La Couronne de Cuivre

C'était à lui d'endosser son rôle, à présent.
Bon...
Il était un esclave. Un esclave elfe. Un esclave elfe que venait d'acheter une matrone drow.
Sa vie n'était que souffrances, sévices, humiliations.
Sans le moindre espoir d'amélioration... et encore moins de libération.
Taliesin voûta les épaules, se composa une physionomie adéquate.
Avec une facilité qui l'inquiéta presque.
Bientôt, il tourna un regard de chien battu en direction de Perceval et de Baptiste.
-Je vous en prie... Ayez pitié de moi... Abrégez-mes souffrances... Tuez-moi... Empêchez que je vive plus longtemps cet enfer...

Baptiste parut embarrassé par la tirade et Perceval grimaça.
" Je serais toi que je garderais le grand jeu pour le monde extérieur." fit Lena en le prenant par le bras et en l'entraînant vers la boutique.
Elle adressa un petit geste à ceux qui restaient en arrière, puis referma la porte. Abel leur jeta un coup d'oeil quand ils pénétrèrent dans le magasin.
" C'était qui la rouquine ?
— Elle t'a plu ?
— Joli cul.
— Tu pourras le tâter quand elle repasse.
— J'crois pas qu'elle aimera ça, elle avait l'air de mauvais mauvais poil. "
Lena attrapa un miroir qu'elle présenta à Taliesin. Il avait revêtu l'apparence d'un elfe de la lune encore jeune, le cheveu noir court, à peine vêtu, collier de cuir autour du cou, et une vilaine cicatrice en travers du visage.
" Ton dos en est couvert aussi. Et je t'ai entravé, comme tu es nouveau. Evidemment, c'est illusoire. Pense à marcher à pas mesurés."
Lena avait modifié son apparence à elle aussi, suffisamment pour ne pas être reconnaissable. Ses vêtements avaient changé pour coller à son personnage de magicienne sombre.
" Tu vas devoir garder mon parasol ouvert au-dessus de moi. Je suis une elfe noire, je ne supporte pas le soleil. Ne dis rien sans en avoir la permission, et appelle-moi jabbress. Toute autre manière de t'adresser à moi te vaudra un coup de fouet."

-Très bien, soupira-t-il.
Evidemment, il savait que sa petite comédie avait été aussi stupide que malvenue. Mais en même temps... Il avait bel et bien été à la mercie d'une matrone drow, sur Mersant, et même si cela n'avait duré que quelques jours, il gardait de l'épisode un épouvantable souvenir. Alors forcément, endosser à nouveau ce rôle, même en apparence seulement, cela n'avait rien d'agréable. D'où le besoin de plaisanter, sans doute.
L'humour est une forme de défense comme une autre.

" Courage. Tout ira bien. Blinde-toi. C'est une comédie. Elle est douloureuse pour nous tous... Je n'ai personnellement pas de bons souvenirs de mes jours en Outreterre, moi non plus..."
Elle lui adressa un sourire doux, qui transforma un instant son visage dur, et Taliesin réalisa soudain que la jeune femme n'était pas drow à part entière, mais sûrement demi-sang, avec des traits d'elfe noir plus marqués que ceux de son autre parent. Déjà, elle circulait à la lumière sans difficultés, ce qui n'était pas habituel pour un membre de sa race. Mais il y avait autre chose, peut-être dans les traits du visage... Sans doute n'était-elle pas mi-humaine, cependant. Sans doute son second parent avait-il été elfe, ce qui expliquait la finesse de son apparence. Elle lui tendit une ombrelle de toile noire.
" En route, dit-elle. C'est toi qui dois ouvrir la porte, rothe."

Il acquiesça avant de se reprendre et de s'incliner humblement. L'instant suivant, il ouvrait la porte, s'effaçait... Puis la refermait derrière Lena, tout en veillant, déjà, à l'abriter des rayons de l'astre diurne grâce à l'ombrelle. Puis il lui emboîta le pas dans la rue, sa posture comme son expression reflétant la dernière des soumission, la plus extrême des résignation. En un mot : le désespoir.
Mais ce n'était qu'un rôle, oui. Et se concentrer sur cette comédie, pour la rendre la plus crédible possible, devrait lui suffire à chasser les idées noires qui, bien évidemment, l'assaillaient impitoyablement tandis qu'ils se dirigeaient vers le Havre Bourgeois.

Bien que l'expédition chez Dame Tombefol l'ait littéralement dévasté, Taliesin trouva la force d'incarner son personnage jusqu'au bout, ouvrant la porte du comptoir et s'effaçant pour laisser entrer sa maîtresse avant de lui emboîter le pas.
Abel excepté, la boutique était déserte. Mais le moment n'était pas encore venu de se laisser aller : ses compagnons avaient leurs propres soucis, leurs propres blessures, il ne devait pas les inquiéter. Il adressa donc un sourire vaillant au nain puis à la magicienne, lorsqu'il se tourna vers elle.
-Lena ? Est-ce que tu pourrais lever l'illusion, s'il te plait ? s'enquit-il d'un ton maîtrisé. Ensuite, j'irai dans la cour... J'ai une furieuse envie de fumer.
Une fois dépouillé de cette apparence d'imposteur qui lui faisait désormais horreur, il remercia la drow puis, d'un pas qui se voulait tranquille, s'enfonça plus profondément dans le bâtiment, traversant la salle commune et le hangar sans y croiser personne.
Ce fut la cour, enfin. A présent que la Liberté avait mis les voiles, rares étaient les membres de la Réunion à s'y rendre.
Tant mieux.
L'elfe bourra sa pipe de tabac, tenta de l'allumer. Mais ses mains tremblaient tellement qu'il lâcha son briquet à amadou.
Il s'agenouilla pour le ramasser, et c'est alors que la digue se rompit, que ses yeux s'embuèrent, que sa gorge se noua.
Il se laissa aller contre le mur, ramena les genoux contre sa poitrine, les enserra de ses bras puis éclata en sanglots irrépressibles, incontrôlables.

La porte s'ouvrit derrière lui et il entendit quelqu'un s'asseoir dans la poussière, juste à côté de lui. Le visiteur demeura silencieux et finit par poser une main sur son épaule. Il la massa doucement, toujours sans rien dire. Entre deux sanglots, Taliesin reconnut la silhouette de Lena, redevenue pareille à elle-même. Elle ne le regardait pas, fixait la Houleuse, à quelques toises devant eux, ondulant, noire et huileuse, au rythme d'une marée invisible.

Il s'était légèrement crispé, avait tenté de se reprendre, de faire bonne figure.
Mais il n'avait plus de contrôle. Plus de force. Il ne pouvait que se laisser emporter par la vague qui l'avait submergé.
Il resta donc à pleurer comme un môme inconsolable les dieux seuls savent combien de temps avant de connaître enfin une accalmie.
Une accalmie précaire, provisoire, il le savait. Une accalmie tout de même.
Il se redressa, son corps tout entier parcouru de frissons, et s'essuya le visage d'un revers de manches.
-Désolé, soupira-t-il d'une voix rauque, incertaine. Ça a été un peu rude...
Il grimaça, renonça à l'idée stupide de faire semblant.
-Non, ça a été un véritable cauchemar, Et cette petite.. Oh bons dieux, Lena, cette petite...
Et il s'effondra à nouveau, comme il revoyait le sourire de l'enfant, comme il l'entendait rire, décrire son monde imaginaire.

La jeune femme passa un bras autour de ses épaules et l'attira doucement contre elle.
" Je suis désolée... Nous avons été... nous avons été stupides..." murmura-t-elle.
Elle lui caressa doucement le dos et la nuque, mais le geste était réconfortant, sans équivoque.
" Tu as l'air si fort... si déterminé... ajouta-t-elle. Nous aurions dû voir au-delà... Je suis désolée... que nous t'ayons failli."

L'elfe la dévisagea un instant, incrédule.
-Mais vous ne m'avez failli en rien... souffla-t-il.
Il prit une profonde inspiration.
-Je suis le seul fautif, Lena. Vous, vous ne pouviez pas savoir. Moi, j'ai été idiot, j'ai présumé de mes forces, je n'ai pas mesuré à quel point constater d'aussi près que rien n'avait changé me serait difficile...
Il se mordit la lèvre.
-Mais ça va aller. J'ai mérité mes souffrances. Vous, eux, non. J'aimerais faire plus pour réparer mes torts, mais...
Il ferma les yeux.
-L'impuissance... C'est insoutenable. Et recevoir de la compassion de vrais esclaves, alors que je joue un rôle, c'est... Je ne pourrai plus.

" Je comprends parfaitement... et nous n'en aurons pas besoin. J'aurais juste voulu... que tu t'épargnes ceci. Ce que tu as fait autrefois... Je sais que tu sais que ça a fait la différence pour des centaines d'autres..."
Elle pinça les lèvres.
" Nous faisons ce que nous pouvons... à notre échelle... Peut-être un jour, Manost et Luménis seront-elles assez fortes pour attaquer, envahir et renverser Mélandis. Peut-être. En attendant... "
Elle secoua la tête.
" Mais mes paroles sont inutiles. Prends tout le temps dont tu as besoin."

-Elles ne sont pas inutiles, non.
Le barde eut un sourire bref mais reconnaissant.
-En attendant que ce jour vienne, nous agirons à notre échelle, comme tu l'as dit. Nous apporterons nos petites pierres à l'édifice. Ce n'est pas rien.
Il demeura quelques instants silencieux, observant la Houleuse.
-Je ne vais donc pas rester les bras croisés. Ce que j'ai fait aujourd'hui... Je doute d'y arriver à nouveau. En revanche, jouer les ordures pour berner d'autres ordures, pour libérer des prisonniers... Ca, je peux.
Il se tourna à nouveau vers la magicienne.
-Et puis, notre enquête a avancé, mine de rien. Nous avons pu éliminer trois familles. La fillette a également parlé d'un petit garçon récemment utilisé comme cobaye. Malheureusement, elle n'a pas précisé chez qui, et je n'étais pas en état de le lui demander.

" Je doute que Kerun rentre sans rapporter quelque chose, dit la jeune femme, la mine pensive. Et Meloenn devrait également nous fournir des informations. Il reste douze familles potentielles. Nous progressons, peu à peu..."
Elle resta silencieuse.
" Je réfléchis à ce petit garçon... Qui est l'ami des Tombefol ? Les Fumedense, certainement. Peut-être les Sumpfknochen. J'ai parlé de mes recherches magiques pendant le thé chez les Tombefol... du fait que je voulais pouvoir rencontrer des mages qui avaient expérimenté certains sortilèges... Avec un peu de chance, cette pipelette de Sourdebouche aurait répercuté l'information, et quand je passerai la voir, demain, elle aura des informations pour moi... Je prendrai Kerun avec moi, j'imagine qu'il refusera que je sorte Perceval."

-Perceval... Il faudra que je lui présente mes excuses à la première occasion. A Baptiste aussi. J'ai été tellement...
Il frissonna.
-Je suis désolé de en pas pouvor continuer à interroger les esclaves. Pourtant, c'est normalement moi qui devrais le faire. Kerun a tellement d'autres talents utiles... Mais il faut que je sois réaliste : j'ai été à deux doigts de craquer, aujourd'hui. Si je recommence une telle opération, si je craque pour de bon... Je nous mettrai tous en danger.
Soupir.
-Je me rendrai utile autrement. De toutes les autres manières possibles.

Lena posa une main sur son genou.
" Taliesin. Tu t'es déjà rendu plus utile que n'importe lequel des Luméniens qui est jamais venu nous aider. Tu as permis le sauvetage de Deverell, tu as sauvé Eliott, tu as sauvé Baptiste, Fulgence, Léontine... Si tu décidais de rester dans ta chambre jusqu'à ce que nous libérions Galathée, personne ne t'en voudrait, absolument personne."
Son regard se reporta sur la Houleuse.
" Tout le monde est blessé, sur ce navire. Ni Baptiste, ni Perceval ne t'en veulent, j'en suis sûre. Ils savent... ils savent que chacun manoeuvre comme il peut."

-Je leur demanderai pardon malgré tout. j'ai l'intention de répondre de tous mes faux pas, les petits comme les grands. Et je compte bien rester très actif. J'ai besoin de me rendre utile, pour me changer les idées et... pour pouvoir me regarder en face.
Il se sentait mieux. Un peu, seulement. Et il savait qu'il connaîtrait des moments difficiles au cours de la journée. Mais, pour l'heure, il avait repris un semblant de contrôle sur ses émotions.
-Merci beaucoup d'être venu, Lena. ajouta-t-il simplement.

" C'est normal, fit-elle. Quand on travaille dans un univers aussi sombre... On doit pouvoir compter les uns sur les autres. Dans tous les registres."
Elle lui sourit doucement.
" Je vais te laisser. Je pense que Perceval et Baptiste ont investi la cuisine... Ils vont être vexés si personne ne vient déjeuner. Il n'est pas impossible que Guéric fasse une apparition... Sedanius semblait content de ses progrès, ce matin."
Elle se leva.
" Juste une chose, encore... Souviens-toi que si tu t'excuses pour tes faux pas... tu forces les autres à en faire de même. Réfléchis-y. Des impairs, il y en aura encore mille. Même si je comprends la démarche... Elle n'est peut-être pas toujours constructive."
Sur un sourire, elle battit en retraite à l'intérieur.

Il finit par se relever, par allumer sa pipe, et resta debout, les yeux rivés sur le fleuve qui s'écoulait lentement.
Il exhala rond de fumée sur rond de fumée, et il aurait aimé que le poids dont il était chargé s'envole aussi facilement qu'eux.
Mais ce n'était pas le cas. Il était toujours accablé, hanté par ce qu'il avait vu, entendu, par l'impossibilité d'y remédier.
Il fallait toutefois qu'il aille de l'avant.
Aussi, quelques minutes plus tard, après s'être consciencieusement essuyé le visage, se décida-t-il a rentré. Il se contrôlerait mieux, en présence des autres. Ne s'autoriserait pas de nouvel effondrement.
Du moins l'espérait-il.

Il atteignit donc la salle commune et trouva, rassemblés, la plupart des membres survivants de la Réunion : Lena, Sedanius, Abel et Meloenn étaient assis, Perceval était en train de disposer des plats sur la table, précautionneusement. Lorgnant la porte avec impatience, se trouvait Guéric. Il était pâle et échevelé, mais son visage se fendit d'un sourire ravi dès qu'il aperçut le barde.
" Hé ! Mon soleil, enfin ! Ramène tes fesses près de ton copain la demi-portion !" s'exclama-t-il avec entrain, et une voix passablement cassée.
Il tapota le banc à côté de lui. La bardesse était heureusement loin, ne lui prêtant pas la moindre attention. Elle semblait de méchante humeur. Lena lui sourit doucement, puis aida Sedanius à faire passer les couverts. Baptiste était invisible, mais Taliesin entendait le bruit d'une personne en cuisine.

En découvrant le halfelin, il faillit bien fondre en larmes et ne se contint que grâce à un violent effort de volonté.
Tu as sacrément besoin de souffler, toi, songea-t-il.
L'instant suivant, il se fendait d'un sourire un peu pâlot, un peu tremblait mais sincère.
-Ah, on se lève juste avant que ne soit servi le repas, n'est-ce pas ? Je te reconnais bien là !
Il alla s'assoir près de son ami, lui serra doucement l'épaule.
-Content de te revoir, mon vieux. Dis-moi : quand auras-tu le droit de boire à nouveau de l'alcool ? Le Duo de Choc doit trainquer moult fois en l'honneur de ses prouesses.
En fait, boire quelques coups, ça lui ferait un sacré bien.

Guéric l'observa une seconde, puis lui sourit doucement, avant de hausser les épaules.
" J'en sais rien, je dois dire. Le risque, vu le peu de sang qu'il reste dans ma carcasse, c'est qu'après la première bière, il y ait davantage d'alcool que de sang dans mes veines. Mais bon... je constituerais une nouvelle forme de vie, aux conduits éthyliques ! Je suis prêt à tenter le coup, avec toi."
Sedanius l'observa d'un air sévère, depuis l'autre bout de la table.
" Tu dois accepter de prétendre qu'il s'agit de jus de pomme, cependant. Mon docteur particulier est extrêmement sévère. Et quand il me fait les gros yeux, j'ai envie de me cacher sous la table. Mais tu me protégeras, évidemment."

-Je ne suis vraiment pas sûr de l'emporter, mais je ferai de mon mieux. Sinon, une autre option est de boire réellement du jus de pommes tout en se persuadant que c'est une petite eau de vie corsée de derrière les fagots. L'imagination, ça fait parfois des miracles !
Et voilà qu'il gaffait envers lui-même, qu'il retournait le couteau dans sa propre plaie.
Bah, il valait mieux en rire qu'en pleurer.
Sans doute.
-Alors, une idée du menu ? demanda-t-il, pour emmener le conversation sur des sujets moins houleux.
Pour peu qu'il y en ait.

" Personnellement, mon docteur m'a prescrit de la viande à peine cuite et des épinards. C'est la saison, ça tombe bien." dit Guéric avec un haussement d'épaules, tandis que Perceval glissait une assiette à l'avenant sous son nez.
Il désigna le reste des plats.
" Sinon, il parait que tu nous as ramené un gosse qui connait des recettes luméniennes par coeur. Alors j'espère qu'on lui a dit que le poisson n'était pas très frais, à Mélandis. Je ne sais pas si tu as vu la Houleuse, mais entre un beau hareng du port de Luménis, et une chose boursouflée d'ici...
— J'ai pas fait du poisson." dit Baptiste en s'asseyant de l'autre côté du barde.
Il sourit doucement à Taliesin.
" On a essayé de faire des substitutions, avec Perceval, mais il restait rien de la recette originale alors on a finalement décidé de cuire des légumes... de la viande... et du riz... tout séparément. On improvisera ce soir ou demain, quand les gens auront au moins un repas correct dans le ventre."
En se penchant, il attrapa un plat de carottes cuites et le tendit au barde.
" Je cuisinerai à la luménienne, quand je serai à Luménis. C'est mieux."

-Je suis d'accord. Cela attirera moins l'attention qu'ici, et tu ne seras pas contraint de dénaturer les recettes, puisque tu auras les bons ingrédients sous la main. La plupart, du moins.
Taliesin se servit puis fit passer le plat. Il n'avait pas faim, c'était le moins que l'on puisse dire. Cependant, comme il ne voulait vexer ni Baptiste, ni Perceval - après son indélicatesse matinale, ç'aurait été le ponpon -, il se contraindrait à manger normalement. Cela l'aiderait peut-être à retrouver un peu d'énergie.

Tout était cuit plus ou moins correctement. Personne ne fit le moindre commentaire négatif, même si le visage de Meloenn refléta plus d'une fois un vague dégoût. Lena se montra généreuse en compliments. Baptiste et Perceval semblaient parfaitement conscients qu'ils n'arrivaient pas à la cheville de la cuisinière précédente, même si cela devait être abstrait pour le gosse, qui avait été habitué à de la nourriture pour esclaves pendant de longs mois. La conversation autour de la table ne décolla jamais vraiment. Meloenn demeurait boudeuse, Lena présenta en quelques mots le résultat de leurs investigations matinales, puis Abel et Sedanius discutèrent pragmatiquement des affaires de leur commerce d'objets en verre. Baptiste paraissait interdit et Perceval lui expliqua que même s'il s'agissait d'une couverture, il fallait faire tourner le commerce, sous peine d'attirer l'attention et de se retrouver sur la paille.

Le barde complimenta lui aussi les deux cuisiniers : pour une première collaboration improvisée avec les moyens du bord, ils s'en étaient tirés très honorablement. Il s'efforça aussi de discuter avec Guéric, échangeant propos badins et plaisanteries anodines. Cependant, il se montra bien moins disert qu'à l'accoutumée, et pour cause : afficher autre chose qu'une mine défaite lui demandait une concentration de tous les instants. Sans cesse, il repensait à Mona, à ses espoirs, à ses manières de s'évader ; sans cesse, il repensait au cobaye mort, à ce que cela risquait d'impliquer. De surcroit, il s'inquiétait de ne pas voir Kerun reparaître tout en redoutant les nouvelles qu'il rapporterait avec lui.
S'il revenait...

Arion reparut en fin de repas, avec le nom des familles résidant dans les six demeures qu'ils n'avaient pas pu identifier d'emblée. En recoupant ces informations avec les connaissances de Meloenn, ils purent en éliminer deux de plus. Il restait dix maisons possibles et la bardesse se rendait dans l'une d'entre elles à la nuit tombée pour chanter puis musarder. Guéric fatiguait ostensiblement, bâillant aux corneilles dans son assiette vide, et Sedanius le renvoya se coucher. Il promit à Taliesin de boire au moins une demi-pinte avec lui à la nuit tombée, mais l'elfe eut la sensation que c'était un souhait davantage qu'une certitude. Perceval commença à débarrasser la table tandis que les membres de la Réunion se rassemblaient à nouveau autour de la carte. De Kerun, nulle trace, mais personne ne semblait réellement s'en inquiéter : le sortilège de Lena durait douze heures et l'agent secret était du genre à exploiter un filon jusqu'à avoir obtenu toutes les informations dont il estimait avoir besoin.
Baptiste était resté près de Taliesin.
" Excusez-moi... souffla-t-il à voix basse. Je voulais vous demander... si vous pensiez... que je pourrais rester avec vous dans la chambre. Je sais que... je vous ai réveillés la nuit dernière mais... je serais... plus à l'aise d'être près de quelqu'un que je connais déjà un peu."
Il s'empourpra.
" Et puis Perceval dit qu'Abel ronfle terriblement."

Et bien, dire qu'il avait cru que Baptiste tiendrait désormais à rester le plus loin possible de lui... Cela aurait sans dote mieux valu, d'ailleurs : côtoyer quelqu'un qui broie du noire presque en permanence, ça n'aiderait pas le gamin à remonter la pente. Mais il trouvait sa demande touchante. Réconfortante, aussi : être rejeté pour ce qu'il avait fait jadis l'aurait profondément affecté, en ces circonstances...
Ressaisis-toi. Tu es trop sensible.
Il sourit malgré tout.
-Bien sûr, ça ne me dérange en rien. Et je suis certain que ce sera pareil pour Kerun et pour Guéric, quand il reviendra notre chambre. Cependant, comme je te l'ai déjà dit, j'ai le sommeil parfois très agité : si ça se trouve, c'est pire que des ronflements.

" Je crois qu'avec les plantes que va me donner Sedanius, même les ronflements d'Abel ne me réveilleraient pas, en fait, dit Baptiste avec un haussement d'épaules. Mais quand je m'éveillerai, au petit matin, je pense que je serai moins perdu si je vous reconnais tout de suite... Je partirai après, quand votre compagne sera revenue. Mais en fait, c'est vous qui partirez. Vous aurez une chambre juste pour vous deux, ce sera mieux."
Il sourit doucement.
" Vous voulez que je demande à Sedanius s'il peut vous donner des plantes à vous ? Il en a sûrement assez. J'ai l'impression qu'on a l'habitude des mauvais rêves, dans cette maison."

-Merci pour ta proposition, Baptiste. Mais je vais voir. Je crois que je n'ai pas causé trop de rafut, ces derniers temps, et si j'ai fait des cauchemars, ils ne m'ont laissé aucun souvenir.
Il en irait peut-être différemment cette nuit. Cependant, comme il avait eu du mal à se passer de l'aide des plantes, comme la tension ne ferait que monter au fil des jours, il préférait n'y recourir qu'en cas d'absolue nécessité.
-Est-ce que tu veux qu'on se mette en quête des livres conservés ici ? Je sais que tu tiens à te rendre utile, et c'est tout à ton honneur. Mais tu as aussi le droit de te détendre...

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Le Comptoir des Transparences