La Couronne de Cuivre

Taliesin garda les yeux rivés sur le petit fantôme, préférant s'attacher à l'image de la fillette vivante qu'à sa sinistre dépouille. C'était ça ou craquer.
-Est-ce... Est-ce que tu sais ce qui pourrait t'aider à dormir, Estelle ? murmura-t-il avec toute la douceur dont il était capable. Est-ce que... tu me permets de continuer à regarder, pour essayer de trouver quelque chose ?
Il n'avait pas la moindre envie de poursuivre ses fouilles. Mais il ne pouvait pas reculer maintenant.

Estelle opina du chef, sans réellement répondre à sa question et s’éloigna de quelques pas, presque sautillante, tandis qu’il reprenait sa triste tâche. Mais il ne trouva rien d’autre que le corps et des restes de tissu pourri, s’effritant sous ses doigts, sans doute tout ce qui restait de ses vêtements. La petite fille avait été ensevelie sous quelques pouces de terre à peine, un semblant de tombe sans fioriture, anonyme et cachée.
Le spectre s’était à nouveau approché.
« Si je pars, je retrouverai mes parents, tu crois ? »

Taliesin abandonna ses fouilles macabres pour faire face au petit fantôme. S'il avait cru trouver un moyen de lui rendre le repos en exhumant son corps, il en était pour ses frais. L'expérience l'avait ébranlé au plus haut point, et la déception de ne pouvoir rien faire pour aider la fillette n'arrangeait pas les choses. S'il existait un moyen de la soulager, il n'était pas de son ressort. A moins, bien sûr, que l'enfant en connaisse un qu'elle n'avait pas révélé jusqu'alors. L'interroger était le dernier recours qu'il lui restait, mais encore fallait-il trouver les mots. Et l'ancien barde n'était pas sûr de pouvoir y parvenir.
Il déglutit péniblement et esquissa un pauvre sourire.
-Oui, je le crois... murmura-t-il.
Sauf s'ils sont encore vivants...conclut-il par devers lui.
Il secoua la tête, soupira, puis reprit, d'une voix qui se voulait calme sans réellement y parvenir.
-Est-ce que... Est-ce que ça fait longtemps que tu es toute seule dans les bois ? Est-ce que tu habitais par ici, avant ?

Elle resta songeuse une longue minute, comme si les questions de l’elfe méritaient une intense réflexion.
« J’habitais par là, je crois. » fit-elle finalement, en désignant approximativement la direction de la clairière où se trouvait la chaumière. « C’était dans une petite maison. Mais je me souviens pas bien. C’était il y a sûrement un million d’années, je crois. Mais je suis pas sûre. On était serrés dans la chambre avec mes frères, mais comme ça on avait chaud quand il faisait froid. »
Un petit sourire se dessina sur ses traits, puis disparut, et elle tangua d’un pied sur l’autre pendant quelques instants.
« Peut-être qu’ils sont partis, maintenant. Maman… » Elle fronça le nez. « Elle voulait pas rester parce que j’étais encore là. »

L'elfe ne put réprimer un frisson en glissant un regard vers leur petite demeure. Il comprenait mieux, à présent, pourquoi l'on avait abandonné un endroit si paisible. Quoi qu'il doutait, à présent, de jamais plus le trouver aussi beau et tranquille qu'auparavant. Il se força à se retourner vers l'enfant et, à nouveau, tenta de lui sourire.
-La maison était vide quand nous sommes arrivés. Nous... Nous pensions que personne n'y habitait plus...
Il se frotta nerveusement le menton. Il devait poser une question, mais il ne s'en sentait pas le courage. Il n'avait cependant guère le choix : peut-être la réponse lui permettrait-elle d'entrevoir un moyen d'apaiser l'âme de la petite fille.
-Tu... Tu te souviens de ce qui s'est passé, quand...
Il ne put poursuivre et porta son regard sur Victor qui dormait toujours à quelques mètres d'eux.
-Quand on t'a fait mal ? reprit-il après un long silence.-Tu... Tu n'es pas obligée de me répondre, Estelle. Pas du tout. Je te demande juste ça, parce que... peut-être que le savoir me permettrait de t'aider à dormir...

« Pourtant je croyais que j’avais trouvé les bons champignons, mais papa n’était pas d’accord, je crois. »
Elle s’assit dans l’herbe et se mit à chantonner à mi-voix.
« De toute façon, je mangeais trop, c’est de ma faute, je devais manger moins, alors rien ne serait arrivé. » reprit-elle au bout d’un moment.
Elle décocha un petit sourire à Taliesin.
« Mais si je mange rien, alors personne peut se fâcher, hein ? »

L'elfe la dévisagea, à la fois perplexe et horrifié. Se pouvait-il qu'il s'agisse d'un accident si bête, si terrible ? Mais alors, pourquoi ce crâne défoncé ? Il avait peine à croire qu'un père tuerait sa fille parce qu'elle mangeait trop.
Il se passa une main maculée de terre sur le front. Cela n'avait que peu d'importance, en réalité. Il savait à présent que l'enfant avait vécu ici, quelques années plus tôt, et que sa famille avait fui l'endroit pour échapper à son spectre. Il savait qu'il était incapable de lui rendre le repos. Mais il ne pouvait pas non plus laisser les choses en l'état. Non pas qu'Estelle représentât un quelconque danger. Non. Cependant, il était inhumain de la laisser continuer à arpenter le bois, seule, triste, effrayée...
Il ferma les yeux un instant puis, avec lenteur et mesure, il commença à ensevelir à nouveau le petit squelette. Il ne voulait pas que Victor le voie. Il ne voulait plus le voir.
-Merci de m'avoir répondu, Estelle, souffla-t-il tout en travaillant. Je te demande pardon pour t'avoir dérangée... Je vais te laisser tranquille, dès que j'aurai fini... Et je réfléchirai à un moyen pour que tu puisse enfin dormir...

Elle se mordit la lèvre et acquiesça doucement, mais ses yeux reflétaient une certaine angoisse.
« Je ne suis pas certaine de vouloir dormir. » dit-elle finalement.
L’enfant se remit debout et déambula dans l’herbe rase.
« Mais je sais que c’est pas moi qui décide, moi je suis trop petite, c’est toujours les grands qui décident. »
Puis, sans un mot, elle disparut, s’évanouissant dans l’air glacé.

Les derniers mots de la fillette achevèrent de détruire le peu de détermination qui subsistait encore dans le cœur de l'ancien barde. Qui était-il pour décider de son destin ? Pour lui imposer un repos qu'elle disait ne pas vouloir ? Elle préférait peut-être demeurer dans cette clairière, parmi les animaux sauvages... Jouer avec Victor, aussi, même si le petit garçon ne serait pas toujours là. Il grandirait. Et avant cela viendrait sans doute un jour où il préférerait le commerce des vivants à celui des morts. Mais il n'était personne pour choisir ainsi le destin des autres. Et l'eut-il voulu qu'il s'en savait incapable. Il ne pouvait pas aider Estelle. Ni Victor, d'ailleurs. Ni lui-même, probablement.
Lorsque le petit cadavre fut enfin recouvert, Taliesin se releva et jeta un regard sur la clairière. Estelle n'était pas revenue, et Victor dormait toujours paisiblement. Il hésita un instant puis renonça à le réveiller : le fantôme n'était pas visible, mais il ne pouvait être loin. L'enfant n'avait donc rien à craindre. Et puis, il avait besoin de repos, pas de la compagnie d'un adulte maussade, maladroit et tourmenté.
L'elfe partit alors, épaules basses, et regagna les abords de la petite maison où ils s'étaient installés. Mais il n'y pénétra pas. Il aurait eu l'impression de violer un domicile qui n'était pas le sien, de rentrer chez des gens frappés par un drame dont il ne comprenait rien. Au lieu de cela, il gagna la rive du petit étang, se dévêtit et plongea dans l'eau fraîche où il nagea plusieurs minutes; essayant de ne se concentrer que sur ses mouvements. Pourtant, lorsqu'il émergea de l'onde, il n'était lavé que de la terre qui le maculait jusqu'ici, pas des tourments qui l'assaillaient encore, vifs, cruels, impitoyables.
Il se sécha, s'habilla, puis s'assit sur la berge, le regard perdu dans le lointain. Il se sentait horriblement seul, désemparé, glacé. Il aurait eu envie de parler à n'importe qui, de faire n'importe quoi. Tout plutôt que de rester, solitaire, avec ses pensées. Mais il n'y avait personne à qui parler, ni rien à faire, sinon attendre l'aube. Oh, certes, il aurait pu puiser l'oubli dans la valériane, mais il ne pouvait s'y résoudre. Il devait rester conscient et maître de ses moyens, au cas où Victor aurait besoin de lui. Idée stupide : comment aurait-il pu avoir besoin de lui ? En aucune manière, sans doute. Mais il se devait quand même d'être là. Ne serait-ce que pour se montrer digne de la confiance que lui avait témoignée Galathée en confiant l'enfant à sa garde.
Galathée... Il aurait tant aimé qu'elle soit là, à ses côtés. Il aurait tant voulu l'étreindre, puiser un peu de réconfort dans sa présence, dans sa chaleur... Elle reviendrait dans deux jours. C'était court et abominablement long, à la fois. S'il se sentait trop mal, peut-être lui enverrait-il un message. Peut-être irait-il la voir, au village. Qui sait si, là-bas, quelqu'un n'avait pas entendu parler du funeste destin d'Estelle et de sa famille. Qui sait s'il n'y avait pas un clerc susceptible d'apaiser la petite fille ?
Mais elle ne voulait pas dormir. Elle l'avait dit...
Il tira pipe et tabatière de sa poche, et se mit à fumer, à grandes bouffées tremblantes. Et ses pensées allaient comme la fumée bleutée, tourbillonnantes, volutes après volutes, dispersées par la brise légère, sans jamais se fixer, se taire, suivre un chemin tracé.
Les minutes passèrent, puis les heures, et Taliesin finit par sombrer dans un demi sommeil tourmenté, peuplé des fantômes, de spectres, d'âmes en peine... Celles des enfants du juge Kanter, parés des stigmates des tourments qu'il leur avait infligés, qui réclamaient la paix, la vengeance. Celle de la petite Estelle qui joignait ses cris à leur concert sordide et déchirant.
Et par dessus toutes ces voix, la sienne propre résonnait, accusatrice.
Tu as décidé de vivre., hein ? Alors vis avec eux, pour toujours... Ils ne te quitteront pas, tu sais. Jamais.
Sauf si...
-NON !
Il se réveilla en sursaut, les joues ruisselantes de larmes, tandis que retentissaient encore à ses oreilles, répercutés sous le couvert des arbres, l'écho du cri qui, montant de sa propre gorge, venait de déchirer le silence de l'aube.

Le matin suivit la nuit et Victor revint de son sommeil sylvestre. Il avait mille et une feuilles brindilles sur sa carcasse et se traîna en bâillant vers l’étang. Il faisait encore froid, et il renonça au bain après avoir effleuré l’eau, doucement, de la paume distraite d’une main. Sans crainte, sans hésitation, il rentra dans la chaumière, gagna sa chambre et s’y changea.
Toujours à moitié endormi, il fureta dans le petit cagibi qui leur servait de garde-manger, en sortit une petite miche de pain sec, un pot de miel, quelques pêches, puis retourna au dehors, prenant seulement conscience de la présence de Taliesin, sur les bords de l’onde, à l’écart.
Bâillant à s’en décrocher la mâchoire, il s’assit, présenta un fruit à l’elfe et se gratta la tête.
« Tu as trouvé quelque chose ? »

Taliesin se saisit du fruit et gratifia l'enfant d'un simulacre de sourire, ce qui ne fit que souligner la lassitude et la pâleur de ses traits tirés.
-Rien qui puisse aider Estelle, malheureusement. J'ai pu parler un peu avec elle et, au final, je ne suis même pas sûr qu'elle veuille qu'on l'aide.
Il se tut un instant, ferma les yeux, puis décida d'avouer sa totale impuissance. Faire croire au gamin qu'il savait où il allait, faire semblant d'avoir une piste, il n'en avait pas la force.
-Je suis navré, Victor, mais je ne sais absolument pas ce qu'il faut faire. Et le saurais-je que je n'en aurais probablement pas les moyens. Si quelqu'un peut soulager Estelle, ce n'est pas moi... Peut-être Galathée saura-t-elle. Ou un habitant du village. En tout cas, c'est hors de ma portée.
Il se détourna et posa son regard vide sur l'étang.
-J'aurais voulu faire quelque chose, pourtant...

Pour la première fois depuis plusieurs jours, la lassitude de Taliesin sembla affecter Victor et ce dernier fut saisi d’un long frisson. Il jeta une poignée de terre dans l’étang, se mordit la lèvre une seconde.
« Elle a pas l’air… pas l’air si malheureuse… mais je sais pas… c’est quand même un fantôme, j’imagine… peut-être qu’on devrait… »
Il frémit à nouveau, se frotta les mains, sourit nerveusement.
« On devrait peut-être aller quand même au village. »
Victor paraissait soudain inquiet, comme si les bois lui semblaient menaçants, et il jeta des coups d’œil incisifs vers l’orée de la forêt.
« J’ai pas peur, c’est pas ça, mais… »

Taliesin, confus et dépité de voir son trouble gagner l'enfant, alors que celui-ci avait jusqu'ici vécu les choses fort naturellement, lui rendit son sourire.
-Très bien. Le temps de nous occuper des animaux, et nous nous mettrons en route, alors.
Il aurait, de loin, préféré pouvoir régler les choses lui-même. Ne pas débarquer au bourg où ils ne manqueraient sans doute pas de croiser Galathée... et de lui prouver, par-là même, qu'ils n'étaient pas capables de grand chose sans elle. Mais c'était sans doute la seule solution. Et n moyen de sortir Victor de cette ambiance étrange, bloqué qu'il était entre un fantôme triste et un elfe hanté.

« D’accord, je vais vite prévenir Estelle, pour pas qu’elle croit que je l’abandonne, ou quoi. Mais peut-être que je vais pas lui dire pourquoi on s’en va. Juste pour pas qu’elle s’inquiète. » fit Victor.
La décision de partir semblait l’avoir requinqué, comme si c’était l’incertitude qui lui avait pesé plus qu’autre chose. Il gratifia Taliesin d’un grand sourire, puis fila vers les bois, d’un pas allègre et décidé.

Taliesin rentra se changer à son tour, rassembler quelques affaires, puis gagna le pré qui encerclait l’écurie. Au moment où il enjambait la barrière, il entendit soudain un cri épouvantable, hystérique, s’échappant des bois comme la plainte d’une créature inhumaine. Un second hurlement lui répondit, provenant de la même direction, mais cette fois, Taliesin l'identifia aisément : c’était la voix de Victor.

L'ancien barde demeura un instant figé, comme s'il ne parvenait pas réellement à analyser ce qu'il venait d'entendre, ou comme si les implications possibles de ses hurlements le dévastaient. S'était-il trompé sur le compte du petit fantôme ? Avait-il réveillé son ire en dérangeant son corps ? Avait-il failli à protéger Victor, sa méfiance endormie par les innocents dehors d'Estelle ?
L'angoisse s'abattit, furieuse, et le fit chanceler. Le choc, cependant, parut désembourber son esprit et son corps et, sans même y réfléchir, il se mit à courir en direction du bois. Ce qu'il venait de se produire, il s'efforça de ne pas y songer. Concentrer son esprit sur la course que la fatigue rendait hasardeuse, se concentrer pour ne pas choir et pour tirer des méandres empoissés de son cerveau les incantations propres à, qui sait, réparer ses erreurs.
S'il en était encore temps.

La course de l’elfe fut coupée violemment par quelqu’un venant à sa rencontre. Victor déboula du bois, le percuta de plein fouet, et ils roulèrent ensemble dans les feuilles mortes. Le gamin était hors d’haleine, tremblant, et il se cramponna de toutes ses forces à l’elfe, le visage enfoui dans son pourpoint.
« Elle… Elle me suit ? » demanda-t-il d’une voix étouffée par les couches de tissu.
Derrière l’enfant, la forêt était déserte et tranquille, la lumière dansant dans le feuillage, l’image même d’une journée estivale comme les autres.

Quelque peu désorienté, l'elfe tenta de rassembler ses esprits et, sans y faire vraiment attention, entoura d'un bras la carcasse tremblante du petit garçon.
-Non, elle ne te suit pas, bonhomme. Il n'y a que nous deux.
Il n'en scruta pas moins les alentours avec appréhension, sans, de prime abord, voir rien de particulier. Il se força donc à respirer doucement, calmement, et attendit que les battements frénétiques de son cœur se soient discipliné pour reprendre la parole.
-Je propose que... nosu regagnions la clairière. Qu'en dis-tu ?

Victor acquiesça, gratifiant au passage l’elfe d’un brave sourire et se redressa, avant de trottiner vers l’orée des arbres. Il attendit que Taliesin le rejoigne avant de grimacer et de lui désigner des marques violacées qu’il avait sur l’avant-bras gauche. On distinguait aisément la forme des doigts de la petite fille.
« Ça fait un peu mal. » dit le gamin en les effleurant de son autre main.
Puis, relevant les yeux, il fit la moue.
« Elle avait pas trop envie que je parte, je crois. »
Taliesin nota qu’il avait quatre marques similaires sur l’épaule droite et à la base du cou.

L'elfe ne put réprimer une grimace.
-Je crois aussi... souffla-t-il en se penchant pour examiner les marques de plus près. Hum, Galathée a laissé quelques plantes mais... Je ne suis pas sûr qu'elles soient appropriées... Enfin, je peux toujours essayer de voir ce que je peux faire, si tu veux... Ou alors nous pouvons nous mettre en route tout de suite. C'est comme tu préfères.
Les traces de la colère d'Estelle n'étaient guère belles, et Taliesin s'en voulut d'avoir laissé Victor courir annoncer à la fillette qu'ils s'en allaient un moment. Il aurait dû prévoir la réaction du fantôme... Mais il ne l'avait pas fait, et il ne pouvait plus qu'espérer que Victor ne sortirait pas trop meurtri de l'expérience.

Victor se redressa et jeta un coup d’œil vers la jument qui les regardait depuis sa prairie, placide.
« Je crois que j’aimerais autant qu’on y aille. » dit-il finalement, en se mordillant la lèvre inférieure.
Difficile de savoir s’il était confiant quant à son état, ou trop effrayé pour rester une heure de plus à proximité de la vieille souche.
Il se glissa sous la barrière et courut vers sa jument qui le salua d’un bref hennissement.

Laissant l'enfant harnacher sa monture, Taliesin gagna l'intérieur de la maison et y récupéra la petite musette ou Galathée leur avait laissé un assortiment de plantes propres à soigner égratignures, brûlures et autres petites plaies du quotidien. Puis il récupéra son propre sac - qui ne contenait guère que son livre de sorts et de quoi se sustenter durant le trajet, qui n'était somme toute pas un bien grand périple -, son arc et son carquois - pour parer à toute éventualité - et regagna la clairière.
Victor avait conduit sa jument sellée hors de leur petit enclos et l'attendait, rênes à la main. Il les tendit à l'elfe qui hésita un instant avant de les saisir et de monter en selle. Puis il aida le petit garçon à se hisser en croupe et, un instant plus tard, ils étaient en route en direction du village, dans le petit matin chaud et ensoleillé auquel ni l'un ni l'autre ne prêtait aucune attention.

Ils cheminèrent sous le couvert des arbres, silencieux, puis gagnèrent la plaine verdoyante qui tremblait sous le soleil. Leur périple se déroula sans événement notoire, ils regardèrent grossir le village dans le lointain comme ils s’approchaient. Mille millions de criquets chantaient dans les hautes herbes et de temps en temps, un bourdon croisait leur route en vrombissant. Plus déterminés, des taons filaient vers la croupe de la jument, qui les fouettait sans pitié à grands coups de queue, surprenant parfois Victor. Sur un petit monticule herbeux, un grand félin alangui les regarda passer sans broncher, ce dont Taliesin se félicita. Un peu plus loin, un groupe de buffles sauvages s’éparpilla dans les fourrés humides qui entouraient une petite rivière presque à sec.
Ils gagnèrent les premières maisons de Hautépine alors que le soleil martelait leur couvre-chef improvisé avec violence.

Désireux de régler cetta affaire au plus vite, et dans la plus grande discrétion, Taliesin mena la jument dans les rues étroites et désertées par les habitants qui avaient préféré la fraîcheur de leurs maisons à la canicule ambiante. Il avait souvenance d'un petit temple croisé lors de leur première visite à Hautépine, et il ne tarda guère à le retrouver. La bâtisse était petite, dépouillé, modeste et ne différait en rien des maisons voisines, si ce n'est que ses murs étaient blanchis à la chaux et qu'un symbole divin trônait au dessus de la porte. L'elfe reconnut celui de Chauntéa, déesse de l'agriculture.
Immobilisant leur monture, l'ancien barde sauta à terre, épongea la sueur qui lui dégoulinait du front et toqua doucement à l'huis, espérant que le clerc déservant l'endroit se trouve en son sanctuaire.

Victor se glissa à ses côtés, passant une main machinale sur les taches qui marquaient son cou. Taliesin constata qu’elles s’étaient légèrement étendues, au point que deux d’entre elles avaient désormais fusionné. L’enfant n’avait cependant pas l’air mal en point : il avait le teint coloré, et son front dégoulinant de sueur n’avait rien d’exceptionnel au vu de la chaleur.
Ils attendirent quelques secondes avant d’entendre un léger bruit de pas et la porte s’ouvrit sur une jeune femme en aube verte. Son regard refléta sa surprise de découvrir des inconnus sur le perron, et se troubla encore davantage lorsqu’elle croisa celui de Taliesin.
Elle qui semblait prête à parler une seconde plus tôt resta la bouche entrouverte, les yeux écarquillés, et elle finit par secouer la tête, pour échapper à sa brusque absence.
C’était une elfe sans doute à peine plus jeune que Taliesin, les iris vert prairie et de longs cheveux blond-roux retombant sur ses épaules puis sur ses reins.
L’ancien barde sentit les doigts du petit garçon se crisper sur son avant-bras, alors que la prêtresse souriait, embarrassée. Cela illumina son visage gracieux.
« Je vous prie de m’excuser. » murmura-t-elle. « La porte de la déesse-mère est ouverte à tous. »
Elle recula vers l’intérieur, s’effaçant pour les laisser entrer dans une cour ensoleillée où poussaient du blé sauvage, des coquelicots et des bleuets. Un banc, devant une petite maison en retrait, était occupé par un vieillard en robe jaune, qui lisait.

Taliesin jeta un coup d'œil au vieillard puis se tourna à nouveau vers sa congénère qu'il gratifia d'un sourire amical mais peu assuré.
-Nous sommes désolé de vous déranger, mais une affaire importante nous amène au village et il m'a semblé qu'en référer à des clercs était la meilleure solution., comme la chose implique... un fantôme. Auriez-vous un moment à nous consacrer ?

« Un fantôme ? Bien sûr. » fit l’elfe, les yeux baissés.
« Val ? Qu’est-ce que c’est ? » s’exclama alors le vieillard.
« Nous devrions nous entretenir avec mon collègue. » fit-elle en reculant dans sa direction.
Elle traversa ensuite le jardin champêtre sans s’inquiéter de suivre un chemin (lequel n’existait d’ailleurs pas), Victor à sa suite, comme hypnotisé.
« Ces voyageurs ont un problème à nous soumettre. » annonça-t-elle en atteignant le banc.
Le vieux clerc leva les yeux sur l’enfant, puis sur l’ancien barde, qu’il dévisagea avec méfiance, sans aménité, avant de se radoucir, comme à contrecœur. Il jeta ensuite un rapide coup d’œil vers la jeune elfe, revint aux visiteurs.
« Parlez. Chauntéa, mère de tous, féconde protectrice de la vie, vous écoute, et nous sommes ses serviteurs. »

L'elfe s'inclina respectueusement et, sens ambages, narra les étranges événements qui avaient suivi le départ de Galathée de leur petit refuge. Il s'efforça d'être bref et précis, donnant tous les détails qui lui revenaient à la mémoire. Il conclut son récit par l'incident du matin même.
-Ainsi, termina-t-il, j'aurais aimé savoir s'il vous paraissait possible de faire quelque chose pour ce fantôme... Mais, avant... Pourriez-vous examiner les marques du garçon ? Elles ne me plaisent guère, mais je suis incapable de rien y faire.

« Je me souviens de cet enfant. » murmura l’elfe, songeuse.
Du bout des doigts, elle toucha le menton de Victor, l’amenant à incliner la tête, pour mieux dégager la zone où Estelle avait posé les doigts. Une seconde, infime, ses sourcils se froncèrent, puis son visage se détendit à nouveau et elle sourit. Victor semblait complètement perdu dans son regard, muet et fasciné. Les deux clercs se dévisagèrent, puis l’elfe se baissa pour se mettre à la hauteur de Victor.
« Moi je suis Valaellyn. Et toi ? »
« Vivi... Vi... Victor. »
« Victor. Enchantée. Je parie que tu dois avoir soif comme une plante séchée. Que dirais-tu d’entrer dans le sanctuaire avec moi, que je te prépare quelque chose de frais ? J’en profiterai pour mettre un onguent sur ces taches qui doivent te brûler terriblement. »
« Un peu seulement. Mais je veux bien quelque chose de frais. »
« Parfait. »
Elle se redressa, le prit par l’épaule et l’entraîna vers l’intérieur de la petite maison, tandis que le prêtre faisait signe à Taliesin de s’asseoir.

Celui-ci jeta un regard au gamin qui s'éloignait en compagnie de la jeune elfe. Il n'était pas dupe du ménage, et craignait ce qu'il pouvait bien impliquer. Mais moins il tergiverserai, plus tôt il aurait les réponses, quelles qu'elles fussent. Alors il acquiesça et vint s'assoir comme l'y invitait le clerc, attendant la sentence sous un masque faussement impassible.

Le clerc l’observa à nouveau, cette fois moins revêche, puis reporta son regard sur la prairie bucolique qui leur faisait face. Un capharnaüm d’insectes s’y succédait, abeilles et papillons, sauterelles et moucherons. De temps en temps, un oiseau furtif faisait une entrée remarquée, puis il disparaissait dans un pépiement farouche, regagnant les hauteurs.
« Les fantômes ne sont jamais bénéfiques aux vivants. Même les gentils fantômes. Ce que la mort touche, la mort prend. Vous avez bien fait de venir rapidement. »
Il hocha la tête, grommela dans sa barbe. C’était un vieil humain, racorni, la peau tannée par le soleil, et ses mains tremblaient légèrement lorsqu’il ne les posait pas sur ses genoux graciles. Il avait l’air vénérable. Peut-être centenaire.
« Il faut se débarrasser du fantôme. C’est la seule solution pour que le gamin s’en tire. »
Il soupira et ses épaules s’affaissèrent une seconde.
« On croit ces choses exceptionnelles… Vous n’avez pas idée du nombre d'âmes en peine que l’on croise sur une vie. »
Il se tourna vers Taliesin, et une lueur maligne s’alluma dans ses yeux bleus encore perçants.
« Ou peut-être si. Après tout, vous êtes elfe. »

La Couronne de Cuivre

[Quête] Par monts et par vaux

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