La Couronne de Cuivre

" Je pourrais demander à Etienne, et que tu lui serves de second. J'ai peur que les paladins ne respectent pas davantage Frida, et Etienne... Même s'il reprend du poil de la bête, la moindre dissension pourrait le déstabiliser... Il pourrait douter de ses décisions ou de sa légitimité... Il aura besoin d'un bras solide sur lequel s'appuyer. Oui. C'est envisageable. J'essaierai de le trouver demain. Même s'il doit toujours m'en vouloir de l'avoir enlevé à ses ravisseurs..."
Il haussa les épaules et vida son verre.
" Là encore, il faudra espérer que la nécessité prendra le pas sur les vieilles rancunes."

-Je ne me ferais pas de souci, si j'étais toi. Il ne me semble être ni orgueilleux, ni rancunier. Et tel que je le connais, si tu lui expliques que c'est le meilleur moyen pour lui d'aider la Communauté, il acceptera. Aider, au fond, ça a toujours été sa motivation.
Il sourit.
-Et lui n'aura affaire à aucune contestation. Je pense qu'après-toi, c'est le plus irrésistible des membres de la Communauté.

" Thibault est assez irrésistible aussi, quand il joue le jeu." dit Hubert avec un sourire.
Bon, en réalité, Guillermo se fourrait le doigt dans l'oeil jusqu'au coude : le plus irrésistible, c'était Albérich, mais Hubert n'était pas assez éméché pour l'avouer.
" Et c'est une chance qu'il n'essaie pas de prendre le pouvoir."
Il sourit.
" Bon... J'imagine que nous devrions aller nous coucher... C'était un plaisir de bavarder avec toi, en tout cas, pour une fois..."

-Ah, parce que les autres fois, ça n'était pas un plaisir ?
Il vida sa coupe, sourit.
-Je plaisante : j'ai bien compris ce que tu voulais dire. Et le plaisir était partagé.

Hubert salua le mercenaire et gagna la salle voisine. Comme il l'avait anticipé, Albérich dormait déjà. Il était très tard, sans doute un peu trop tard, même, mais il ne se sentait pas particulièrement fatigué. En se couchant, il songea un instant à la manière dont les gens expliquaient désormais ses pouvoirs, son ascendant sur les démons, sa capacité à ouvrir les portes ou à lire les livres. Très peu de gens étaient au courant de sa véritable nature : Albérich, Giovanni, Thibault... Or personne ne semblait s'en étonner outre mesure et il s'en cachait de moins en moins. Il se demanda si quelque chose avait circulé dans les couloirs, une rumeur, une explication. Ce n'était pas très important, bien sûr, il était juste curieux... mais pas assez pour poser la question.
Il se tourna sur le flanc : impossible de dormir sur le dos avec ce qui lui cisaillait les épaules et l'absence de matelas. Il songea au fait qu'il ne pourrait peut-être plus jamais reposer dans cette position. Cela lui contracta un instant les entrailles. Comment diable passait-on une chemise quand on avait des ailes ?
Il chercha Albérich, posa la main sur la courbe de sa hanche. Le Luménien bougea dans son sommeil, se détendant sous sa paume tiède. Du bout des doigts, Hubert releva la tunique, se glissa en dessous, trouva la peau douce de son amant. Il y puisa un peu de sérénité, comme un vampire inoffensif, et glissa peu à peu dans le sommeil.

Nuit paisible.
Aube obscure.
Prières lumineuses.
Et... petit déjeuner revigorant !

Hubert et Albérich s'en tinrent à ce qu'ils avaient promis à Frida : ils attendirent. Le premier passa la matinée dans la salle d'entraînement, supervisa les soldats, s'entraîna lui-même — et obtint d'Albérich, qui de son côté avait lu toute la matinée, qu'il se dérouille aussi juste avant le dîner. Ensuite, ils mangèrent, après quoi ils retournèrent à la salle du trésor pour éplucher un livre. Il leur semblait avoir terminé avec l'ouvrage lathandrite et celui issu du temple de Sunie, aussi Hubert se replongea-t-il dans celui de l'école de magie.
En l'absence de résultats probants, ils reprendraient leurs activités matinales jusqu'au souper.

Hubert n'avait même pas commencé à se concentrer qu'on toqua à la porte.
C'était Frida.
-Vraiment désolée de vous déranger mais comme il y a du nouveau concret concernant nos compagnons prisonniers, je me suis dit que ça vous intéresserait...

Hubert était ravi ce qui n'échappa pas à Albérich. Il reposa vivement le livre.
" Qu'en est-il ?" demanda simplement le Luménien.
Il était clair que le paladin serait le premier au téléporteur...

Elle brandit une lettre cachetée.
-D'un ordre à ceux qui les gardent de nous les confier.
Elle sourit.
-Évidemment, nous disposons également de leur localisation.

Albérich était curieux, notamment du moyen que le clerc avait trouvé pour dénicher un endroit sûr. Il était aussi curieux de la contrepartie que Marthe lui avait offerte — sans les consulter, ça ne pouvait pas être grand chose. Mais il ne posa aucune question sur ces sujets : il se doutait que les réponses le mettraient de mauvaise humeur.
" Et ça se trouve où ? demanda Hubert. Qu'est-ce qu'on est sensés faire de ces fameuses sentinelles ? Elles vont nous laisser les embarquer sans bouger ? Vraiment ?"

La rôdeuse acquiesça.
-Le clerc a l'air sûr de son fait. Et la lettre ne contient aucune entourloupe il a laissé Marthe la relire. En fait, ils ont vraiment cherché à mettre les prisonniers à l'abri : ils considéraient qu'en les ayant fait travailler, le duc avait déshonoré la nation ithilienne toute entière et qu'il fallait donc non seulement se désolidariser de lui sur ce point mais également essayer de réparer les dégâts. Enfin bref : ils les ont envoyés dans le fort où nous nous étions installés avant d'entrer en ville.

" Bon, ben allons les chercher, dit Hubert, simplement. C'est l'affaire de dix minutes.
— Je vais rester ici, fit Albérich. M'occuper de la gemme et des portes."
Moins il aurait de contact avec les Ithiliens, mieux ce serait.
" Je vais te laisser Thibault mais je vais emmener Guillermo et deux paladins avec moi. Je sais que les Oghmans ne mentent pas mais... On n'est jamais trop prudent."
Albérich ne dit absolument rien à ce sujet, mais il n'en pensait pas moins.

-Un instant...
Frida pinça les lèvres.
-Pour l'aller, je ne sais pas s'il est très prudent d'utiliser le téléporteur. Si les Ithiliens découvrent subitement des étrangers dans leurs murs, ils risquent de sonner aussitôt l'alarme et de vous attaquer sans vous laisser le temps de vous expliquer. Le problème, j'en suis bien consciente, c'est qu'y aller par un ature moyen est beaucoup plus long et surtout... très risqué aussi, eu égard aux démons.

" Est-ce que le mieux, ce n'est pas de les laisser là ? demanda Albérich. Si les Ithiliens les traitent bien, et si j'ai bien compris, c'est leur intention... Ils sont en sécurité. Nous avons de bonnes raisons de penser que nous avons circonscrit la catastrophe dans les frontières de la cité... Nous ferions mieux de régler l'affaire du sceau en priorité. Une fois les couloirs dégagés, ce sera facile d'aller et venir."
Le problème des Ithiliens resterait entier, mais peut-être y avait-il moyen de négocier avec eux... Peut-être les libérateurs de Clairétoile pourraient-ils, en échange, en obtenir la souveraineté... Quelque chose comme ça. Mais c'était prématuré.
" C'est vrai, dit Hubert. Nous pourrions nous contenter de communiquer avec eux par sortilège, pour les prévenir que nous viendrons les chercher une fois le souci infernal réglé."

Frida en resta bouche bée.
-Mais... Même s'ils sont bien traités, ils demeurent prisonniers. Et ils ont des proches qui s'inquiètent pour eux, qui ne savent même pas s'ils sont morts ou vifs... Par ailleurs, à moins que vous n'ayez déjà découvert le moyen de reconstituer le sceau, nous ne savons pas si nous serons en mesure de le faire dans un jour, dans une veille, dans un mois... Sans compter que les Ithiliens pourraient se carapater, entretemps...

Albérich et Hubert se dévisagèrent un instant. Manifestement, ils n'étaient jamais sur la bonne longueur d'ondes...
" Heu... Hum. Et bien... Si tu estimes que c'est nécessaire, bien sûr..."
Le paladin haussa les épaules.
" Le mieux c'est que j'y aille seul, je suppose.
— Non, dit Albérich. Nous ne pouvons pas envoyer une des quatre personnes nécessaires à la fermeture du sceau. Quelqu'un comme Guillermo ferait l'affaire. Il connait bien la ville, il a des ressources... Il est le plus à même de réussir."

-Sauf que contrairement à vous, Guillermo n'est pas de taille à faire face à un démon. Et il a encore moins de chances que vous, s'il emprunte le téléporteur, de survivre assez longtemps pour s'expliquer...
Soupir.
-Tout cela devient tellement compliqué... Je suis dépassée, je l'avoue.

La meilleure solution était de laisser les prisonniers avec les Ithiliens, Albérich en était convaincu, mais il n'avait pas envie de risquer une nouvelle prise de bec avec Frida.
" Je n'ai qu'à utiliser le téléporteur... avec le clerc, proposa Hubert. Il me servira de laissez-passer.
— C'est risqué.
— Nous avons ses trente collègues en otage en cas de problème.
— Et c'est lui révéler l'existence du téléporteur.
— Quelle importance ? Il ne peut pas l'utiliser.
— Hubert, s'il t'arrive quoi que ce soit, bien plus de cinquante-quatre personnes trouveront la mort. Tu ne peux pas y aller seul. Ce clerc... Nous n'avons aucune certitude que les hommes en faction au fort lui obéiront. Même en imaginant qu'il n'essaie pas de te tendre un piège...
— J'irai avec un groupe, alors. De toute façon, si nos prisonniers sont faibles, il faudra les aider à rentrer."
Albérich ressentit une brusque bouffée de découragement. C'était dangereux et stupide. Le sceau devait rester leur priorité. Mais il ne dit rien.

Frida secoua la tête.
-Laisse. Le clerc refusera de te suivre : il craindra trop une entourloupe de notre part. Je pense donc que vous avez raison et que nous n'avons pas vraiment d'autres choix que... d'abandonner à leur sort nos compagnons jusqu'à ce que nous ayons les moyens de les aider.
Elle parut subitement très découragée, très fatiguée.
-Bon, je vais ranger ça dans la salle des cartes, conclut-elle en montrant la lettre brandie si fièrement quelques instants plus tôt. Et je vous souhaite bon courage pour vos recherches.
Et elle sortit.

Hubert parut éberlué.
" Pourquoi est-ce qu'elle est partie comme ça ? Il y avait d'autres solutions, pourtant... Nous venions à peine de commencer à discuter."
Albérich pinça les lèvres.
" Parce que c'était peut-être déraisonnable...
— Je peux aller les chercher via le téléporteur. Il suffit de trouver un moyen de prévenir les Ithiliens. Le clerc pourrait le faire, si nous l'accompagnons dans le couloir. Après tout, il fait confiance à Marthe. Pourquoi ne me ferait-il pas confiance à moi ? Je ne comprends pas."
Il fronça les sourcils.
" Je vais lui parler."
Et il sortit à son tour.

Il se dirigea donc vers la zone où se trouvait la salle occupée par leurs envahisseurs-prisonniers.
Chemin faisant, il croisa plusieurs gardes, positionnés aux alentours, prêts à intervenir en cas de grabuge.
Enfin, il apperçut la porte de la fameuse pièce et, à côté, une table autour de laquelle étaient assis, face à face, la magistrate et le clerc, un homme d'une petite cinquantaine d'années. Ils débattaient avec animation d'un obscur point juridique et, pour l'heure, n'avaient pas encore remarqué sa présence.

Un peu décontenancé par cette connivence incongrue, Hubert s'immobilisa puis fit volte-face. Albérich avait raison : ça ne pouvait pas être leur priorité. Une fois le sceau refermé, il serait temps d'aller chercher les survivants. Il retourna donc jusqu'à la salle du trésor, bien décidé à mener à bien la passionnante activité qu'il avait prévue pour son après-midi : des visions, encore des visions, en espérant que la solution à leurs problèmes se dessine enfin.

Sans vraiment y prêter attention, il prit le livre sunite, le premier à lui passer sous la main.
Il eut un peu de mal, comme de coutume, à se concentrer, à entrer dans le bon état d'esprit.
Mais quand ce fut chose faite, il ne tarde pas à avoir une première vision. Brève mais marquante.
Il vit les quatre héros de Clairétoile s'approcher de la porte, la franchir sans s'arrêter, s'enfoncer dans l'obscure galerie au-delà...

Hubert relata brièvement sa vision à Albérich et se concentra à nouveau. Ce n'était rien d'imprévu, mais ils approchaient de la résolution. Le livre était intact, il devait contenir la scène finale, celle qui les intéressait au premier chef, celle qui leur permettrait de descendre dans le ventre de Clairétoile et de mettre fin au cauchemar.

Quelques minutes plus tard, la vision reprit.
Le quatuor progressait dans la galerie pentue qui continuait à s'enfoncer profondément dans les entrailles de la terre.
Il traversa une première grotte, de taille modeste, sans ralentir le pas.
Au-delà, le boyau se poursuivait et Hubert vit briller, de-ci, de-là, dans ses parois, d'étranges éclats.
Des gemmes ?
Une nouvelle caverne fit son apparition. Bien plus vaste que la précédente, elle était nimbée d'une lueur diffuse, provenant de ses murs miroitants.
Des gemmes, assurément.
Mais là encore, les quatre protagonistes poursuivirent tout droit.
Ils poursuivirent jusqu'au passage s'ouvrant dans la paroi opposée.
Passages qu'ils longèrent jusqu'à ce que le sol disparaisse, devant eux.
Ils se tenaient sur le bord d'une faille ténébreuse dont il était impossible de déterminer la profondeur.
Une faille dans laquelle, après une hésitation, ils plongèrent néanmoins.

A nouveau, Hubert fit le récit de la vision à son compagnon.
" Je me demande si on va les voir remonter à la fin..." murmura le paladin.
Albérich lui sourit doucement.
" Nous savions depuis le début que c'était une éventualité..." dit-il avec un léger haussement d'épaules.
Il n'avait jamais imaginé se sacrifier pour une cause. Sa vie avait toujours été faite de conversations, d'aide ponctuelle, de prises de décision. Jamais il ne s'était retrouvé dans une situation critique, au bord, littéralement, d'une faille. Mais avec l'expérience, le pouvoir, venaient les risques, les responsabilités, et ce genre d'éventualités. Il savait qu'Hubert, lui, avait toujours vécu avec la possibilité d'un jour donner sa vie. Mais sans doute, lui aussi, n'avait jamais eu l'opportunité d'y réfléchir : tous ses élans suicidaires survenaient dans le feu de l'action.
" Mais je suis sûr qu'ils remontent." ajouta-t-il finalement.
Hubert acquiesça, et reprit sa transe.

Mais le livre sunite ne lui procura pas de nouvelle vision.
Avait-il livré tous ses secrets ? Le paladin était-il trop fatigué pour en obtenir encore ?
Impossible à dire.
Comme il était impossible de dire depuis combien de temps ils étaient dans cette salle où, sachant ce qu'ils faisaient, personne n'oserait les déranger à moins d'une urgence...

Albérich proposa à Hubert de réessayer le livre lathandrite, ce qu'il fit. Même si l'heure du souper était arrivée — ce qui aurait été sans doute excessif : Hubert était en transe, mais pas lui, ils trouveraient toujours bien de quoi se nourrir en cuisine. Or, le paladin était près du but et plus vite ils étaient fixés sur ce qui leur restait à faire, plus vite ils pourraient agir.

Si l'ouvrage découvert dans la crypte du temple de l'aube lui procura bel et bien des visions, celles-ci ne lui apprirent pas grand chose.
Il vit le prêtre desservant ledit sanctuaire y prier avec intensité, comme il avait vu faire la jeune femme ; lui aussi finit par s'immobiliser, par prêter l'oreille, par acquiescer.
Il vit également une grande cérémonie, manifestement œcuménique, organisée dans un parc où parvenaient encore les rayons du soleil, malgré la sombre nuée qui menaçait de tomber entièrement la cité. Il y avait maintes personnes... dont les quatre protagonistes, évidemment.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue