La Couronne de Cuivre

Hubert sourit.
" J'aimerais qu'un de vous deux m'accompagne dans l'une des chapelles pour contacter la colonne. L'autre se chargera de replacer la gemme dans la niche adéquate, exactement... cinq minutes après notre départ. Et pour dix secondes."
C'était peut-être un peu déraisonnable, tout bien considéré... Mais non. En dix secondes, il ne pouvait rien se passer.

Ils s'entreregardèrent.
-Je v... !
-...viens !
Ils se défièrent du regard puis, d'un commun accord, allèrent chercher un dé pour les départager.
Et le hasard désigna Gabriel.
-Mouais, je vais convoquer une Assemblée : ça vire de plus en plus au complot lathandrite, ici, et cela nuit au pluralisme religieux.
-Mauvais perdant !
-Gnagnagna.
Ils se relevèrent, l'un avec beaucoup plus d'enthousiasme que l'autre mais tous deux décider à exécuter les consignes d'Hubert.

" Dix secondes, Thibault, pas plus, d'accord ?"
Il se tourna vers Gabriel.
" Depêche-toi. On fait juste l'aller-retour. Choisis déjà ta cible dans la colonne, et pense à l'heure... Les enfants dormiront."
Il ne leur restait plus qu'à atteindre le téléporteur et profiter de l'une des chapelles pour créer le contact.

-Comme tu veux m'empêcher de prendre des nouvelles de mes anciens petits protégés... grommela Gabriel. Mais bon, d'accord, d'accord, je contacterai un adulte.
Dix minutes plus tard, c'était réglé.
-Bon : ils ont froid, ils s'ennuient, ils dépriment sec mais pour le reste tout va bien. Et ils étaient rudement contents d'avoir de nos nouvelles : ils commençaient vraiment à s'inquiéter.
Il n'y avait pas que la colonne à être soulagée : le Lathandrite l'était aussi. Et pas qu'un peu.

" Parfait, on rentre." dit le paladin avec le sourire.
Il ne lui restait plus qu'à regagner sa table de cartes et annoncer la nouvelle à ses partenaires.

Pour fantasque qu'il puisse être parfois - voire souvent -, il semblait que Thibault soit capable de faire preuve d'exactitude et de pontcualité. En effet, rentrer au palais ne leur posa pas le moindre problème.
Edgar et Gaspard, informés de la bonne nouvelle, ne cherchèrent pas à cacher leur soulagement. Ils se confondirent en remerciements puis, pour retrouver contenance ou se remettre de leurs émotions, ils se resservirent à boire.

Hubert était content d'avoir pu leur rendre service et leur apporter un peu de réconfort, même s'il craignait maintenant que ses acolytes du conseil — Albérich en tête — poussent des hurlements quand ils auraient vent de son initiative. Mais tout s'était bien passé, c'était le principal. Non, le principal, c'était que les colons de la colonne allaient bien, en dépit du froid et du moral vacillant.
Il décida de jouer encore un moment, peu fatigué, après une bonne nuit la veille.

Ils enchaînèrent les parties - de vraies parties, celles-là - et chacun eut sa part de victoires et de défaites.
Puis Edgar et Gaspard prirent congés : ils tenaient à être un minimum reposés en cas d'alerte et n'ayant pas l'endurance surhumaine d'Hubert... il leur fallait aller dormir.
Seul resta Guillermo, qui demeura un moment à regarder le contenu de sa coupe, pensif.
-J'ai dû mal à réaliser que nous buvons du vin pressé il y a peut-être un millénaire... Même sans or, même sans diamants, même sans rien d'autre, ces fûts auraient pu assurer la fortune de la Communauté : j'ai entendu parler d'amateurs prêts à engloutir des sommes astronomiques dans les crus anciens. Alors pour celui-ci...

" Nous devrions peut-êre en mettre un peu de côté au cas où... dit le paladin avec un léger sourire. Enfin, il aide bien à soutenir le moral quand la nuit s'étend, et pour l'heure, c'est fondamental."
Il songea aux heures noires, glaciales et solitaires que le chef mercenaire avait dû passer au dehors, au lendemain de la débâcle. Thibault trouvait peut-être les ambiances de caserne sinistres, mais lui y avait toujours trouvé chaleur et camaraderie. Pas autant qu'à la commanderie, cependant. Rien ne pouvait remplacer la commanderie.

-Oh, la majorité est laissée de côté. Simplement, comme c'était la première veillée à laquelle je participais, Edgar et Gaspard ont absolument tenu à ce que j'y goûte. Ils donc demandé et obtenu du maître de l'intendance le droit d'aller puiser un pichet. Tout ce qui est servi aux autres tables provient des tonneaux ramenés de Grand-Estuaire. Ou de ce qu'à fait apparaître Thibault. Il semble que les Sunites aient... des pouvoirs originaux.

Hubert rougit : il n'avait absolument pas goûté la différence entre le vin servi d'ordinaire et celui qu'il avait partagé avec Guillermo, Edgar et Gaspard.
" Ça ne me surprend pas."
Il fit tourner le liquide sombre dans son verre. Il n'était pas très vin : la bière lui goûtait davantage.
" Tu es amateur de grands vins, alors ?"

-Je suis un hédoniste quand j'en ai l'opportunité. Mais...
Il retrouva un instant son air pensif.
-Mais c'est aussi utile dans mon métier. On peut déduire un certain nombre de choses du vin que vous sert un employeur potentiel durant des négociations... Bon, c'est surtout un complément qui vient en plus de ce qu'on peut observer par ailleurs mais parfois, cela aide à se faire un jugement.

" Heureusement que je ne suis jamais entré en négociations avec toi... Je t'aurais servi de la bière. Tu en aurais déduit que je suis un soldat et... tu aurais eu raison." dit Hubert avec un sourire.
Il haussa les épaules.
" Dans le même temps, je n'aurais jamais engagé un mercenaire, donc ça ne serait jamais arrivé."

-Je me doute, répondit Guillermo, tranquille. Mais pour certaines personnes, certaines institutions, certaines communautés, les mercenaires sont bien utiles : ils constituent une force d'appoint pour régler un problème précis ou répondre à un besoin passager ; on sait d'emblée combien on leur devra, on sait également qu'ils partiront une fois le travail terminé... Parfait pour ceux qui n'ont pas les moyens ou l'envie d'entretenir des forces armées conséquentes. Ou qui, pour diverses raisons, n'ont pas le temps d'en recruter de manière traditionnelle. Ceci dit, les compagnies ne sont pas très nombreuses, sur Helonna.

" Oh, mais je ne sous-entendais pas que c'était inutile. Même si c'est une voie que je ne comprends pas tout à fait, je dois bien l'avouer, je sais bien qu'il y a du travail pour ceux qui vendent leur lame. Je ne critiquais pas. Simplement, il n'est pas dans les habitudes des paladins de faire appel à d'autres corps armés... et en tant que capitaine du Rayon, je ne me serais pas permis de recruter des gens dont la motivation première n'était pas le service à la cité. Quand bien même nous aurions eu besoin de renforts ponctuels... Je n'aurais pas eu les moyens de me payer des mercenaires."

-Tous les mercenaires ne cherchent pas uniquement à s'enrichir. Parfois, la perspective d'une mission particulièrement risquée ou le simple appel de l'aventure peuvent pousser à accepter une rétribution relativement modeste. Parfois, aussi, on peut être touché par une cause... Mais il est certain qu'aucun mercenaire ne travaillera gratuitement.
Il haussa les épaules.
-Mais je comprends... que tu ne comprennes pas ceux qui empruntent cette voie. Et que tu n'aurais jamais recouru à pareil outil. Mercenaire est une profession honteuse, quelque part.

" Je ne sais pas. C'est une profession... un peu romantique, aussi."
Son expression se fit songeuse.
" Et à bien y réfléchir, j'ai été mercenaire, moi-même, ces dix dernières années. J'ai offert ma lame et mes compétences au Seigneur de Solarcis contre rétribution. Bien sûr, c'était un engagement de longue durée et mon allégeance a vite été à la mesure de mon tempérament ; je serais resté incorruptible quoi qu'on m'offre, mais... c'est le cas de nombreux mercenaires, comme tu l'as dit."
Il sourit.
" Cela dit, je me sens mieux depuis que j'offre à nouveau mon bras par principe."
Il poussa un bref soupir.
" J'ai longtemps pensé que c'était le hasard, finalement, qui m'avait mis sur cette voie... Une rencontre fortuite... Il ne faut pas grand chose pour changer une vie. Mais finalement... c'était sans doute plus... écrit que cela."
Il releva les yeux sur son interlocuteur.
" Est-ce que... quand tout ceci sera de l'histoire ancienne... tu imagines reformer une nouvelle compagnie ?"

Il soupira.
-Dans l'absolu, je voudrais le faire. Je suis un peu dans la situation d'un capitaine qui a vu sombrer son bâtiment et... c'est très désagréable. Malheureusement, il est très difficile de remettre une compagnie sur pied, sans compter que je dois me remettre en cause, analyser les raisons du naufrage de la précédente. Je dois également, de manière plus concrète, assumer les conséquences pratiques du non-respect du contrat que j'avais signé.

Hubert grimaça.
" Et qui consistent en quoi ? Si ce n'est pas indiscret..."

Il haussa les épaules.
-Oh, il s'agira de rembourser à la banque Lestival l'avance perçue par ma compagnie puis de lui verser les indemnités prévues dans le contrat en cas de manquement à mes engagements. Sachant qu'une clause permet de convertir en services tout ou partie de la somme. Bref, rien d'insurmontable. Ce sera juste un peu plus long de m'en acquitter seul plutôt qu'avec ma troupe.

Est-ce que Guillermo était en train de parler d'une forme de servage ? Hubert frissonna.
" La communauté te rétribuera pour tes services. Et je suis sûr que les richesses de la cité permettront d'éponger tes dettes... En échange, tu reconsidéreras ma proposition de rester."

Guillermo se fit très grave.
-Hubert, je n'accepterai pas un liard de la Communauté. Je n'accepterai pas davantage qu'elle verse quoi que ce soit pour moi à la banque Lestival. C'est une question d'honneur. Pour le reste...
Il secoua la tête.
-Je pensai m'attarder un moment auprès de la Communauté : ma dette s'étend également à elle. Mais il n'est pas du tout certain que je m'y intégrerai : j'ai toujours été habitué à être mon propre maître.

C'était sans doute la principale difficulté, effectivement. On prenait aisément l'habitude de n'avoir répondre à personne, Hubert en avait fait l'expérience avec plus d'une recrue au Rayon. Il imaginait mal faire rentrer Guillermo dans le rang comme un gamin de dix-huit ans. La pensée lui arracha un sourire.
Il aurait aimé trouver une solution pour le mercenaire, mais dans le même temps, c'était probablement impossible. C'était un homme honorable et de surcroît, par définition, il était responsable de sa compagnie. Il était regrettable, mais normal, qu'il doive répondre de ses manquements. Il en aurait été de même pour le paladin si le Rayon s'était brusquement révolté contre l'autorité solarcienne.
La punition semblait cruelle, pourtant.
" Je peux comprendre, dit Hubert. Enfin... Tout ceci est prématuré..."
Il croisa les bras.
" Il est probable qu'Albérich, Thibault, Giovanni et moi allions seuls au devant de la faille... Je compterai sur toi pour me remplacer ici et soutenir Frida."

-Mauvaise idée : je n'ai aucune légitimité pour occuper un poste de premier rang au sein de la Communauté, sans compter la méfiance légitime que certains nourrissent à mon encontre. J'aiderai de mon mieux, évidemment, mais je pense qu'il est préférable que ce soit de manière officieuse.
Il l'observa un instant.
-Quatre seulement pour régler cet immense problème... Dit comme ça, cela paraît tenir de l'absurde. Mais si ne serait-ce que la moitié de ce qu'on raconte à propos de vos exploits est vrai... cela ne le paraît plus tant que ça.

Hubert secoua la tête, bras croisés.
" Pourquoi faut-il que tu refuses de prendre la place qui te revient ? Tu es le plus expérimenté d'entre nous tous, Guillermo. Si je dis aux gens que c'est toi qui décides, les gens te suivront. Regarde Edgar et Gaspard : ils ont la plus totale amitié pour toi. Et ils ont confiance. J'ai presque l'impression que tu te complais dans ce rôle un peu mélancolique de général illégitime !"
Le paladin était bien conscient qu'il n'aurait jamais tenu ce genre de propos s'il n'avait pas été légèrement alcoolisé, en fin de soirée. Mais il s'en fichait complètement : c'était le propre de ce genre de conversations tardives.

-Et de capitaine sans navire. Bien sûr que je m'y complais : n'est-ce pas terriblement romantique ?
La remarque ne semblait en rien l'avoir offusqué.
-Cependant, il existe un fossé immense entre apprécier quelqu'un, être prêt à boire un verre, à jouer aux cartes en sa compagnie et... l'accepter comme supérieur. Vous-même inspirez à vos hommes une confiance aveugle, une loyauté indéfectible : leur ordonneriez-vous de charger la forteresse séance tenante qu'ils le feraient sans se poser la moindre question. Mais cela ne marche pas comme ça pour tout le mondeM. Me concernant... Beaucoup, même inconsciemment, me voient comme un mercenaire, avec tout ce que cela implique, comme un mercenaire qui, de surcroit, n'a pas su prévenir la trahison d'une partie de ses troupes et à cause de qui les Ithiliens ont pris le dessus. Pour ne prendre qu'un exemple... Pensez-vous réellement que messire Megrall partirait l'esprit tranquille, sachant que vous m'avez confié le commandement ? A titre personnel, j'en doute fort.

" D'abord, arrête de me vouvoyer." dit Hubert.
Le mercenaire était d'ailleurs passé de l'un à l'autre en cours de soirée, il y avait de l'espoir le concernant !
" Ensuite, je me fiche de ce qu'Albérich en penserait : c'est moi le chef militaire. Enfin... Tu te fais des illusions concernant la loyauté que j'inspire aux gens. Quand nous avons quitté la forteresse, j'ai presque dû en venir aux mains avec Gaspard et Edgar pour qu'ils acceptent mes ordres. Les paladins ne sont qu'une bande de râleurs qui font ce que je leur demande avec la motivation d'un novice de corvée latrines. Il y a deux jours, Giovanni m'a même empêché physiquement d'agir comme je l'entendais. Ne parlons même pas de ma dernière prise de bec avec Ezéchiel. Contrairement à ce que tu penses, j'ai peu d'autorité, et les gens ne craignent même pas de la contester en public ou dans l'urgence. J'imagine que je ne peux m'en prendre qu'à moi-même : je ne suis pas fait pour ce poste. J'aurais dû avoir la décence de refuser quand Robert m'en a parlé. Tu as toujours été le vrai stratège, l'homme de la situation, à tout moment... Moi, je flamboie, et certains sont peut-être aveuglés. Mais ça ne fait pas de moi un bon général. Et ça n'inspire pas tant de loyauté."

Guillermo leva les yeux au ciel.
-D'abord, Giovanni n'est pas un militaire soumis à ton autorité mais un civil et surtout un barde sunite, avec tout ce que cela implique. Ensuite, Ézéchiel n'était pas non plus un militaire : c'était un éclaireur qui, de surcroit, siégeait au conseil. Par ailleurs, quiconque autre que toi aurait ordonné à un chevalier de fuir au beau milieu d'un combat se serait vu insulté et désobéi. Enfin, concernant les paladins... Allons. Tu serais sous les ordres de l'un de tes homologues bien plus puissant que toi, ne te laissant guère d'ennemis à tuer et te cantonnant globalement à des tâches subalternes... Quelle serait ta réaction ? Je gage que tu obéirais mais... en grommelant également. Ta puissance hors du commun et le lien de subordination qu'ils ont envers toi doit leur apparaître comme une entrave à leur vocation de paladins, quelque part. Et pourtant, ils s'y soumettent bon gré mal gré. Bref, voilà autant de preuves que ce que je dis est fondé et que tu devrais arrêter de faire comme si de rien n'était.

" Tu as peut-être raison. Je dois me battre avec des egos de chevaliers, de paladins et de sunites, et certains qui sont plusieurs choses à la fois. Misère. C'était plus facile avec des soldats. Chacun fait son job, personne n'en prend ombrage, on voit le sens de l'action avant son prestige. Je te dis : je ne suis pas fait pour ça."
Il soupira.
" Il faudra bien que quelqu'un me remplace quand je serai parti dans les tunnels. Ni Gaspard ni Edgar ne voudront, Frida n'est pas une militaire... Sofia et Rachel sont compétentes, mais elles viennent d'arriver et les paladins sont trop jeunes, tous... Etienne ne sera sûrement pas assez remis pour le faire. Bref, si vous êtes attaqués en notre absence... Il faudra bien que quelqu'un décide de relever le défi. Ça m'aurait mieux arrangé de pouvoir désigner la personne avant de partir, histoire qu'il n'y ait pas de confusion en cas d'urgence."

-Si vraiment tu ne trouves personne, je veux bien jouer les remplaçants durant ton absence. Mais attends-toi à ce que les paladins ne m'écoutent pas : vu leur âge, vu leur impétuosité, ils doivent considérer comme leur vocation de foncer sur le mal pour le défaire et ne toléreront pas que quelqu'un n'ayant pas prononcé leurs vœux tente de les en empêcher. Cependant, tu devrais sonder Étienne voire même ne pas lui laisser le choix. Il s'est battu, durant l'assaut Ithilien, et en descendant, je l'ai vu s'entraîner avec son écuyer. Il reprend du poil de la bête ou, au moins, a envie de se rendre utile et commence à disposer de l'énergie requise pour le faire.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue