La Couronne de Cuivre

" Je reste sceptique. Mais tu as peut-être raison. De toute façon, vu la situation actuelle... Nous n'allons pas pouvoir tergiverser très longtemps, je suppose...
— On rassemble Thibault et Giovanni, on les briefe, on se prépare, on descend demain matin, fit Hubert.
— Je ne suis pas certain que Giovanni soit notre meilleur choix offensif. Je sais qu'il va être terriblement vexé, mais... Un mage avec une force de frappe plus... radicale... pourrait être plus indiqué."

-Vu ce dont vous êtes capables, est-ce que vous avez vraiment besoin de davantage de force de frappe ? En plus, vu son charme, Giovanni pourrait peut-être, d'un sourire, pousser un démon à être angélique...
Elle retrouva son sérieux si fugacement abandonné.
-Bon, mais avant d'envisager de foncer tête baissée dès demain matin, n'oubliez pas qu'on aura peut-être une cinquantaine de civils à aller secourir.

" Ce sera plus facile de les secourir si le sceau est fermé, dit Hubert avec un sourire désarmant.
— Nous verrons. Soit Marthe avance, soit Marthe fait du surplace. Si elle fait du surplace, Hubert a raison : il n'y a manifestement plus grand chose de nouveau dans les livres, et plus nous attendons, plus le nombre de démons à éliminer va augmenter."

-Oui. Mais je pourrai répondre que plus nous tardons à les secourir, moins nos compagnons auront de chances de s'en tirer. Et il sera peut-être trop tard pour eux même si vous réussissez à régler le problème des démons.
Elle leva aussitôt les mains.
-Ne dites rien : je vois bien que vous êtes sur la même ligne et je ne vais pas tenter de l'infléchir, c'est un combat perdu d'avance. Faisons donc comme cela. De toute façon, étant absolument incompétente et inutile sur ce dossier, je n'ai pas vraiment mon mot à dire. Tenez-moi juste au courant.

" Tu me comprends mal, Frida, dit Albérich. Je suis pour secourir les gens d'abord, si c'est la meilleure chose à faire. Mais il faut définir un moment où nous ne pourrons plus attendre... sous peine d'être submergés au moment où nous voudrons intervenir. Enfin, c'est toi qui es la plus à même de juger de l'avancement des tractations entre Marthe et l'Oghman. Je me fie à ton jugement.
— Je ne comprends pas, moi. L'Oghman n'a rien lâché, on ne sait donc secourir personne pour l'instant... Tandis que le sceau, on peut aller le fermer."

Ce fut au tour de Frida de lui dédier un sourire désarmant.
-D'une part, peut-être que l'Oghman a commencé... à révéler certaines choses : simplement, Albérich a explicitement demandé qu'on ne lui en dise rien jusqu'à ce que le résultat final ait été obtenu. D'autre part... Comment vas-tu refermer le sceau ? Est-ce que tu as vu, dans les livres, la manière dont il fallait procéder ?

" Non, dit Hubert. J'improviserai. Jusqu'ici, ça m'a plutôt réussi. Je me concentre, j'entre en transe, et hop !"
Il sourit.
" Je plaisante. Très bien. J'attendrai l'Ithilien, moi aussi. Espérons qu'il passe rapidement à table..."
Albérich faillit rétorquer qu'on lui servait déjà des petits gâteaux, mais s'abstint. Il fallait qu'il se concentre sur les résultats, pas sur les méandres que Marthe empruntait. Même s'ils le scandalisaient.
" Bon, mais levons la séance. Nous verrons bien."

-Un instant : je crains de m'être mal exprimée.
Elle les observa tour à tour.
-Si vous découvrez le moyen de reconstituer le sceau, je suis d'accord pour lancer l'opération au plus tôt. Ma seule réserve concerne le fait de la lancer sans avoir au moins une piste sérieuse : cela me semblerait trop hasardeux. C'est tout ce que je voulais dire.
Elle leur sourit puis se leva.

Hubert et Albérich consacrèrent la fin de journée aux activités qui les avaient occupés jusque là : lecture pour l'un, supervision des entraînements pour l'autre. Ils se retrouvèrent aux thermes après le souper pour quelques brasses tranquilles, puis allèrent déambuler dans les jardins les plus proches des zones fréquentées.
" C'était la première fois que Lathandre te parlait de la sorte ? demanda Hubert au bout d'un moment.
— Oui. Enfin... Je t'ai raconté mon expérience avec... le faux Thibault. C'était nettement plus rude. Cette fois-ci, c'était juste...
— Formidable.
— Voilà."
Ils marchèrent encore quelques minutes, Hubert avait un sourire un peu béat sur les lèvres.
" Il m'a dit d'être fier de ce que j'étais. Un demi-céleste. Et puis aussi... que j'avais le droit... de t'aimer sans honte."
Albérich le dévisagea, stupéfait.
" Vraiment ?
— Oui. Et ça m'a fait du bien."
Le Luménien acquiesça, passa un bras autour de sa taille.
" Je savais qu'il ne me condamnait pas mais... l'entendre... C'était plutôt déstabilisant.
— J'imagine."
Hubert l'embrassa dans les cheveux, doucement. Il parut sur le point d'ajouter quelque chose, puis son sourire s'élargit et il demeura silencieux. Albérich faillit l'interroger mais n'en fit rien. Ils regagnèrent le couloir, se détachèrent d'instinct, retournèrent à la salle commune. Un petit verre, quelques échanges, et il serait temps d'aller dormir.

Pour laisser dormir ceux qui voulaient se coucher tôt - ou qui n'avaient pas le choix, eut égard aux rondes et aux relèves -, les plus tardifs des colons s'étaient retirés dans la salle à manger. Il y avait là les quatre collègues d'Hubert, qui jouaient aux dés tout en devisant, Thibault et Gabriel, qui buvaient tout en devisant, Guillermo, Edgar et Gaspard, qui tout à la fois buvaient, jouaient et devisaient... Une ambiance tout à fait typique d'une caserne, certes, mais plutôt bon enfant.

Hubert alla rejoindre ceux qui jouaient, buvaient et devisaient, tandis qu'Albérich prenait la tangente pour aller voir Etienne. Il ne l'avait pas croisé depuis la bataille de l'avant-veille et s'il savait que le jeune chevalier n'était pas mort, il ne savait pas exactement ce qu'il était advenu de lui. Aussi était-il curieux de le constater... sans s'imposer, bien sûr. Tout en remontant les couloirs jusqu'à sa tanière, il se demanda ce qu'était devenu Louis. Bien sûr, sans le contacter, c'était impossible de le savoir, mais cela ne l'empêcha pas d'y songer un instant.

Il trouva la porte d’Étienne ouverte.
Et sa chambre vide.
Un regard à l'intérieur lui permit de constater que l'écuyer du jeune sieur de Fontbrune y avait désormais lui aussi établi ses quartiers. Et sans doute se trouvait-il avec son maître à l'heure actuelle. Où ? Mystère.

C'était une bonne nouvelle, même si cela signifiait qu'Albérich ne pourrait parler avec le jeune homme. Il repartit vers la salle commune mais ne s'y arrêta pas et décida de terminer la soirée dans la bibliothèque avant d'aller dormir. Il n'avait pas particulièrement envie de continuer à lire un ouvrage sur Clairétoile, le commun archaïque lui fatiguait l'esprit, mais il lui restait plusieurs volumes de la rapine qu'il avait effectuée au Temple de Lathandre quelques jours plus tôt, et il se satisfit grandement d'un ouvrage sur l'influence du soleil sur les pouvoirs lathandrites, qui aurait probablement barbé tout autre individu que lui.

En tout cas, absolument personne n'y avait touché : non, le livre était exactement au même endroit, exactement dans la même position que lorsqu'il l'avait rapporté et rangé. Pour autant, il n'était pas le seul lecteur : Marthe, Daniel et même Giovanni - appliqué quoique s'ennuyant mortellement, il n'y avait qu'à voir sa mine pour s'en convaincre - travaillaient encore.

De son côté, Hubert avait débuté une soirée... moins studieuse.
Les trois personnes vers lesquelles il se dirigea lui sourirent spontanément mais deux d'entre elles parurent aussitôt embarrassées.
-Aurions-nous enfreint une règle en nous servant un verre, mon général ?
-Nous ne sommes pas de service cette nuit, soyez-en assuré.
-Mon général ? Fichtre, je n'étais pas au courant de cette promotion : j'en étais resté à mon capitaine.

" C'est une promotion que je ne revendique en rien, dit Hubert. Mais comme ces bougres ont de l'imagination, je préfère en rester là."
Il s'installa.
" Bon, servez-moi un verre et dites-moi à quoi vous jouez et qui gagne."

Edgar s'absenta le temps de lui trouver une coupe et, sitôt revenu, la remplit d'un vin qui paraissait corsé avant de la lui tendre.
-On joue à l'Esbroufe. Et si Guillermo gagne, ça ne compte pas vraiment : on le soupçonne de tricher.
-Quel besoin de tricher, face à des adversaires incapables de bluffer ?

Hubert aurait mis sa main à couper que c'était le chef mercenaire qui gagnait : cet homme semblait tout simplement impossible à prendre en défaut.
" Je suis tout aussi incapable de bluffer, je le crains : c'est interdit dans ma profession. Je pense que je vais me contenter d'observer."

-Interdit même dans le cadre d'un jeu ?
Les trois hommes semblèrent surpris.
-Mais on peut jouer à autre chose. Ce serait même mieux : subir défaite sur défaite devant son supérieur, c'est le plus sûr moyen de tomber en disgrâce...
-En ce qui me concerne, nous pouvons jouer à ce que vous voulez.

" C'est moins risqué de perdre devant son supérieur que de le battre, Edgar. Tu as assez de bouteille pour le savoir." dit-il avec un clin d'oeil.
Son trait d'humour sur le bluff leur était manifestement passé par-dessus la tête... Mais le changement de jeu l'arrangeait plutôt bien : il mentait effectivement très mal.
" On peut jouer à la Menue ?"
C'était un jeu où la chance était prépondérante : il y avait peu de chance que l'un d'entre eux écrase les autres.

Tous acquiescèrent.
Une première partie débuta, une deuxième suivit, une troisième se déroula...
Toutes expéditives.
Toutes remportées par Hubert.
Ce, alors même qu'il avait des mains allant du passable au franchement lamentable.
-Vous êtes imbattable, mon général... fit Edgar avec le plus grand des sérieux.

" Vous me laissez gagner, c'est dramatique, dit le paladin. C'était une boutade, bon sang ! Où est le plaisir si vous jouez n'importe comment !"
Il déposa son jeu.
" C'est bon. Je vais me contenter de distribuer les cartes. Même comme ça, ce sera plus intéressant !"

-C'était une boutade ? Ah, très bien : nous allons donc jouer normalement...
-Tant mieux, et j'espère bien qu'on vous battra. Cela compensera en partie le fait qu'on soit incapables de le faire aux entraînements. D'autant que Guillermo refuse de nous révéler vos ploints faibles.
-Comment pourrais-je révéler ce qui n'existe pas vraiment ? Hubert est un bretteur émérite, il faut vous y faire.

" De toute façon, révéler le point faible d'un camarade, c'est de la trahison pure et simple, dit Hubert. On ne mérite d'exploiter une faille que si on est capable de la déceler soi-même."
Il songea à sa raideur dans les épaules. Elle l'avait poursuivi toute la journée, après la session de lecture du matin, et c'était ce qui l'avait fait renoncer à aller affronter Guillermo. Bon, il n'avait pas non plus combattu Gaspard ou Edgar, à vrai dire, donc ce n'était pas étonnant qu'ils n'aient rien remarqué...

Guillermo parut sur le point de lancer une boutade mais, au dernier moment, il grimaça et, plutôt que de parler, il préféra remplir leurs coupes déjà vidées.
-Pas trop pénible de lire de vieux bouquin pendant toute une partie de la journée ? s'enquit Edgar. Moi, ça me donne mal à la tête rien que d'y penser.

" Je dois avouer que ce n'est pas mon activité favorite non plus, dit Hubert dans un soupir. Mais bon... Je pense que j'arrive doucement au bout. Et puis ce n'est pas vraiment de la lecture, c'est plus... je ne sais pas bien... une sorte de... communication visuelle."
Il haussa les épaules.
" Bref. C'est terminé pour aujourd'hui, en tout cas."

-Excusez-moi, je ne voulais pas vous renvoyer à des trucs pénibles...
Gaspard se racla la gorge, gêné.
-Si je puis me permettre... Est-ce que, hum, vous avez pu avoir... des nouvelles de la colonne ?

" Nous n'avons pas essayé, à vrai dire, dit le paladin avec une grimace. Les derniers jours ont été un peu mouvementés et depuis qu'il est impossible d'entrer et de sortir du palais aussi aisément qu'avant, communiquer avec l'extérieur est devenu plus difficile. Mais peut-être que Thibault ou Gabriel l'ont fait... Tu pourrais aller leur demander, ils sont juste là..."

-Ils ne se seraient jamais permis de le faire sans autorisation. Et comme vous êtes souvent sortis pour aller dans les chapelles ou aux temples...
Il grimaça, très embarrassé, tandis qu'Edgar s'efforçait de prendre un air dégagé sans vraiment y arriver.
-Mais... je comprends que vous ayez eu beaucoup de choses à penser. Hum...
-Et si vous distribuiez les cartes, Hubert ? proposa Guillermo d'un ton tranquille.

Tout en distribuant les cartes, Hubert se rendit compte qu'ils n'avaient pas suffisamment anticipé le besoin qu'auraient les colons restés en arrière de savoir ce qu'il advenait de leurs amis. Et c'était grave, quelque part, qu'ils n'y aient pas songé. Ils avaient des circonstances atténuantes, vu les événements des derniers jours, mais ce n'était pas suffisant.
" Non, jouez sans moi. Je reviens."
Il se leva et alla vers la table de Gabriel et Thibault.
" Est-ce qu'il reste un sort de communication à l'un d'entre vous ?"

Ils s'entreregardèrent.
-Heu... Oui.
-Itou.
-Il y a un problème ?

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue