La Couronne de Cuivre

Le plus âgé des gardes parut circonspect.
" Si vous avez un proche qui a disparu, c'est à la garde qu'il faut aller en parler. Ce sont eux qui traitent de ce genre d'affaires."

Il dut faire un effort pour ne pas lever les yeux au ciel.
-Si j'en parle à la garde, elle ne tardera pas à se présenter ici pour faire la même démarche que moi, à savoir identifier la petite annonce à laquelle mon amie à répondu. Alors pourquoi ne pas me le laisser faire ? Cela fera gagner du temps. Sans compter qu'en général, les guildes marchandes n'aiment pas voir débarquer la carde : ce n'est bon ni pour la réputation, ni pour les affaires.

L'homme parut scandalisé.
" Etes-vous en train de suggérer que la disparition de votre ami est liée en quoi que ce soit aux affaires de la guilde ? Vous plaisantez, j'espère. Nous n'avons rien à cacher à la garde. Mais nous n'aimons pas que des étrangers viennent fouiller dans nos affaires. Que comptez-vous exactement faire une fois à l'intérieur ?"

-Tout d'abord, je crains que vous ne m'ayez mal compris, répondit-il, paisible. Je n'ai jamais dit que la guilde avait la moindre responsabilité dans la disparition de mon amie ou qu'elle avait quoi que ce soit à cacher : simplement, je sais d'expérience que bien des organisations marchandes jugent que le débarquement de soldats dans leurs locaux risque de donner d'elles une mauvaise image, à tort évidemment. Pour le reste, j'entends simplement... expliquer la situation comme je vous l'ai expliquée, en espérant qu'on pourra me fournir le nom de l'employeur. Il n'y a là guère de différence avec ce que mon amie souhaitait faire, ce qu'on l'a laissé faire sans problème toute étrangère qu'elle soit : ne s'agit-il pas simplement, au final, de consulter une petite annonce ?

" Si votre amie a répondu à la petite annonce, elle n'est plus là. Et n'importe lequel de nos deux cent neuf membres a pu la placer sur le panneau de recrutement, dit l'homme, toujours sceptique. Mais vous pouvez aller le consulter."
Il ouvrit la porte.
" Vous feriez mieux d'appeler la garde." conclut-il.
Devant eux s'ouvrait un couloir brillamment éclairé, jalonné de portes. Seule la première était ouverte, sur ce qui ressemblait à un bureau.

Le barde remercia poliment et amicalement le garde : bien sûr, il l'avait trouvé désagréablement tatillon mais il ne devait faire qu'appliquer les consignes de son supérieurs...
Ensuite, il se dirigea vers ce fameux bureau, bien décidé à expliquer à nouveau, et en détail, de quoi il retournait : il pouvait décrire Cordélia, savait quand elle s'était présentée, disposait de certaines informations quant à l'annonce... Il ne pouvait pas croire qu'avec tout cela, il serait impossible d'identifier cette dernière.

Le présupposé derrière son bureau leva les yeux. C'était un petit homme chauve, au nez pointu, chaussé de binocles, bien en chair. Il écouta l'histoire du barde avec une grimace grandissante.
" Je vous arrête tout de suite, messire. Les annonces sont placées directement sur le tableau qui se trouve à votre droite dans le couloir. Nous n'avons aucun droit de regard sur ce que les membres y placent, et nous ne nous occupons pas non plus de savoir qui y répond."

Cette fois, c'en était trop.
-Très bien : nous allons voir si la garde considère, elle aussi, que vous êtes à ce point dédouané de toute responsabilités et de tout moyen de contrôle quant à ces annonces. Nous allons voir, également, ce que penseront les clients, marchands compris, de toutes les auberges dans lesquelles je me produirai, en apprenant que si on entre à la guilde de Champsdor pour trouver du travail, on a toutes les chances de disparaître corps et âme sans que personne ne s'en préoccupe. Et vous savez quoi ? Avant de rentrer chez moi, je dois passer par beaucoup, beaucoup d'auberges.
Il salua l'autre avec froideur.
-A bon entendeur, salut.
Et de tourner les talons.
Il ne fallait quand même pas le prendre pour un imbécile : vu comme l'entrée de la guilde était contrôlée, ils avaient forcément les moyens de le renseigner. Mais ils ne voulaient pas le renseigner.

Mais l'homme ne le suivit pas et ne tenta même pas de le rappeler. Il se contenta de baisser les yeux sur son parchemin et de reprendre son travail. Victor trottina à la suite du barde, jusque dans la rue.
" Bon, mais on fait quoi, maintenant, alors ?" demanda-t-il, un peu décontenancé par la manière dont les choses avaient dérapé, aussi rapidement.

Il parla, assez fort même pour être entendu de ceux qui protégeaient l'entrée de la guilde.
-Tu as pu constater qu'il est difficile de pénétrer ici : ils savent donc forcément qui entre, et quand. Par ailleurs, connaissant le fonctionnement de ce genre d'institutions, ils doivent faire payer les petites annonces et garder des traces. Bref, une seule conclusion : ils ne veulent pas nous répondre. Nous allons donc commencer par informer la garde et de la disparition de Cordélia, et du refus de la guilde de coopérer. Et si cela ne suffit pas, nous en référerons à des autorités supérieures. C'est l'avantage d'avoir le bras long.

Victor baissa le ton, lui. Les gardes n'avaient pas bronché.
" Tu ne crois pas simplement que les gardes connaissent les membres de la guilde et que donc, ceux-ci peuvent entrer et sortir comme ils le veulent ? Nous... on est fatalement des étrangers..."
Il haussa les épaules.
" Enfin, tu connais ces choses mieux que moi."

-Ces gens refusent de nous aider, Victor. Et ils se fichent complètement que des étrangers disparaissent. Dans le cas contraire, ils ne feraient pas comme si de rien n'était, ils feraient preuve d'un peu plus de bonne volonté. Bref, si nous voulons avoir la moindre chance de retrouver Cordélia, il va falloir leur forcer la main.
La garde, donc. Ensuite, on verrait.

Trouver le siège de la garde leur prit un peu plus de temps. C'était un bâtiment modeste, de petite taille, d'un blanc éclatant, situé contre la muraille ouest de la cité. A l'entrée, un garde en faction, uniforme vert tendre, les dirigea vers les guichets. Il n'y avait pratiquement personne dans la salle, juste une vieille dame près du mur du fond, aussi eurent-ils l'attention d'un préposé presque immédiatement.
Le jeune homme leur sourit, affable, puis prit un parchemin.
" Je vous écoute, messire."

Poli et posé malgré la fureur qui ne l'avait pas quitté, il entreprit d'expliquer la situation pour la énième fois. Il commença par un bref résumé des faits puis, afin que le garde puisse prendre des notes, poursuivit en détaillant davantage, n'oubliant aucun aspect de cette sombre affaire. Il ne manqua pas d'évoquer l'absence totale d'aide (doux euphémisme) de la part de la guilde et prit soin de souligner que si, la disparition était inquiétante, d'autant que le travail pour lequel s'était engagée Cordélia devait être risqué, puisqu'elle avait emporté ses armes.

" Bien, dit le jeune homme, avec un hochement de tête concentré. Nous allons transmettre votre déposition aux services concernés."
Il griffonna encore quelques mots sur son parchemin.
" Est-il une adresse où nous pouvons vous joindre ?"

-Je loge actuellement chez la veuve Pomone, à Vauxgrisants, répondit-il.
Il aurait bien encouragé l'homme à hâter les démarches mais il s'abstint, craignant d'être rabroué.
Et, dans le même temps, il songeait déjà aux alliés qu'il pourrait contacter au cas où cette démarche n'aboutisse pas - et elle n'aboutirait pas, il en avait l'intime conviction. S'ils s'étaient trouvés plus près de Luménis, il aurait pu tenter de contacter Kerun. Mais ici... Il était malheureusement bien isolé.

L'homme prit note de l'adresse, puis replia le parchemin.
" Très bien. Je vais immédiatement prévenir mes supérieurs. Nous vous enverrons des informations dès que nous en avons. Ne vous en faites pas, cependant. La Vallée est très sûre. Il y a probablement une explication très simple à cette apparente disparition."

Mais oui mais oui. Une vallée très sûre ou quelqu'un d'armé se volatilisait. Une vallée très sûre où un convoi de femmes venues d'on ne savait où passait sans que personne ne le remarque avant de disparaître lui aussi.
Le pire, dans tout ça, c'est que le garde était peut-être convaincu de ce qu'il racontait.
Ou pas, si tout le monde était de mêche.
-Merci beaucoup, dit-il néanmoins.
Et à présent ?
Et bien, rentrer : il ne pouvait rien faire d'autre. Titus ? Le seul groupe de faunes dont il avait entendu parler serait trop dur à trouver sans aide. Les centaures ? Tout était entre les mains de Demetrius. Restait les ruines. Sauf qu'à présent, il s'en fichait complètement.
Bigre, il était impuissant sur tous les tes tableaux.
Et ça devenait sacrément pénible.

Victor le suivit à l'extérieur, puis l'attrapa par la manche.
" Tu crois pas qu'on devrait continuer à chercher un peu ? Je veux dire... Ça peut pas faire de mal si deux groupes la cherchent, si ?"
Il paraissait embarrassé.
" Il doit bien y avoir d'autres gens qui peuvent nous renseigner... Peut-être d'autres personnes qui cherchaient du travail ? Ou alors on demande aux gardes qui contrôlent les portes s'ils l'ont vue passer ?"

Il soupira.
-Les gardes, pourquoi pas : si eux n'ont rien vu, peut-être que certains de leurs collègues étaient de faction au bon moment. Mais il va falloir qu'on fasse le tour de toutes les portes... Pour le reste, malheureusement, ce serait comme chercher une aiguille dans une botte de foin : tu as bien vu qu'à l'auberge, il n'y avait qu'une seule et unique personne a avoir un peu échangé avec elle. Alors ailleurs, sachant qu'on n'a aucune idée d'où elle a pu se promener... A moins d'un énorme coup de pouce de Tymora, ce n'est même pas la peine d'essayer.
Il était découragé, oui. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Tout ce qu'il avait tenté jusqu'ici, quel que soit le domaine, avait lamentablement échoué.
Pour la première fois depuis son départ de la ferme, il eut envie, très envie, très très envie que tout cela se termine.

Victor semblait moins découragé, sans doute parce que c'était sa première tentative de retrouver la jeune femme. Et parce qu'il était buté, aussi, peut-être.
" Il y a peut-être des endroits où se retrouvent les aventuriers... Des tavernes... ou des boutiques, par exemple ! Si Cordélia avait une mission, elle a peut-être acheté du matériel quelque part... Ou alors y'a pas des magiciens qui pourraient la localiser ? Mais ça doit être drôlement cher, je suppose..."

Il soupira à nouveau. Mais quitte à être là...
-Comme elle était descendue à la Corne d'Abondance, je ne suis pas certain qu'elle aura fréquenté d'autres auberges, d'autres tavernes. Mais soit, allons faire le tour des boutiques d'armes, d'équipement, puis celui des portes.
Et de s'apprêter à devoir répéter, encore et toujours, la même histoire. Enfin, c'était pour la bonne cause.

Contre toute attente, ils trouvèrent la piste de Cordélia dans un comptoir de matériel. Le marchand n'était pas certain à cent pourcent qu'il s'agissait d'elle — un portrait aurait aidé — mais une jeune femme collant à sa description avait acheté de la corde chez lui, quelques jours auparavant. Elle n'avait pas dit où elle allait, plaisantant sur la nécessité d'avoir toujours une corde et des torches sur soi, mais elle avait discuté un moment avec un autre baroudeur, un jeune gars avec un accent du nord très marqué. Le marchand put les renseigner sur l'endroit où logeait celui-ci car il avait commandé beaucoup de matériel et se l'était fait livrer à l'auberge où il résidait, les Trois Coquelets.

Peut-être était-ce une bonne chose d'avoir entrepris cette enquête en compagnie de Victor : le gamin n'avait-il pas demandé la bénédiction de Tymora ?
Toujours est-il qu'il remercia chaleureusement le marchand puis qu'il prit la direction de l'auberge. Si le fameux baroudeur était présent, il lui faudrait encore refaire son sempiternel récit mais si cela permettait de vraiment avancer, ma foi...

Les Trois Coquelets était un établissement de petite taille, au sud du bourg, dans une rue tranquille. Quand ils y pénétrèrent, ils furent accueillis par un haussement de sourcils éloquent du tenancier, un homme à la moustache hirsute comme le dos d'un hérisson. Rondouillard mais encore vert dans son tablier d'un rose éclatant, il les regarda approcher avec ce qui ressemblait à de l'angoisse.
" Un elfe ! murmura-t-il à voix basse. Prince messire... heu seigneur... votre éminence... hum... en quoi un humble humble vermisseau comme moi peut-il se rendre utile et trouver grâce aux yeux de votre gr... grâaa... grandeur ?"

Il dut faire effort pour ne pas éclater de rire. En revanche, il ne put s'empêcher de songer que si les membres de la guilde avaient fait preuve d'autant de déférence, les choses auraient été beaucoup, beaucoup plus simple.
-Allons, messire : je suis un simple voyageur. Et voici mon fils, Victor : je crois que sa présence dit assez que je ne suis pas du genre à me croire supérieur aux humains ou à les mépriser.
Il sourit, amical.
-Je suis ici car j'aimerais rencontrer l'un de vos clients...
Et de se tenir prêt à donner tous les détails le concernant.

" Je croyais que c'était votre serviteur, dit l'aubergiste en regardant Victor. Mais il est peu crotté pour être le serviteur d'un seigneur elfe.
— Hé... mais ça va !
— T'es crotté, mon garçon. C'est vrai, non ?
— Juste un peu."
L'homme sourit.
" Vous cherchez un client. J'en ai tout de suite trois, alors ça va être facile. C'est lequel ? Miss Prue, le Capitaine Sinnep ou bien ce diable de Phelan ?"

-Je ne connais pas son nom mais s'il s'agit d'un jeune baroudeur, s'il a un fort accent du nord et s'il s'est fait livrer ici une grande quantité de matériel d'expédition, je penche pour le dénommé Phelan.
A moins que celui qu'il cherchait ne soit déjà parti...

" C'est Phelan, pour sûr."
L'aubergiste sourit.
" Vous le trouverez dans la cour, il faut passer par cette porte. Mais je vous préviens : il est de mauvais poil."

C'était bien sa veine.
Enfin, il se débrouillerai.
-Merci de m'avoir prévenu. Et merci pour le renseignement.
Puis il prit la porte indiquée.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile