La Couronne de Cuivre

Hubert parut hésiter à se lever, mais Albérich posa une main sur son bras.
" Laisse-le un peu décanter." dit le clerc.
Le paladin soupira.
" Il a été là pour moi quand j'étais troublé. Je veux pouvoir être là pour lui."
Il se tourna vers son assiette.
" J'irai tout à l'heure. Je veux d'abord aller au bout de mes visions."

Thibault regarda le barde s'éloigner puis, quand celui-ci eut disparu, il refit face à ses compagnons.
-Frida n'est pas trop déprimée par la tournure que prennent les événements ? s'enquit-il. Non parce que ça doit être rude, pour une femme d'action comme elle, de devoir rester en arrière, les bras croisés, pendant que tout se joue...

" C'est elle qui m'a convaincu que nous ne devions y aller qu'à nous quatre, dit Albérich. J'étais partisan de nous faire escorter, histoire de maximiser nos chances de parvenir jusqu'à la faille. Mais elle dit que ce serait du suicide pour n'importe qui d'autre...
— Prie pour que Renaud, Roland, Luther et Létho ne t'entendent pas, grommela Hubert.
— Donc oui, j'imagine qu'elle est frustrée. Mais tout le monde est continuellement frustré, ici, de toute façon... Et elle a déjà pu jouer un rôle important pendant le voyage jusqu'à Clairétoile... tandis que je restais impuissant dans mon chariot... J'imagine que c'est chacun son tour. C'est ça, la complémentarité d'une équipe. Enfin, sauf pour Hubert."

Il rit.
-Oui, sauf Hubert. Mais je te trouve dur avec les membres de la Communauté, toi qui a justement connu la frustration de ne rien pouvoir faire. Ce n'est pas exactement... bon pour l'estime de soi, d'être à côté d'êtres d'exception capables d'accomplir des prouesses surhumaines et de régler la situation à eux tout seuls ! Crois-moi, je connais par exemple deux paladins qui se demandent ce qu'ils sont venus faire ici et qui se disent qu'ils auraient mieux fait d'aller ailleurs ou, au moins... Ils auraient eu une utilité. Mais bref, là n'est pas le sujet. Concernant Frida, je suis d'accord avec son point de vue : tous ceux qui vous... nous accompagneraient iraient droit au suicide. Et même si les gens, ici, sont plein de bonne volonté et de dévouement, je ne suis pas sûr qu'il y en ait beaucoup pour jouer sciemment les martyrs n'ayant pas la moindre chance d'en réchapper.

" A part pour Hubert, à nouveau..."
Le principal intéressé poussa un bref soupir mais ne dit rien.
" Nous ne serons capables de les repousser que parce que nous aurons les artefacts. En cela, c'est juste... que tu es le seul Sunite et que je suis le plus expérimenté des trois Lathandrites qui sont présents.
— C'est dommage que Roland et Renaud aient cette vision de leur contribution, intervint Hubert. Ils nous ont déjà rendu bien des services, et leur présence a été notamment cruciale lors de l'attaque de la forteresse... Sans eux, nous aurions perdu beaucoup plus de civils... et depuis, ils n'ont pas démérité..."
Puis il se tut et baissa les yeux sur son assiette. Albérich posa une main sur son épaule et la serra doucement. Il savait que son ami se sentait responsable de cette baisse de moral chez ses collègues, et c'était sans doute le cas... Dans le même temps, que pouvait-il y faire ? Ils avaient besoin de lui, de son pouvoir, pour faire face à la menace.

-Ne t'en fais pas, Hubert, dit le clerc d'un ton apaisant. La chose à savoir, concernant les Sunites, c'est qu'ils sont volcaniques : leur promptitude à la mauvaise humeur n'a d'égale que leur promptitude à l'apaisement. Bon, pour l'heure, cette histoire des caves leur reste un peu en travers la gorge et... je pense que tu l'aurais mal vécue aussi, si tu avais été à leur place. Rends-toi compte : vous nous laissez en arrière trente secondes et à votre retour, vous avez éliminé une légion de démons et il n'y a plus rien à faire. Mais ça leur passera vite. Ils ne sont pas le moins du monde rancuniers er surtout... ils ne sont pas bêtes.

" Mais tuer des démons... c'est pas un jeu, ni un sport, ni un concours... Nous étions en danger de mort, nous avons réagi comme nous le pouvions... " dit Hubert avec une grimace.
Il secoua la tête.
" Je ne suis pas sunite. Je ne peux pas comprendre, je suppose."
Il haussa les épaules.

-Dois-je en déduire que s'il y avait, avec nous, un paladin qui éliminerait l'essentiel des démons à lui tout seul et ne te laissais que les miettes, tu ne serais pas le moins du monde affecté ? Que tu ne te demanderais pas, fut-ce un instant, à quoi tu sers ?
Il haussa les épaules.
-Enfin, peu importe, tout cela n'a aucune importance. Et ne t'inquiète pas, ça leur passera et il n'en restera bientôt plus aucune trace.

Si, bien sûr que je me demanderais à quoi je sers, dit Hubert, refusant de laisser là cette conversation. Et je serais sans doute jaloux, tu as raison. Mais mon amour-propre a déjà été malmené à de nombreuses reprises depuis le début de cette expédition, contrairement à ce que tu penses peut-être."
Il eut un sourire un peu triste puis se leva et se tourna vers le Luménien.
" Je vais aller me reposer un moment. Rejoins-moi dans la salle du trésor quand tu as terminé, d'accord ?"
Albérich acquiesça, les lèvres pincées, et le regarda s'éloigner, avant de lâcher un bref soupir.

Mais le Sunite, lui, s'était levé et avait rattrapé le paladin en quelques enjambées, lui posant une main sur l'épaule.
-Hubert, une seconde...
Il soupira.
-Je te présente mes excuses si j'ai dit quoi que ce soit qui t'ait blessé. Je n'ai pas eu l'impression d'être agressif mais... Je sais que je suis parfois trop bavard et que je peux me montrer maladroit. Bref, désolé, et sois certain que si j'ai commis quelque maladresse, c'est vraiment à mon insu et sans aucune mauvaise intention.

Le paladin secoua la tête.
" Ce n'est pas toi, Thibault, tu n'as rien dit de blessant, dit-il. Tu m'as juste rappelé que..."
Il haussa les épaules sans terminer sa phrase.
" Peu importe. Tout va bien. Tu ne dois pas t'en faire."
Et sur un sourire, il repartit vers la sortie de la pièce.

Thibault secoua la tête puis revint s'assoir en face d'Albérich.
-Ah... Autant il n'est pas évident de côtoyer quelqu'un de bien plus puissant ou de bien plus doué que soi, autant devoir vivre en étant un être largement au-dessus des autres... ce n'est pas évident non plus.

Le Luménien acquiesça.
" Je sais."
Il songea aux ailes qui semblaient vouloir émerger mais n'en parla pas au Sunite. Il ne se sentait pas le droit de trahir Hubert sur quelque chose qui le perturbait et qu'il n'avait pas encore digéré.
" Il a déjà du mal à l'avaler... les retombées présentes, les répercussions sur le futur, la modification de son identité, de son histoire personnelle... Alors réaliser qu'en plus, cela lui aliène des gens qu'il considérait comme des amis ou des collègues, avec lesquels il espérait avoir des relations... franches et aisées... Ce n'est pas facile."
Il jeta un oeil vers la porte, revint au Sunite.
" Dans le même temps, il faut qu'il l'accepte. C'est ce qu'il est."

-Et il l'acceptera, avec le temps. De surcroit, il se rendra compte que cela ne change pas ses relations avec ses proches : pour eux, c'est sa personnalité qui compte, non sa nature.
Il sourit.
-Avec les moins proches... Bah, il faudra juste qu'il veille à leur laisser de quoi s'occuper, de quoi s'illustrer, et cela se passera très bien.

" J'espère qu'il trouvera un équilibre, murmura Albérich. Sans quoi je pense qu'il risque de se retirer du monde, simplement."
Mais c'était peut-être inévitable, à terme, en réalité. Mais il ne servait à rien d'y songer dans l'immédiat.
" Enfin... Je pense qu'il finira par prendre le pli de se mettre en retrait quand c'est possible. Mais avec son tempérament protecteur, il aura toujours du mal à laisser quelqu'un s'exposer s'il y a un risque. C'est son métier, aussi, d'être en première ligne et de protéger les gens. Il suffirait qu'il recule une fois et que cela tourne mal pour que tout soit réduit à néant."

-Personne ne lui demandera jamais de reculer s'il s'agit de protéger la veuve et l'orphelin. Ce serait... idiot. En revanche, s'il est question d'autres paladins, de chevaliers, de soldats, voire de mage ou de clercs...
Il haussa les épaules.
-En général, ceux dont la mission est de protéger autrui n'apprécient pas de se voir protégés comme s'ils étaient eux-mêmes sans défense. Mais je suis sûr qu'il finira par trouver le bon équilibre.

" Je sais bien... En même temps, le rôle officiel des paladins de l'Aster est de servir de gardes du corps aux dignitaires lathandrites."
Il sourit.
" Donc je me sacrifie volontiers pour sa tranquillité d'esprit. Il faudrait juste que je le laisse me sauver la vie, une fois. Parce que jusqu'ici, c'est plutôt le contraire qui s'est produit, et ça n'arrange sûrement pas la situation."
Il eut un léger sourire.
" Il faut juste que j'évalue correctement la situation..."

Thibault braqua sur lui un regard incrédule.
-Alby, tu serais vraiment capable de mettre en scène un tel sauvetage ?
Il secoua la tête.
-A mon avis, mieux vaut... laisser les choses se faire naturellement. Cela finira de toute façon par arriver et... Tu éviteras le risque qu'il se rende compte de la mascarade et qu'il la prenne très, très mal.

" Oh, je ne pensais pas mettre la chose en scène... Je pensais juste à profiter d'une opportunité si elle se présente... Mais tu as raison : cela finira par arriver, sans doute. Je ne le souhaite pas vraiment, je dois dire... J'aimerais autant ne pas me retrouver en fâcheuse posture..."
Il songea au fait qu'en réalité, Hubert lui avait déjà sauvé la vie, mais que la manière insidieuse dont il l'avait fait, en lui donnant simplement la force d'avancer, ne satisferait jamais son besoin d'héroïsme et de fracas.
" Je suis désolé que tu te retrouves dans cette situation, Thibault, dit-il alors, changeant de sujet. J'avais trouvé ce projet... parfait pour toi, et, même si je ne suis pas responsable de la manière dont il a tourné... Je regrette de t'avoir rappelé. Je suis heureux que tu sois là... et j'imagine qu'en réalité, tu aurais fini par apprendre où je me trouvais, même si je ne t'avais pas écrit, mais... Je me dis que Sunie avait peut-être trouvé un moyen de t'arracher à tout ce désastre... et que tu es quand même revenu t'y perdre."

Le Sunite soupira.
-Albérich, si tu ne m'avais pas écrit, tu m'aurais rencontré à Grand-Estuaire, en tant que membre à part entière de la Communauté. Alors tu vois, ta lettre n'aurait absolument rien changer, et tu dois te libérer de cette culpabilité qui n'a pas de raison d'être. Pour le reste, je suis plutôt heureux que me soit offerte une opportunité... de faire quelque chose de bien de mon existence, laquelle, jusqu'ici, n'a pas vraiment été utile.

" L'utilité d'une personne ne se mesure pas au nombre de démons qu'elle a tués, rétorqua le Luménien. Et je ne pensais pas à la lettre qui t'avait fait quitter la communauté, mais bien à celle qui t'y a fait revenir."
Il sourit dans un haussement d'épaules.
" Pour le reste, dans le fond du fond, je sais bien que ces choses m'échappent."

-D'un autre côté, avoir l'impression qu'on exerce une certaine influence, qu'on n'est pas le simple jouet des événements... C'est important.
Il sourit.
-Mais le plus important, en l'occurrence, c'est que tu ne te reproche rien me concernant, que tu ne t'inquiètes pas pour moi. Tu as déjà assez à penser par ailleurs.

" Pas vraiment, en fait. La route semble désormais toute tracée : aller au bout des visions, nous équiper, et faire ce que nous avons à faire. C'est presque effrayant de simplicité. Ensuite, évidemment, il nous restera le problème ithilien... mais j'ai bien l'impression que je ne suis pas la personne la mieux placée pour en venir à bout."
Il eut un sourire.
" Autrefois, j'expliquais à Etienne que ma présence dans le groupe pourrait se révéler problématique, pour des raisons diplomatiques, principalement... Je ne me trompais pas."

Le prêtre rit.
-Pour autant que je sache, la seule conséquence réelle de ta présence, c'est que comme l'Oghman refusait d'établir une conversation constructive avec toi, ce qui est quelque part compréhensible puisque tu incarnes à ses yeux l'ennemi absolu, il a fallu envoyer Marthe pour que le dialogue se noue.
Il lui sourit.
-Ce qu'on disait pour Hubert est aussi valable pour toi, Alby : tu dois apprendre à en laisser un peu aux petits copains !

Albérich haussa les épaules.
" Tu ramènes toujours tout à de l'amour-propre, mais ça reste problématique. Marthe n'est plus membre du conseil. Elle négocie en notre nom sans nous consulter sur ce qu'elle offre à cet homme."
Il secoua la tête.
" Nous n'avons même pas défini son mandat."
Il soupira.
" Je me sentirai mieux quand tout ceci sera terminé et que j'aurai quitté le conseil. Je n'ai plus les nerfs pour ces choses, si je les ai jamais eus. Sans doute que non. Pas plus que toi."

Thibault leva les yeux au ciel.
-Tu as eu les nerfs pour diriger des mois durant l'une des plus grandes cités d'Helonna alors même que tu avais perdu le contact avc Lathandre et, à présent que tu l'as retrouvé, tu ne les aurais plus pour être conseiller d'une minuscule communauté de quelques centaines d'âmes ? Allez, arrête ton char. Et fais un peu confiance aux autres : Marthe n'est ni stupide, ni amie des Ithilienne, sans compter qu'elle a siégé au Conseil des mois durant... Diriger, c'est aussi savoir se fier à ses collaborateurs.

Albérich sourit.
" Hubert te dira que j'ai dirigé Solarcis de manière despotique, et il a raison. J'ai pris des conseils, j'ai testé mes idées, mais j'ai décidé seul, toujours, avec des retombées parfois... peu réjouissantes. Je ne serai jamais conseiller dans une cité démocratique comme la communauté entend l'être. Et je respecte cette option, et j'ai l'intention de faire tout ce que je peux pour qu'une fois la menace neutralisée, la cité naissante revienne à ce mode de prise de décisions. Mais je me connais : me plier à ce fonctionnement ne susciterait qu'aigreur et frustration en moi. Je ne ferais pas un bon conseiller. J'ai déjà failli démissionner plus d'une fois et sans... intervention extérieure, je l'aurais fait. Aujourd'hui... Je pourrais aisément m'effacer. Je vais descendre aux Enfers me battre. Ce n'est pas un rôle de dirigeant, c'est un rôle de guerrier."

Le Sunite le fixa quelques instants.
-En fait, tui as beaucoup plus confiance en toi que tu ne le montres. Car pour être prêt à diriger seul, il faut avoir foi en ses intuitions, en sa capacité à prendre les bonnes décisions, là où être conseiller est beaucoup plus confortable, dans la mesure où ce qui se décide est le fruit de patientes négociations, de compromis. Du coup, les torts éventuels sont partagés.

Albérich sourit.
" Je pense que de manière générale, dans l'absolu, je n'ai pas tant confiance en moi... Mais simplement, dans les endroits où j'ai été sollicité... Il y avait tant de choses très évidentes à faire, pour commencer, que ça ne demandait pas beaucoup d'audace. Je suis sûr que même mes prédécesseurs les avaient déjà identifiées... A Solarcis, j'en suis même persuadé. Simplement, contrairement à eux, je n'avais pas d'attaches, pas d'intérêts propres... Juste le désir de servir, sans crainte de me mettre les uns ou les autres à dos. C'est une liberté rare, quand on exerce le pouvoir. Et regarde : j'ai été viré de Solarcis. La partie arrogante de moi-même estime que c'est à cause de l'ombre que j'aurais pu faire à Béranger. La partie humble réalise que c'était sans doute nécessaire pour apaiser le puissant lobby marchand que je m'étais spectaculairement aliéné."
Il haussa les épaules.
" Après, j'ai sans doute mon lot de certitudes. C'est efficace dans certains contextes. Mais ici, ça serait la catastrophe. Ça l'est d'ailleurs, la plupart du temps. Je sens que je ne suis pas bien dans mon rôle, c'est un signe qui ne trompe pas. Or, j'ai peut-être l'air d'un vieux croûton quand je dis ça, mais... j'ai l'impression d'avoir connu mon lot de bouleversements. J'aspire à l'harmonie, désormais. Je ne la trouverai pas au conseil."

-Je peux comprendre. Mais je vois mal où tu espères la trouver : partout où il y a des hommes, il y a des tensions, des conflits... Même si tu décidais de devenir un simple clerc errant, ou un simple prêtre de village, tu en rencontrerais.
Il secoua la tête.
-Mais j'imagine que tu es las des responsabilités et que tu as besoin de faire une pause. Ceci dit, je mettrais ma main à couper qu'avant longtemps, tu en auras accepté de nouvelles.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue