La Couronne de Cuivre

Arthur se fit la réflexion que Chandara voyait les choses bien négativement. Elle avait une famille aimante, des parents, deux frères, et à la manière dont elle en parlait, il devinait que leurs relations étaient cordiales. Que voulait-elle de plus ? Comment pourrait-elle être vraiment seule, jamais ? Elle avait un endroit où aller, où elle serait toujours accueillie à bras ouverts, où elle pourrait panser n'importe quelle blessure, n'importe quand.
Elle avait perdu Helm, bien sûr, mais cela lui paraissait extrêmement secondaire, quand on avait l'amour des siens, intact, auquel se réchauffer. Les dieux leur conféraient du pouvoir, mais ils étaient loin, inaccessibles... formidables mais résolument étrangers.
Il n'en dit rien cependant. Sans doute était-ce un cas d'herbe plus verte dans le jardin du voisin. Chacun regrettait ce qu'il n'avait pas. Aux yeux d'Arthur, Chandara était terriblement privilégiée, quoi qu'elle en pense.
Mais il n'était pas surpris que la jeune femme attire rapidement la sympathie, même d'étrangers, et sans doute surtout hors du champ de bataille. Sa spontanéité était moins dangereuse entre les murs d'une auberge.
" C'est regrettable qu'il n'y ait plus de places, dans ce cas. J'espère que la seconde auberge est acceptable."

Chandara leva vers lui un regard plein d'espoir et demanda, mi surprise, mi ravie :

- Comptez-vous aussi dormir en ville ? J'imagine que vous en avez assez des tentes de campagne... En tous cas, rassurez-vous : vous ne verrez jamais Titœil recommander un logement qui ne soit pas au minimum acceptable. Je pense aller y déposer mes bagages après manger : cela nous laissera tout l'après-midi pour vous faire découvrir les plus beaux aspects de Manost. En tous cas si vous acceptez l'invitation !

" Oh... Non. Enfin... Oui. Je veux dire... Je m'inquiétais pour vous. Je peux... visiter Manost cet après-midi, bien sûr, et... vous escorter jusqu'à votre auberge, mais je vais dormir avec les troupes luméniennes. Même démobilisé, je fais toujours partie du corps expéditionnaire."
Il n'était pas prêt à lui révéler la seconde raison pour laquelle il lui était impossible de loger en ville, car elle serait prompte à proposer de payer pour lui. Or c'était une indignité qu'il ne pourrait pas tolérer. La perspective d'une demi-journée en sa compagnie, à flâner dans la cité, était bien suffisante.

Chandara ne pouvait pas réellement être déçue : c'était déjà inespéré qu'il accepte de passer tout l'après-midi en sa compagnie alors elle n'allait pas bouder son plaisir :

- Magnifique ! Avez-vous des envies particulières ou préférez-vous que je vous réserve des surprises ? Oh, et c'est vraiment très gentil à vous de m'accompagner jusqu'à mon auberge !

Ses yeux brillaient d'anticipation et le paladin put constater qu'elle mangeait soudain bien moins lentement.

Arthur pinça les lèvres, songeur.
" Comme je vous l'ai dit, c'est seulement la seconde cité que je visite... Je suis donc... prêt à vous suivre, je suppose. Vous êtes la locale, vous saurez sûrement me surprendre."
Il se fit plus grave.
" Je veux juste éviter d'attirer l'attention, je pense. Je ne suis pas certain que les Manostiens soient très heureux d'avoir dû faire appel à nous et... vu qu'un peu paradoxalement, les Luméniens ont gagné dans la défaite... J'aimerais autant éviter les ennuis. Vous allez dire que je ne suis pas très positif pour un Lathandrite, mais... il faut savoir chercher la lumière."

Chandara hocha la tête et répondit gravement à son tour :

- Je comprends et c'est votre sagesse qui parle une nouvelle fois même si les risques ne sont sans doute pas si grands. Nous éviterons les temples : il y a sans doute un peu trop d'agitation dans ce quartier mais cela laisse tout de même beaucoup de possibilités. Mais avant de décider de notre destination, je dois d'abord vérifier un point crucial : aimez-vous la musique populaire ?

Arthur écarquilla des yeux surpris puis haussa les épaules avec une moue interdite.
" Je n'y connais absolument rien... Je n'y suis en tout cas pas opposé..."
Une légère grimace gagna son visage.
" Vous n'allez pas me faire danser, Chandara, tout de même ?"

Chandara lui adressa un sourire mystérieux avant d'éclater d'un rire musical. Elle se rendit compte un peu trop tard que, dans son enthousiasme sans doute, elle avait posé sa main sur celle du jeune-homme et elle la retira vivement avant de répondre :

- Allons, cette perspective a l'air de vous effrayer Arthur. Cela dit, je vous comprend : je ne sais pas danser et martyriser vos pieds n'est certainement pas le souvenir que je voudrais que vous gardiez de Manost.

" Je pourrais vous apprendre. Je suis sûr d'une fille aussi adroite que vous ferait une excellente danseuse... Placer son pied, ce n'est pas très différent de placer un coup. Enfin si, c'est différent, mais... ça participe de la même chose. Mais je n'entends rien aux danses populaires. J'ai appris à danser dans la bonne société, fatalement."
Il rougit brusquement de son audace. Est-ce qu'il ne venait pas de lui proposer quelque chose de complètement... inconvenant ?
" Enfin je... je suppose que si vous ne dansez pas, c'est que vous n'avez jamais eu envie d'apprendre. Hum. Oubliez ça. Musique populaire, vous disiez. Ça me va très bien."

La jeune femme arborait maintenant un air radieux, tous sourires et elle répondit avec son enthousiasme coutumier :

- Non non, je peux me renseigner auprès de Titœil : on joue certainement de la musique plus classique quelque part en ville et j'ai très envie d'apprendre puisque vous le proposez si gentiment ! Je suis certain que vous ferez un merveilleux professeur et que nous passerons un agréable moment si vous me pardonnez quelques maladresses.

Arthur était à présent couleur coquelicot.
" Hum... mais on ne danse ce genre de choses que... le soir... dans des réceptions... Ici, je ne connais personne... Ce serait très inconvenant de nous... immiscer... Je ne sais pas. Et puis je ne suis pas si bon. Je n'ai plus dansé depuis très longtemps. C'était quand... j'étais encore adolescent... Je ne voudrais pas... D'autant que je n'ai pas de tenue appropriée, non plus... Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée... Si vous venez à Luménis, un jour..."
C'était ridicule en fait, car même à Luménis, il n'avait plus la moindre chance de jamais fréquenter ce genre de milieu.
" J'aimerais autant... voir des choses qui sont très différentes de chez moi..."

Bon, il était évident qu'elle avait à nouveau franchi une sorte de ligne jaune et elle voulait rien moins que martyriser le paladin ou le pousser à faire quelque chose dont il n'avait pas envie. C'était en quelque sorte des vacances pour lui alors elle devait faire en sorte de le mettre à l'aise. Si seulement elle avait une petite idée de la manière dont elle devait s'y prendre ! Songeant à une conversation qu'ils avaient eue, elle se fit la réflexion qu'il était dommage que Manost ne compte aucun temple de Sunie : elle était persuadé qu'on lui aurait donné plein de bons conseils. Mais non, elle était seule et devrait se fier à son instinct, même si son instinct était loin d'être aussi fiable qu'elle l'aurait voulu.

- Très bien Arthur ! Une nouvelle fois vous avez raison...

Non, elle n'était pas déçue. Enfin, pas vraiment...

- Je crois qu'il serait dommage de ne pas profiter du soleil. C'est une chose très rare à Manost. Je vais demander à Titœil l'adresse de cette auberge puis nous irons nous promener ! Je n'en ai que pour une seconde.

Un sourire d'excuse et elle se leva pour rejoindre l'aubergiste et s'entretenir brièvement avec lui.

Titoeil sourit en voyant la jeune femme approcher. Il prit le temps de déposer l'assiette d'un de ses clients sur son plateau avant de demander.

"Vous partez donc déjà. Une nouvelle fois, je suis désolé de ne pas pouvoir vous héberger en nos murs. Voulez-vous que je vous donne l'adresse dont je vous ai parlé ?"

Pendant qu'ils discutaient, deux personnes un homme et une femme poussèrent la porte de la taverne. Leurs aubes sobres présentaient les symboles du dieu souffrant. Eux-mêmes avaient l'air las et accablé. L'homme jeta un regard distrait aux deux paladins mais revint sur Chandara qu'il dévisagea durant quelques secondes avant de sourire un bref instant avant de suivre sa co-religionnaire.

L'ancienne paladine fut un moment absorbée par le manège de l'Ilmate à tel point qu'elle en oubliait de répondre à la question du tenancier. Mais les deux clercs ne semblaient pas vouloir l'aborder finalement et elle reporta son attention vers Titœil, toujours un brin intriguée par ce que pouvait signifier ce regard :

- Oui, vous me rendriez un grand service en me donnant cette adresse. Mais j'aurais d'abord une question si vous voulez bien m'accorder un instant.

L'homme acquiesça aussi se lança-t-elle d'un ton un peu embarrassé :

- Je n'ai pu m'empêcher de remarquer plusieurs bâtiments détruits en venant tout à l'heure. Sauriez-vous ce qui s'est passé ? Est-ce qu'il y a eu des combats en ville ?

Chandara trouva à l'ilmate un air familier mais sans plus. En tout cas, il ne venait pas de son univers proche. Une vieille connaissance peut-être. Titoeil se remit à danser d'un pied sur l'autre, embarrassé.

"Oh, vous auriez pu me dire que vous alliez me demander cela ... J'aurais préparé ma réponse. Le bâtiment incendié est ce qui reste de la commanderie tyrite. Il n'y a pas eu de combat à proprement dit mais un accident regrettable. Un incendie s'est déclaré dans le bâtiment alors que des émeutiers le prenaient à partie. Je n'aime pas trop parler de cela."

Et en effet, il changea rapidement de sujet.

"Le bâtiment que je vous conseille est le Clos des Roses. Ce n'est pas vraiment une auberge mais une sorte de pension de famille. Morgan Novembre est disons une vieille connaissance. D'habitude, elle a plutôt l'habitude d'héberger des bardes mais ... Si vous lui dites que vous venez de ma part, je pense qu'elle acceptera de vous loger jusqu'à ce que ma taverne désemplisse."

La réponse de l'aubergiste à propos du bâtiment calciné la fit frémir. Comment était-il possible que sa ville autrefois si ordonnée ait sombré dans un tel chaos qu'un bâtiment officiel ait fini en cendres. A en juger par la gêne de Titœil, elle n'eut pas besoin de poser la question pour savoir que l'accident avait fait des victimes. De toute façon, l'aubergiste ne semblait pas désireux de s'étendre sur ce sombre sujet alors elle n'insista pas. Mais ses pensées allèrent à la seule Tyrite qu'elle connaissait et avec qui elle avait fini par se lier d'amitié. Elle se demanda à cet instant ce qu'il avait bien pu advenir d'Angèle et si aucun de ses amis n'avait été touché dans cette effroyable catastrophe.

C'est donc un peu absente qu'elle répondit à son ami au sujet de sa proposition :

- Je suis certaine que ce sera parfait. Enfin, j'espère qu'il y restera un peu de place. Et ne vous faites aucun souci : je reviendrai vous rendre visite dès que possible même si vous n'avez aucune chambre pour moi. A vrai dire, je me réjouis que vos affaires puissent reprendre à plein régime. Je vous remercie et vous souhaite une bonne journée mon ami.

Elle prit la note que Titœil lui avait tendue, déchiffra l'adresse - c'était dans un quartier tout proche d'après ses souvenirs - et adressa son plus beau sourire à son ami de longue date avant de reporter son regard sur le nouveau qui l'attendait toujours à leur table. Ne restait plus qu'à payer la note pour leur repas...

Mais, bien moins gênée par ce détail sans doute, Chandara se contenta de sourire au jeune homme en récupérant sa cape.

- Vous êtes prêt, Arthur ? J’ai récupéré l’adresse et ce n’est pas très loin d’ici. Apparemment, ce serait une espèce de pension de famille : ça m’intrigue un peu.

Elle sortit également sa bourse avec l’intention de payer sa part. A première vue, cette dernière n’était pas plus replète que celle du paladin mais elle en avait toujours pris l’habitude d’en avoir plusieurs sur elle pour contrer les rapines.

" Je vous suis, dit le paladin. Comme je vous l'ai dit... Je suis à votre service tout l'après-midi."
Il sourit puis grimaça.
" Mais je n'ai plus de cheval... Sans doute cela nous ralentira-t-il un rien, j'en suis désolé."
Dès qu'ils auraient payé — chacun leur part — ils pourraient se mettre en route.

Tandis qu’elle accompagnait Arthur auprès de Titœil, elle murmura d’un ton ingénu :

- Allons, ne soyez pas désolé Arthur : je ne suis pas pressée puisque vous m’accompagnez. La promenade sera aussi agréable que la destination !

Puisque le vin ne leur serait pas facturé, Chandara doutait que la note soit salée, même si la guerre avait peut-être fait enfler les prix. Toujours est-il qu’elle avait l’intention de récupérer Kelpie et le reste de ses bagages et de la mener par la bride sur le chemin menant au Clos des Roses.

Quand Chandara s'approcha de lui pour payer, Titoeil secoua la tête avant de murmurer.

"Je vous offre le repas. Pour fêter votre retour à la maison."

L'ilmate non loin de lui jeta une nouvelle fois un regard à la jeune femme avant de faire mine de s'intéresser à la conversation de sa compagne. Le tavernier ajouta.

"J'ai été heureux de vous rencontrer, Arthur. J'espère que le passage dans notre ville sera agréable."

Chandara faillit objecter qu’elle tenait vraiment à payer son repas mais elle calqua son attitude sur le luménien, soucieuse de ne vexer ni l’un ni l’autre. Elle remercia ensuite l’aubergiste pour le repas et l’accueil qu’il leur avait offert et assura Titœil qu’elle repasserait aussi souvent que possible dans les jours prochains.

Ne restait effectivement qu’à se mettre en route et la jeune femme marqua une hésitation, ne sachant pas vraiment comment se comporter : devait-elle présenter son bras à Arthur ou était-ce inconvenant ? Valait-il mieux le laisser libre de ses mouvements ? Quelques heures plus tôt, elle n’aurait pas cru cela possible mais elle regrettait de ne pas s’être montrée plus attentive aux leçons de bienséance qu’avait tenté de lui inculquer sa mère. Au final, et de peur de commettre de nouveaux impairs, elle laissa l’initiative au jeune homme et se contenta de le suivre jusqu’à la porte de l’auberge. Après tout, elle se faisait peut-être des idées sous prétexte qu'un homme aussi charmant qu'Arthur semble s'intéresser à elle.

Chandara passa lentement la porte en souriant au jeune homme pour le remercier de son geste. Elle prit ensuite les devants pour les mener vers les écuries. Quelques instants plus tard, elle en ressortait avec sa jument sans doute un peu étonnée d’être aussi rapidement sollicitée. La manostienne tenait l’animal par la bride avec la ferme intention de marcher aux côtés d’Arthur jusqu’au Clos des Roses. Visiblement curieux et sans doute même espiègle, l’animal chercha à se dérober à sa cavalière et à poser sa tête sur l’épaule d’Arthur pour quémander quelque caresse ou friandise auprès du luménien. Chandara s’en excusa, un peu confuse et amusée tout à la fois :

- Je suis désolée : elle a pris quelques mauvaises habitudes mais je crois que ça veut dire qu’elle vous aime bien.

« Tu n’as pas à me remercier. Je ne fais que mon devoir », avait répondu Gaspard.

Il n’était pas expansif. Cela, Lothar le savait déjà. Et les récents événements prouvaient que le travail continuait. Raison de plus pour que l’imposant prêtre conserve le masque sévère du militaire. Après son entrée dans le Loyal Paladin, il considéra la pièce d’un rapide regard, puis, sans mot dire, se dirigea vers ses hommes, Lothar dans son sillage. Sitôt à leur niveau, il prit la parole, mais bas, afin de n’être entendu que par les fidèles de la Cavalière Rouge.

« Messieurs, l’heure est grave. Notre chef a fait l’objet d’une tentative d’assassina en pleine rue. Comme vous pouvez le constater, il s’en est sorti vivant, mais la prudence est désormais de rigueur. Peut-être n’est-ce là l’œuvre que de simples agitateurs, peut-être pas. Vous n’êtes pas sans savoir que les événements curieux sont légion en ce moment. A nous de ne pas subir. A nous de faire face. A nous d’être à la hauteur du rôle qui est le notre. »

Voilà pour le préambule. Le colosse tourna la tête vers Lothar. Avait-il quelque chose à dire ?

Lothar acquiesça sans parler avant de s'asseoir raidement à coté de ses co-religionnaires. Les hommes quant à eux conservèrent un calme apparent mais Gaspard vit la colère et parfois la crainte dans les regards échangés. Le silence tomba sur l'assemblée.

"C'est clairement une attaque envers notre culte et ce geste ne peut demeurer sans réponse de notre part, reprit le haut prêtre au bout de quelques instants, par contre, il va falloir œuvrer discrètement pour découvrir l'instigateur de l'agression. Je pense que ce qui m'est arrivé a un point commun avec l'incendie de la commanderie tyrite et que les manostiens seront heureux que nous leur fournissions le nom des coupables. Ramenons leur la tranquillité en ville et ils nous mangeront dans la main."