La Couronne de Cuivre

Albérich pinça les lèvres et soupira.
" Il faut tenter le coup. Voir ce qu'il dit. Aviser en fonction. C'est un Oghman, il ne peut pas te mentir : soit il connait le symbole manquant, soit il ne le connait pas. Mais nous en avons vraiment besoin..."
Il secoua la tête.
" Enfin... Peut-être qu'Hubert pourra le visualiser plus clairement demain... mais à tout hasard, si tu en as le courage... Vois comment il réagit."

Elle soupira.
-Sans être vraiment maléfique, cet homme est juste... imbuvable. Prétentieux, têtu, méprisant, imbu de sa personne et de ce qu'il pense représenter, nationaliste à tout crin... SI je m'écoutais, je l'étranglerai. Mais d'accord, j'irai le voir dès que possible.

Albérich lui sourit.
" Tu as ma bénédiction pour l'étrangler. Et si c'est trop pénible, attends demain. Hubert va peut-être obtenir l'information critique sans qu'il ne soit nécessaire de parlementer avec lui."
Le Luménien était à la fois soulagé et déçu. Soulagé de constater que Marthe n'avait pas réellement sympathisé avec l'ennemi, déçu que l'homme se révèle absolument imperméable à toute collaboration. Les Ithiliens étaient décidément irrécupérables.
" Est-ce qu'il y a quelque chose que je peux lire pour vous aider ?" demanda-t-il ensuite à Daniel.

Si l'on envisageait les choses sur le long terme, maintes lectures pouvaient être utiles : celles liées à l'histoire, au fonctionnement, à l'aménagement de Clairétoile, celles traitant de l'agriculture, de l'artisanat, de la magie des anciens, celles concernant les Landes de jadis... Mais s'il entendait aider dans le cadre de la situation actuelle, l'adepte de Deneir ne pouvait malheureusement le conseiller : en dehors de vagues allusions voire de paraboles, les ouvrages rassemblés n'offraient rien de probant...

Albérich décida de les laisser à leurs lectures et d'aller donner un coup de main à l'intendance. Même s'il n'avait rien de particulier à dire à Marcus, il avait envie de profiter de leur ancienne complicité, simplement. La frénésie de l'intendant avait toujours eu le pouvoir magique de lui faire relativiser les choses et de le détendre. Même s'il se sentait relativement serein, l'esprit clair et focalisé sur les défis de demain, il savait que c'était partiellement une façade, qu'il érigeait pour les autres et pour lui-même. Se relâcher et ruminer, même un moment, risquait d'ouvrir une porte à l'angoisse. Or il faudrait bien quelqu'un pour affronter l'horreur sans fléchir, et il avait l'impression d'être le mieux placé de leur quatuor.

L'intendance était particulièrement tranquille : en cette heure de l'après-midi où les tâches liées au déjeuner étaient achevées et où celles attachées au souper ne seraient pas entamées avant un bon moment, ses membres se dispersaient, prenant un peu de temps pour eux-mêmes. Ne restait plus guère que Marcus, comme de coutume plongé dans ses registres, une tasse de thé fumant à portée de main. Cependant, ses vérifications ne devaient pas être très urgentes car, une fois n'est pas coutume, il s'en arracha sans la moindre difficulté.
-Tout va bien ? s'enquit-il.

" Ça va. Un peu comme quand c'est encore calme avant une tempête... Je me demandais si je pouvais te donner un coup de main. Ou partager une tasse de thé. Quelque chose comme ça."
Il sourit, attrapa un tabouret.
" Et de ton côté ?"

-L'ennui guette ! L'équipe est tellement efficace et les soldats tellement disciplinés que tout marche comme des roulettes et que je n'ai quasiment pas besoin d'agir. En fait, c'est à un tel point que je me demande si je ne vais pas vraiment inventorier le palais... Pour autant, j'ai l'impression, moi aussi, qu'il s'agit du calme avant la tempête. Je reste donc sur mes gardes...
L'instant suivant, il se mit en devoir de lui servir une tasse de thé.

Les choses seraient exposées en assemblée tôt ou tard, aussi Albérich n'eut-il pas l'impression d'éventer quelque chose en s'ouvrant à Marcus.
" Il est probable qu'Hubert, Thibault, Giovanni et moi partions seuls au devant des démons. Sans doute après-demain. Vous devrez... tenir le palais en attendant notre retour, je suppose."
Il eut un léger sourire.
" Mais je crois que les forces démoniaques se donneront le mot pour tenter de nous arrêter, aussi devriez-vous être tranquilles. D'autant que le palais est scellé, même pour les Ithiliens."

Le clerc haussa les sourcils, surpris, puis resta un long moment à fixer Albérich avant d'acquiescer.
-Je ne connais pas assez les autres pour pouvoir me prononcer mais, en ce qui te concerne, tu me parais le mieux armé pour sortir victorieux d'une pareil épreuve. Elle peut paraître aussi démesurée que désespérée mais si l'on songe à ce contact particulier que tu as toujours eu avec Lathandre... Cela fait sens.

" Tu es gentil, Marcus." dit Albérich avec un léger sourire.
Il prit une lampée de thé.
" Mais dans le fond... Je sais que je dois y aller. Je ne ressens même pas de peur particulière, je dois dire. Il faut faire face et j'ai foi. Lathandre nous accompagnera, et Sunie, et nous triompherons. Je suis un peu à côté de moi-même, je m'en rends bien compte, mais je reprendrai mes esprits une fois que tout sera terminé. Ma seule crainte est de ne pas parvenir à soutenir correctement les autres... Je sais que Giovanni est terrifié, et Hubert est tellement vite dépassé par ses émotions... Thibault est une énigme. Il prend tout avec flegme... mais dans le même temps, il a peu d'expérience de l'horreur... Mais il est peut-être naturellement résilient. L'un dans l'autre, le danger viendra des enfers... et de nous-mêmes."

Il opina du chef puis se fendit d'un calme sourire.
-Ne te pose pas trop de questions. Les livres vous ont donné la marche à suivre, vous êtes décidés à faire ce qui doit être fait, alors... Allez de l'avant. Bon, je n'irai pas jusqu'à reprendre la caricature que les médisants font de nous, affirmant que nous agissons avant de réfléchir. Mais en l'occurrence, il y a un peu de ça : agir sans trop se poser de questions, sous peine d'être paralysé par le danger, par l'enjeu.

Albérich sourit.
" Ah, ne dis rien, tu vas m'amener à y réfléchir, justement."
Il secoua la tête.
" J'ai parfois du mal à concilier ma foi en Lathandre avec ma prise de conscience du réel. Mais aujourd'hui, c'est moins difficile. Sans doute est-ce l'optimisme, enfin, qui me revient."

-Je suis heureux de l'entendre, même s'il était logique que les choses mettent un peu de temps à se remettre en place...
Il sourit.
-Quant à concilier notre foi avec le réel... Tu sais bien que nous ne sommes pas tous naïfs. Simplement... Nous savons que le monde est ce qu'il est mais aussi ce que nous en faisons.

" Je sais, dit Albérich. Je l'ai professé bien des fois. Mais savoir et ressentir sont deux choses différentes. Après ce que j'ai traversé l'année dernière, si peu de temps après la dictature, c'était simplement difficile d'imaginer que j'avais encore la moindre prise sur le futur... J'ai changé, les choses ont changé... J'avais besoin de temps. Au final, c'est toi qui avais raison : j'ai retrouvé ce qui me manquait. Mais je ne pense pas que je l'aurais retrouvé en restant au temple. J'ai bien fait de partir, même si je l'ai fait de la mauvaise manière, peut-être."

Il eut un sourire apaisant.
-Je ne suis pas certain qu'il y ait eu de bonnes ou de mauvaises manières de faire cela. Tu as fais ce que tu devais faire, de la manière dont tu pouvais le faire et, au final, tout s'est bien terminé. Je pense vraiment que c'est cela qu'il faut retenir. D'autant que se retourner vers le passé... Ce n'est pas vraiment notre genre.

" C'est vrai." dit Albérich.
Il jeta un oeil sur la pièce autour d'eux, les sacs de victuailles, les casseroles récurées, les draps en piles bien nettes.
" Tu es sûr que je ne peux rien faire pour toi ? Je peux compter des petits pois ou peler des navets..."

Le Lathandrite secoua la tête.
-Je suis désolé, Albérich, mais il n'y a absolument rien à faire. Comme je te le disais tout à l'heure, j'en suis réduit à imaginer de nouvelles occupations pour ne pas mourir d'ennui et, en attendant de trouver une idée lumineuse, je refais des comptes que je sais pourtant parfaitement justes. Mais pourquoi n'irais-tu pas... t'entraîner, par exemple ? Les paladins de l'Aster ont beau se proclamer nos gardes du corps, nous sommes théoriquement capables de nous battre presque aussi bien qu'eux.

" C'est justement un domaine où je n'ai pas l'intention de faire des frasques ! s'exclama le Luménien avec le sourire. Mais je vais faire ça, tu as raison. J'ai de toute façon besoin d'entraînement. Mais à mon avis, Hubert va nous concocter un programme spécial avant que nous ne descendions dans les tunnels. Nous devrons pouvoir nous coordonner, nous entre-protéger en fonction des situations... Je suis presque surpris qu'il n'ait pas déjà pris la chose en main."
Il se leva.
" Tu pourrais aller t'entraîner toi aussi, cela dit..."
Puis, avec un clin d'oeil, il quitta la pièce et partit vers la salle d'entraînement.

-Mais je m'entraîne tous les matins, fit néanmoins Marcus, d'un ton dégagé, avant qu'il ne se soit trop éloigné. Tout comme Gabriel. Il n'y a que toi qui oublie sciemment que les exercices physiques font partie de notre dogme...
Parvenu à destination, il ne tarda pas à remarquer Hubert.
Il faut dire que celui-ci avait du mal à passer inaperçu même au cœur d'une cohue animée...

" Tu tombes bien." lui dit Hubert d'emblée.
Albérich sourit.
" Je voudrais qu'on réfléchisse à quatre à ce qui nous attend en bas... Je vais aller chercher Giovanni, et tu trouves Thibault. On se rejoint ici et on va s'entraîner en fonction.
— Oui, mon général.
— Ne me cherche pas, Megrall.
— Non, mon général."
Hubert parut hésiter à lui décocher une taloche mais se contenta d'un regard noir et d'un sourire. Albérich se mit en quête de son alter ego sunite.

Le paladin mit du temps à dénicher le barde, qui n'était ni à la bibliothèque, ni dans aucune autre pièce du rez-de-chaussé. Au final, c'est au premier qu'il le trouva, dans le petit salon qu'il avait, un temps, utilisé comme bureau. L'endroit semblait d'ailleurs avoir retrouvé cette fonction : Giovanni, en effet, était attablé devant plusieurs parchemins qu'il avait largement recouverts de son élégante écriture.
-Hubert, que me vaut le plaisir ? s'enquit-il, esquissant un sourire sans joie.

Hubert pinça les lèvres. Ils n'étaient pas dupes, aucun des deux, évidemment. Il se demanda une seconde ce que faisait Giovanni, ne posa aucune question, cependant.
" Je venais voir... comment ça allait depuis hier. Je voulais le faire plus tôt mais la vision d'hier soir était éprouvante et je n'ai pas eu la force..."
Il s'assit en face du barde, pas trop près, soucieux de ne pas le presser.
" Si tu avais réfléchi..."

-Réfléchi ?
Il secoua la tête.
-Non, surtout pas : réfléchir serait une très, très mauvaise idée. Donc je prends mes dispositions, simplement.
Il s'arracha un nouveau sourire.
-Et toi, comment ça va ?

Hubert le dévisagea une seconde, se demandant s'il devait le pousser à s'ouvrir davantage. Il disait ne pas y réfléchir et dans le même temps prendre des dispositions... Que faisait-il ? Son testament ? Il devait fatalement y penser et estimer ses chances d'en réchapper nulles.
" Nous allons nous en sortir, Giovanni, tu sais ? Nous serons tous ensemble. Nous veillerons les uns sur les autres."
Il faillit lui dire qu'il le protégerait mais se retint in extremis. Les gens semblaient ne pas supporter cette idée, alors même qu'elle lui paraissait tellement naturelle. C'était son rôle, après tout, protéger.

Giovanni soupira.
-Oh, je ne doute pas que nous essayerons de faire ça. Mais...
Il chercha ses mots.
-Disons que je ne peux pas me lancer dans une telle... opération sans prendre certaines mesures, sans... penser à certains aspects pratiques et surtout à certaines personnes. Ce contraire serait... irresponsable et profondément injuste.

A nouveau, Hubert hésita à en demander davantage, mais il lui semblait que c'était à Giovanni d'en parler s'il le désirait, pas à lui d'aller lui soutirer ses mystères. Il n'était pas habitué à recueillir les confidences d'autrui et il craignait de se montrer indiscret. Si le barde avait voulu être plus explicite... Il l'aurait été.
" Je comprends, dit-il. Agir comme s'il n'y avait aucun risque ne serait pas très réaliste."
Même s'ils allaient s'en sortir, assurément.
Lui-même ne voyait pas bien qui il aurait pu prévenir et il n'avait rien à léguer à personne.

-Pourtant, si j'étais seul à être impliqué par tout ça, c'est l'état d'esprit que j'adopterais : l'insouciance, c'est tout de même très, très reposant. Mais voilà, je dois penser à mes parents, à mes amis, à mon maître, à mes apprentis... Ils me connaissent comme peintre mondain, pas comme... hum... une espèce de chevalier de lumière allant défier les démons en plein cœur des abysses. Alors voilà, je leur dois un minimum d'explications .Sans compter que quelqu'un de bavard et de superficiel comme moi parle beaucoup... mais oublie souvent de dire les seules choses qui comptent. Alors voilà, faute de pouvoir les dire, je les écris.

Hubert acquiesça.
" J'imagine que tu demanderas à ce qu'on les envoie si tu ne devais pas revenir."
Mais il reviendrait.
" Tes apprentis le sont toujours, alors ?"

-J'ai l'esprit de contradiction : ils m'ont planté, alors je les gardes !
Il eut un sourire fugace.
-Plus sérieusement, quand je prends un engagement, je ne le fais pas à la légère. Alors même s'il est très peu probable que je puisse encore leur enseigner quoi que ce soit, j'ai pu quelque peu les évaluer et... je suis convaincu qu'ils méritent un maître à leur mesure. Du coup, je leur fais une lettre de recommandation.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue