'avait changé dans l'immuable décor, dans les morceaux de tissus qu'ils suivaient patiemment.
Posant par hasard les yeux sur Varamyr, Hubert eut cependant la nette sensation que ce dernier était mal à l'aise.
Leurs regards se croisèrent.
-Vous trouvez aussi que quelque chose cloche, pas vrai ? souffla le Paludier.

Le paladin s'immobilisa et secoua la tête, ennuyé.
" Mais je ne sais pas quoi. Je ne sais vraiment pas quoi. Comme si..."
Il haussa les épaules, incertain.
" Je me pose des questions sur cette piste trop nette, qui semble ne mener nulle part... Et... et est-ce que ça ne fait pas beaucoup de tissu pour une seule tunique ? Je ne suis pas spécialiste, bien sûr... C'est sans doute ridicule et sans doute suis-je simplement impatient mais... vous êtes mal à l'aise, vous aussi. "

Il acquiesça.
-Je trouve également que ça fait beaucoup de tissu pour une seule tunique. Bien sûr, il pouvait en porter deux l'une sur l'autre, afin de se tenir chaud, à moins qu'il n'ait été assez agile pour s'attaquer au reste sans trop ralentir et, par conséquent, sans encourir la colère de ses ravisseurs. Bien sûr, ces derniers pouvaient n'être que des morts-vivants sans conscience, comme il y en a beaucoup, et donc ne prêter aucune attention à ce qu'il faisait, du moment qu'il continuait à marcher. Mais...
Il soupira.
-Des questions. Un malaise. Comme vous. Malheureusement, je crains que cela ne suffise pas...
Il n'acheva pas sa phrase mais jeta un regard éloquent en direction de Robert qui, quelques mètres en avant, les attendait en s'impatientant déjà.

Hubert soupira.
" Continuons. Restons sur nos gardes. Nous n'avons pas vraiment d'autre possibilité... A moins que... Nous pourrions dévier sciemment de la piste. Emprunter juste une fois un autre conduit, pour voir ce qu'il se passe. Peut-être rien... Auquel cas, nous reviendrons en arrière... Evidemment, je ne suis pas certain que Robert verra les choses de la même manière. Il nous faudrait une preuve tangible que l'on essaie de nous égarer ou de nous guider, mais il n'y a pas de raison que notre adversaire fasse une erreur grossière, je suppose..."
Il grimaça, observa une seconde le couloir morne autour d'eux.
" Nous pourrions sortir tout ce que nous avons trouvé. Aviser. Il y a peut-être quelque chose là-dedans, un signe, que nous n'avons pas remarqué."

Nouvel acquiescement : Varamyr rejoignait le chevalier.
-Messire Robert, s'il vous plait, ouvrez votre sac et sortez tout ce que nous avons trouvé.
-Pourquoi ? demanda l'intéressé, sourcils froncés.
-Messire Hubert et moi venons de constater que, sans nous concerter, nous avons tous deux la même impression, l'impression que quelque chose ne tourne pas rond. Nous voudrions donc dissiper nos doutes avant d'aller plus loin.
-Mais je vous assure que...
-Messire Robert, je vous jure que nous ne vous ferions jamais une telle demande si nous n'avions pas le sentiment réel que quelque chose cloche.
Soupir.
-Très bien. Mais faites vite, je vous en prie.
Les bottes, le manteau, la ceinture et les petits objets appartenaient vraiment à Alban, Robert n'avait pas une once de doute à ce sujet. Quant aux morceaux de tissu, il y en avait effectivement beaucoup et 'ils provenaient manifestement de deux vêtements différents. Enfin, si l'étoffe n'était pas tout à fait neuve, elle s'avérait récente et de bonne qualité. Rien de comparable avec ce qu'on aurait pu trouver au fin fond d'une antique sépulture...

Hubert secoua la tête.
" Rien de probant, murmura-t-il. Quand il en a eu fini avec la tunique, il est passé aux chausses. Cela dit... Est-il possible qu'un gosse se déshabille intégralement, en déchirant ses vêtements à mains nues, sans que la créature qui le transporte ne s'en soucie ? Ou bien est-on en train de nous semer ses vêtements pour nous guider ? J'ai le sentiment qu'on nous mène quelque part. Et c'est peut-être le bon endroit. Mais il reste que... Je doute de plus en plus qu'Alban soit responsable de cette piste. Ou s'il est vraiment, c'est avec la bénédiction de son ravisseur."
Il pinça les lèvres.
" Je me doute que le Seigneur nous sait sur ses traces. Mais j'ai l'impression que le Seigneur nous veut sur ses traces. Nous n'avons sans doute pas d'autre option que de suivre... mais nous devrions être prudents. Nous sommes probablement attendus."

Robert paraissait troublé.
-Tout ce que je peux dire, c'est qu'Alban est capable d'avoir laissé une telle piste. Il est courageux, il a des ressources... De surcroît, si ses geôliers étaient des morts-vivants sans intelligence se contentant d'obéir aux ordres... Ils se sont sans doute souciés comme d'une guigne de ce qu'il faisait, du moment qu'il avançait ou se lassait porter sans opposer de résistance.
-C'est possible, en effet.
Ils rangèrent leurs trouvailles, reprirent leur chemin.
Quelques minutes plus tard, ils atteignaient un nouveau carrefour : deux couloirs, outre celui dont ils venaient de déboucher. Et, dans un coin, les premiers degrés d'un escalier menant au niveau inférieur. En revanche, plus de morceau de tissu pour leur indiquer la voie : l'écuyer n'avait peut-être plus rien eu à déchirer.
-Écoutez, souffla Varamyr qui se tenait au sommet des marches.
En s'approchant, en tendant l'oreille, Hubert entendit un cri lointain venant des profondeurs. Un hurlement insupportable où se mêlaient souffrance et désespoir.
Malheureusement, à en juger par le timbre, son auteur pouvait tout à fait être Alban.

" Nous devons aller voir." fit le paladin avec une grimace.
C'était peut-être un piège, un leurre, c'était peut-être la dernière chose à faire...
" Nous pourrions envisager d'aller reconnaître les lieux, par sécurité." ajouta-t-il en s'engageant sur la première marche.
Il se tourna vers le Paludier et le chevalier.
" Laissez-moi descendre seul. Je remonterai vous avertir de ce que je trouve."

Blême, la main crispée sur la garde de son épée, Robert marqua une nette hésitation.
-Ne vous éloignez pas. Et revenez vite nous dire ce qu'il en est.
Au pied de l'escalier, Hubert se retrouva dans une intersection similaire à celle qu'il venait de quitter, sauf qu'aucune volée de marche ne menait plus bas. Le sol était également couvert d'empreintes venant des trois tunnels ou s'y dirigeant. Mais qu'importe. Qu'importe aussi l'absence de bout d'étoffe : les derniers échos du cri semblaient venir de celui de droite.
Le paladin s'y avança de quelques pas, tendit l'oreille, à nouveau. Et entendit, encore lointaine mais déjà beaucoup plus distincte, une voix familière, quoiqu'il ne l'ait jamais entendue s'exprimer sur un tel ton de détresse, de douleur...
-Non, je vous en prie... Arrêtez... Pitié, pas ça... Pas ça... Messire Robert va... NON !
Des sanglots.
Un nouveau hurlement.
Plus atroce encore que le précédent.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée