La Couronne de Cuivre

Le Griffon d'Airain était l'une des deux auberges de Rivelfe et ils y trouvèrent deux chambre sans le moindre problème. Le tenancier, un demi-elfe qui aurait pu avoir n'importe quel âge entre trente et quatre-vingts ans, les accueillit avec le sourire et se montra tout à fait surpris qu'ils aient voyagé sur l'Ecureuil : c'était manifestement chose rare. Il mit à leur disposition deux belles chambres aérées et confortables et prit leur linge sale qu'il confia à une jeune femme, demi-elfe comme lui.

Profitant qu'ils soient seuls dans leur chambre, Taliesin récupéra les plumes de pégase et les tendit aux garçons.
-Tenez, c'est un cadeau de la part de Nremyn. Il vous conseille d'en prendre soin, car elles sont rare, et préférerait que vous ne révéliez pas leur vraies natures : mieux vaut les faire passer pour des plumes de cygne.

Baptiste prit la sienne religieusement et l'observa entre ses doigts pendant un long moment.
" Tu crois que ce serait sacrilège d'en faire une plume pour écrire ?"
Victor, de son côté, avait plissé les yeux, signe qu'il avait lui aussi, sa petite idée.

Il grimaça.
-Un sacrilège, je ne sais pas. Mais... Comme je disais, c'est quelque chose de très rare. Peut-être vaut-il mieux les conserver... comme des trésors.
Il hésita.
-D'après Nremyn, c'est également un ingrédient alchimique très recherché. Qui sait si elle ne porurait pas t'être utile un jour ?

Le regard de Baptiste s'illumina.
" Tu as raison. Je la mettrai... dans ma besace ! Avec ma cornaline, peut-être que je pourrais m'en offrir une belle !
— Est-ce que moi je pourrais avoir un chapeau ? Comme ça j'y glisserais ma plume ! C'est trop nul qu'on puisse pas dire une plume de quoi c'est."

-Si tu révélais sa véritable nature, on pourrait essayer de te la voler. Plus sûrement encore, on te poserait des tas de questions pour savoir où tu l'as trouvée : si les pégases sont désormais si rares, c'est parce qu'on les chasse justement pour leur plumage...
Il espérait qu'au moins cet argument-là ferait mouche.
-Pour le reste, c'est ta plume, tu es libre de l'utiliser comme bon te semble. Néanmoins, je pense qu'elle s'abimera très vite, si tu la mets sur un chapeau.

" Bah, à quoi elle sert, si je peux ni dire ce que c'est, ni la montrer ? Oui, c'est un ingrédient... et alors ? C'est pour la mettre en poudre dans une potion ? Moi, c'est pas ça que je veux garder de ce qu'on a vu à la cascade."
Baptiste l'avait écouté, assis sur son lit, et acquiesça.
" Je crois que Victor devrait pouvoir utiliser sa plume... comme il le sent."

Il leva les yeux au ciel.
-Est-ce que ce n'est pas ce que je viens de dire ? Les gars, ces plumes sont à vous : du moment que vous ne clamez pas leur nature sur les toits, vous en faites ce que vous souhaitez.
Mais que Victor ne vienne pas se plaindre dans trois jours que la sienne était réduite à néant.
-Sinon... Si vous voulez aller faire quelques amplettes, je pense que c'est le bon moment.

" J'aimerais... quand même un chapeau !" s'exclama Victor en sautant sur ses pieds.
Baptiste avait l'air bienheureux sur son lit, mais il s'en extirpa tout de même.
" Moi je voudrais une besace... et puis... est-ce qu'on a le temps de passer chez un herboriste ?"
Ils descendirent les escaliers.
" Et on n'est pas censés attendre Cordélia ? Elle va se demander où on est..."

-Bah, elle sait que nous avons des courses à faire : le village n'est pas grand, elle saura nous retrouver si elle le souhaite. Et il n'est pas improbable que nous la croisions dans les rues.
Et il les précéda à l'extérieur.

Ils partirent donc tous trois dans les rues du village. C'était un hameau relativement important, avec une structure en étoile. Il y avait une centaine de maisons, et la population semblait composée surtout d'humains, mais aussi d'un nombre important de demi-elfes, et de quelques elfes. Un jeune paysan affable leur indiqua la direction du comptoir où ils avaient le plus de chance de trouver des articles vestimentaires.
C'était un endroit très aéré où ils furent accueillis par un couple de vieux commerçants. Ils parurent ravis de voir débarquer des voyageurs et la vieille dame s'extasia devant les beaux garçons qui se trouvaient là, faisant rougir Victor et Baptiste.

Songeant qu'elle avait accompli un exploit en réussissant à faire rougir Victor, il lui expliqua, ainsi qu'à son mari, ce qu'ils étaient venus chercher, à savoir un chapeau et une besace. Une fois que les garçons auraient trouvé leur bonheur, il se renseignerait sur l'endroit où il serait possible de vendre de la cornaline - il en avait emporté quelques blocs, au cas où - et sur l'éventuelle présence d'un herboriste dans le bourg.

L'herboriste vivait un peu en dehors du village, mais pendant que son mari aidait Victor et Baptiste à trouver leur bonheur, la vieille femme dessina une carte sommaire pour le barde, afin qu'il trouve sa demeure sans difficulté. Il était cependant souvent à la cueillette, surtout en cette saison, mais s'ils s'y rendaient un peu avant l'heure du repas, ils avaient de bonnes chances de le trouver.
Pour la cornaline, le mieux était de tenter leur chance chez le lapidaire, Cornélius, qui vivait dans une petite maison cossue en bordure de rivière, à Rivelfe-la-Vieille, de l'autre côté du pont suspendu.
Victor et Baptiste revinrent avec leurs trouvailles : un chapeau à large bord pour Victor, une besace de cuir pour Baptiste. Les prix étaient un peu plus élevés qu'en ville, mais pas rédhibitoires pour autant... Néanmoins, les finances de leur petit groupe commençaient à devenir serrées.

Voilà pourquoi il conduisit directement ses fils à la demeure du lapidaire : vendre une partie de la cornaline aurait le double avantage de renflouer leurs finances et d'alléger leurs sacs.
Tout en cheminant, il dit à Baptiste ce qu'il en était de l'herboriste et ne manqua pas de le rassurer : même s'ils ne parvenaient pas à le voir, il y avait de fortes chances qu'il s'en trouve un à Vauxgrisants ou dans le bourg voisin de Champsdor.

Cornélius était un gnome à la longue barbe grise qui tenait boutique à l'extérieur de sa maison, sur un banc. Quand il les vit approcher, il les reconnut tout de suite pour ce qu'ils étaient : son second chargement de cornaline du jour. Il leur offrit vingt pièces d'or pour la totalité de ce qu'ils avaient emporté avec eux. Il ferait évidemment un bénéfice certain sur la vente, mais les pierres devaient être taillées et polies, ce qui prendrait un temps certain.

Il en convint mais entreprit néanmoins de négocier, arguant de la qualité particulière de cette pierre en général et des blocs qu'il lui présentait en particulier. C'était le jeu, après tout. Et puis, s'il s'avérait que Cordélia avait obtenu un meilleur prix que lui, sa réputation de barde en prendrait un sacré coup.
Pour autant, il n'entendait pas mettre le gnome en colère ni y passer des heures.

Le gnome monta à trente, tout en ajoutant que s'ils avaient davantage de blocs, il était prêt à les leur acheter également. Taliesin ne parvint pas à en obtenir plus. Les garçons étaient déjà assez impressionnés du prix qu'ils en avaient retiré, et ils demandèrent au barde s'ils pouvaient chacun disposer d'une pièce d'or à dépenser. Accessoirement, aussi, ils n'avaient encore rien mangé depuis le petit déjeuner, et les estomacs criaient famine...

N'étant pas parti sans avoir au préalable remercié le lapidaire, il donna aux garçons la pièce qu'ils demandaient : leurs finances regonflées rendait tout à fait possible de leur donner un peu d'argent de poche. Il entreprit ensuite de les reconduire au Griffon d'Airain, tout en restant prêt à faire une halte dans un autre établissement s'il les inspirait. Mais dans tous les cas, le cuistot aurait intérêt à être doué : apprès tout, la cuisine des elfes avait été fameuse...

Cordélia ne les avait pas attendus pour commander à manger, mais elle leur fit signe au moment où ils franchirent la porte d'entrée.
" Mais quel magnifique chapeau, Victor !" s'exclama-t-elle ne le voyant entrer.
Le gamin rougit de plaisir, même s'il était conscient que c'était à moitié une plaisanterie.
" Ta veste est pas mal non plus.
— Je me suis lâchée, je dois dire. Bon, j'ai pas dépensé TOUT ce que m'a donné le gnome, mais presque. Vous l'avez trouvé ? Sinon je vous montrerai où il habite.
— On en vient."
Victor s'installa.
" Tu manges quoi ?
— Une cuisse de dindes aux prunes. Tu peux pas imaginer le bonheur. Ils ont de l'agneau aussi, du veau, du cochon de lait, même. Et du poisson, bien sûr."

Il prit son air le plus sérieux quoi soit.
-Cordélia, je suis désolé mais tant que vous voyagerez avec nous, il faudra que vous acceptiez mes règles, lesquelles interdisent la viande durant les repas. De surcroit, même si j'ai accepté une entorse à mes principes sur l'Écureuil, puisqu'y régnait la loi de nos hôtes, manger du poisson est désormais proscrit. Ce sera donc légumes, légumes et légumes.

" Et uniquement des champignons." dit Victor en levant les yeux au ciel.
L'aubergiste s'approcha.
" Je voudrais du veau, s'il vous plait.
— Et moi... heu... du cochon de lait."
Cordélia sourit à Taliesin.
" C'est la mutinerie, Capitaine !"

-Du veau pour moi aussi, s'il vous plait, dit-il à l'aubergiste.
Puis à Cordélia, quand le précédent se fut éloigné :
-Ils seront punis pour leur désobéissance et pour m'avoir contraint à enfreindre mes principes afin de ne pas détonner. Cependant, je ne me fais guère d'illusion : je n'ai jamais eu et n'aurai jamais la moindre autorité sur eux.

" Vous avez de l'autorité morale, c'est déjà pas mal." lui dit-elle en riant.
Elle s'appuya contre le mur, son assiette terminée.
" Pour le reste, vous m'avez choisi une chambre charmante, je vous remercie. La dernière en dur avant bien des jours ! Après le pont de l'Ecureuil, ce sera tout simplement divin."

-Je comprends.
Il sourit.
-Mais profitez en bien. Mes principes en matière de couchage sont clairs : le sol le plus accidenté qui soit et, si possible, des racines et des cailloux pointus.

" Je n'en attendais pas moins de vous ! Victor m'a dit qu'on vous surnommait Taliesin-le-Dur. Qu'après quelques jours en votre compagnie, je regretterais amèrement la chaleur du capitaine Voronwë."
Victor pouffa. L'aubergiste reparut. Le veau comme le cochon de lait reposaient dans une sauce brune, accompagnée de pruneaux, d'oignons et de lardons. Un festin campagnard en perspective, que le cadet entama avec entrain, tandis que Baptiste paraissait vaguement choqué.

Il s’apprêtait lui-même à manger avec appétit mais... l'expression du gamin le fit hésiter.
-Quelque chose ne va pas, Baptiste ?
Avait-il mal pris l'une de ses boutades ? Était-il scandalisé par la recette ou l'un de ses ingrédients ?

Le gosse leva les yeux.
" Quoi ? Oh, non. Non non, pas du tout."
Il jeta un coup d'oeil derrière son épaule, surveillant l'aubergiste qui avait regagné son comptoir.
" C'est juste... heu... le contraste."
Il eut une légère grimace.
" Mais c'est sûrement très bon.
— Délichieux même !" s'exclama Victor, la bouche pleine.

Pauvre Baptiste : si ses critères en matière de cuisine devenaient trop élevés, le quotidien risquait de s'avérer difficile, pour lui...
-Allez, laisse sa chance à ce repas, tout simple qu'il soit. Et puis, c'est une transition en douceur, vu ce que nous allons manger dans les jours à venir.
Il lui sourit, apaisant, puis entama son repas.

" Tu oublies que je serai en charge des fourneaux !" dit Baptiste en levant sa cuillère.
Qu'il plongea ensuite dans son assiette. Ce n'était effectivement pas mauvais, mais c'était un tout autre style : la cuisine riche, à la bière, d'une bonne auberge de campagne, à mille lieues des saveurs elfiques raffinées. Pour la première fois depuis longtemps, le carnet de Baptiste ne fit nulle apparition. L'aubergiste revint avec du pain, du lait pour les garçons, et un verre de vin pour le barde.
" J'irai d'ailleurs au ravitaillement cet après-midi, continua l'aîné des gamins. Avec un budget, bien sûr."

-Tu n'avais pas déjà fait des réserves à Togoria ? Mais c'est vrai que des produits frais ne nous feront pas de mal.
Et puis, si cela plaisait à Baptiste, pourquoi l'en priver ?
-Des projets de votre côté ? demanda-t-il à Cordélia.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Sur la Sylvestre...