La Couronne de Cuivre

Hubert remonta la volée d'escaliers aussi vite qu'il put, héla les autres à mi-voix dès qu'il les estima à portée, puis redescendit à la hâte et s'engouffra dans le tunnel sans attendre.
C'était un piège, peut-être, on pouvait imiter une voix, un cri, et il y avait eu quelque chose de louche dans cette piste parfaite, mais dans le doute, il ne pouvait pas laisser cette chose torturer le gamin. Et même si elle l'attendait, elle trouverait à qui parler...
Il ne se mit cependant pas à courir, progressa vite mais en demeurant circonspect, l'épée brandie, les yeux scrutant les ténèbres à la recherche de n'importe quel signe inquiétant, d'une ombre, des sbires du Seigneur. Alban n'était pas seul et un paladin mort ne le sauverait pas...

Mais il ne remarqua rien de notable : le décor était identique à celui des étages précédents, et nul monstre ne s'encadra dans les ouvertures qu'il dépassa.
Quant aux sons... Il entendait le bruit de ses pas, de ceux de Robert et de Varamyr qui le suivaient de près. Et puis, il entendait les hurlements.
Ils se rapprochaient sans cesse. Se faisaient sans cesses plus indicibles. Ils cessaient parfois et retentissaient alors des gémissements, des sanglots déchirants, des supplique à demi-articulées, le bruit de chaînes sur lequel on tire faiblement...
Une arche, haute, large, se découpa devant lui.
Derrière, il y avait une salle. Sans doute immense. Parce que les échos du supplice en provenaient mais paraissaient encore distants de quelques dizaines de mètres. Parce qu'il n'en voyait pas encor le fond, aussi.

Hubert entendait les cris d'Alban et le tintamarre de son propre sang battant à ses oreilles, le reste était accessoire. Son regard fouillait la nuit, ne voyant rien, et il avait envie de hurler au gosse de tenir bon, qu'ils arrivaient, qu'ils allaient faire cesser l'horreur et renvoyer le monstre à la nuit. Mais il ne pouvait pas, bien sûr, aussi se mit-il à courir.
En arrivant à l'arche, il devina que se ruer dans le tas était probablement la stratégie la plus stupide du monde, et qu'il s'en mordrait immanquablement les doigts. Il s'immobilisa donc, levant un bras pour arrêter ses poursuivants. Il se souvint du malaise qu'il avait ressenti dans les couloirs, cette piste trop parfaite quoi qu'en dise Robert, et il se remémora l'épisode des feux follets de l'avant-veille, quand une imitation imparfaite avait failli l'envoyer se noyer dans les marais. Or ils avaient affaire à un mort-vivant puissant, immanquablement retors, peut-être sûr de lui... Mais pas au point de guider des hommes qui avaient mis son armée en déroute jusqu'au coeur de son antre sans avoir une idée de la manière dont les terrasser...
Il essaya de se blinder contre les hurlements et les sanglots, chercha un froid pragmatisme en lui, quelque chose qui ne lui était pas familier mais qu'il avait appris à invoquer, au fil des ans, quand l'ordre dans Solarcis avait remplacé les idéaux plus viscéraux qui avaient autrefois dirigé sa vie. Alban était peut-être là, mais peut-être pas... Ce qui était certain, c'est qu'on les attendait. Aussi prit-il le temps d'incanter à voix basse avant de scruter le néant à la recherche de présences maléfiques...

Le mal était présent, ici.
Bien sûr, ne voulant ni franchir l'arche, ni se tenir dessous, Hubert ne put balayer, de son pouvoir, la première partie de la salle comme il l'aurait voulu. Mais il fit de son mieux et, presque instantanément, repéra quatre auras maléfiques. Quatre auras puissantes. Deux se trouvaient à gauche, les autre à droite. Et, de ce qu'il en vit, il eut l'impression qu'elles provenaient de massifs sarcophages placés le long des parois latérales de l'immense pièce.
Une main sur son épaule.
Varamyr qui, silencieux, lui faisait signe de lever les yeux.
Du sommet de la porte dépassaient des pointes effilées. Les pointes d'une grille qui, abaissée, bloquerait l'issue.

Hubert fit machinalement un pas en arrière. S'il s'était rué en avant comme un imbécile — comme il avait failli le faire, comme il l'aurait sans doute fait dix ans plus tôt —, il se serait certainement retrouvé piégé, seul contre au moins quatre créatures, sans doute plus, car celles qu'il avait détectées paraissaient immobiles. Or, quelque chose torturait Alban. Mais à présent que les premières traces de piège apparaissaient, que les morts-vivants se révélaient, Hubert se sentait envahi d'un calme paradoxal. Le gosse souffrait, il ne l'ignorait pas, mais bâcler cette intervention équivalait à le condamner à davantage de tourments.
Il leva quatre doigts, et désigna les directions où il avait détecté les créatures, serrant les poings, la mine sévère, pour en indiquer la force. Ensuite, il leva la main vers l'arche et haussa les épaules, interrogatif. Devaient-ils entrer tous ensemble, prendre le risque d'être piégés tous les trois mais compter sur le fait qu'ils vaincraient et auraient alors le temps de trouver un mécanisme pour relever la herse ? Ou devaient-ils essayer de la coincer ? Si oui, avec quoi ? Ils n'avaient rien emporté de bien massif et le paladin ne se souvenait pas d'avoir aperçu une vasque ou une statue propre à en bloquer la chute...
A la mine de Robert, cependant, Hubert comprit que les décisions seraient très rapidement prises...

Une nouvelle fois, les hurlements cédèrent la place à des plaintes sourdes, à des pleurs. Mais plus de bruits de chaînes. Plus de supplique.
Et tout à coup...
-N'ENTREZ PAS ! C'EST UN PIÈGE !
Le son de pieds nus qui courent sur des dalles de pierre.
Une petite silhouette qui apparait dans le couloir, derrière eux.
Alban.
Il portait une robe d'un blanc laiteux, avait une couronne d'or pâle dans les cheveux, les deux objets étant également couverts de symboles antiques. Son visage était rougi par la course et, sur sa joue, s'épanouissait une vilaine ecchymose. En dehors de cela, cependant, il paraissait indemne.
-Il... Il était tellement furieux que vous entriez pas qu'il a plus fait gaffe et que j'ai pu m'enfuir, parvint-il a articuler tout en reprenant son souffle. Mais il va venir...
Ses yeux s'embuèrent de larmes et il se mit à trembler.
Robert fit un pas dans sa direction, puis deux.
Le gamin, sanglotant, se rua vers lui.

Stupéfait, le paladin vit débouler l'écuyer, derrière eux, indemne, sanglotant, dans son costume étrange, et pendant une seconde, il sentit son coeur s'emplir d'un soulagement indicible. Puis la méfiance le balaya. C'était trop beau. Trop facile. Trop incroyable.
" Robert ! Ne le touchez pas !" s'exclama Hubert en s'interposant brusquement entre l'enfant et le chevalier, bouclier en avant.
Hubert était conscient de la cruauté de son geste et de la fureur que cela allait provoquer chez Robert si l'écuyer était réellement ce qu'il paraissait être. Mais le paladin ne pouvait pas prendre de risques. Il fallait vérifier en sondant cette aura. Il chercha le regard de l'enfant, y quêtant sa compréhension.

Mais il n'eut pas le temps de le croiser.
Pris par son élan, le petit garçon ne put ralentir. Il n'eut même pas le temps d'essayer que, déjà, il percutait le bouclier de plein fouet.
La couronne tinta sur les dalles.
Alban, assis par terre, à demi sonné, dévisageait Hubert sans comprendre.
Son nez saignait, sa lèvre était fendue.
Tout son corps fut secoué d'un nouveau tremblement et il éclata derechef en sanglots.

Mortifié par sa méprise, Hubert jura mentalement et, s'agenouillant précipitamment, sans oser regarder Robert qui devait bouillir de colère, il tendit la main vers l'enfant pour lui ré-insuffler un peu d'énergie.
" Je suis désolé..." souffla-t-il.
Ensuite, il fallait qu'ils déguerpissent le plus vite possible. S'ils avaient récupéré Alban, il n'était nul besoin d'affronter le Seigneur des Tombes au coeur même de son antre. Il ne s'expliquait quand même pas vraiment comment le gosse avait réussi à se dépêtrer de chaînes aussi aisément...

-Mais qu'est-ce qui vous a pris, bons dieux ?! rugit Robert, derrière lui.
Les yeux humides de l'enfant se rivèrent aux siens, toujours aussi incrédules.
Puis s'injectèrent de sang sitôt qu'il le toucha.
Son visage aussi changea, se tordant, se fissurant, se couvrant de plaies tandis qu'un hurlement jaillissait de sa bouche grande ouverte, une bouche aux dents trop grandes.
L'instant suivant, une violente douleur fusa dans le flanc d'Hubert.
L'enfant - ou ce qui avait ressemblé à un enfant - y avait planté une dague effilée qui s'était jouée de ses mailles. Et à présent, il la retirait, prêt à frapper encore.
Plus loin, on réentendit la voix du supplicié.
-Je vous en prie... Je.. Je vous en supplie... Laissez-les tranquilles. Faites moi autant de mal que vous voulez mais l...
Sa tirade s'acheva dans un nouveau hurlement.

La douleur électrisa Hubert de la nuque à la hanche, mais en réalité, il n'était qu'à moitié surpris de cette vive transformation. Il l'avait craint, il avait succombé trop vite, abusé par l'apparence défaite du petit garçon. Heureusement, il détecta le mouvement vif de la créature qui s'apprêtait à le frapper à nouveau et, avec une violence calculée, il lui asséna un coup de bouclier, tout en cherchant à récupérer son épée qu'il avait posée sur le sol. Il referma les doigts de la main droite sur le manche, mais la souffrance le déchira à nouveau, et il sentit la chaleur du sang s'écoulant de la plaie plus bas. Il fallait qu'il se relève et qu'il se dégage pour soigner cette blessure, sinon il ne serait plus bon à rien dans quelques minutes à peine... Avec un peu de chance, ses compagnons pourraient le couvrir.

Il y eut un choc violent contre le bouclier, un cri de rage et de douleur mêlées, un sifflement.
Puis... Plus rien.
Dans son champ de vision, Hubert aperçut Varamyr, arc à la main, encochant une nouvelle flèche.
Qu'il ne décocha pas, convaincu,sans doute, que la créature était morte.
Alors, malgré la souffrance, malgré les hurlements du martyr, le paladin perçut un son aussi inédit qu'inquiétant.
Celui de la pierre contre la pierre.
Celui, peut-être, de lourds couvercles de sarcophage qui glissent, qui basculent, qui tombent...

Hubert profita de ce cours répit pour poser les mains sur son flanc et en appeler à Lathandre. Il avait déjà utilisé son pouvoir d'imposition plusieurs fois pendant la journée mais jamais pour des blessures graves, et il avait une énergie curative importante à sa disposition. Il fallait absolument qu'il puisse se soigner, sans quoi il deviendrait bientôt un handicap pour ses compagnons.
La lumière jaune et rose jaillit entre ses doigts, presque immédiatement, s'infiltrant entre les mailles de sa cotte pour gagner sa chair blessée. Il sentit la plaie résister puis céder, la douleur s'effaça et le regain de force fut immédiat. Prenant appui sur le sol, il se releva, épée en main et courut se positionner auprès de ses compagnons, sans oser regarder Robert, que la scène devait avoir éprouvé. Restait la question de l'arche... du gosse qui hurlait... et de ce qui venait dans leur direction...

A l'instar des plaintes du supplicié, les sons provenaient de l'immense salle. Et à présent, c'était des cliquetis métalliques qu'on entendait, des cliquetis comme en auraient produit des armes ou des armures...
-Ça suffit.
Robert avait parlé d'une voix blanche mais ferme.
-Si nous continuons ainsi, c'est quatre morts qu'il y aura à déplorer. Je ne peux le permettre.
Hubert l'entendit tirer son épée.
-Remontez, rejoignez la communauté. C'est un ordre.
Sur ces mots, le chevalier se dirigea vers l'arche.

Hubert fit la sourde oreille. Ils n'étaient pas descendu jusque là pour rien. Que croyait Robert ? Que se sacrifier avait le moindre sens ? S'il était à ce point persuadé qu'il échouerait, pourquoi ne pas renoncer ? Pour abréger les souffrances d'Alban ? Hubert ne remonterait jamais sans le gosse. Ses états de paladin avaient suffisamment souffert ces dernières années pour qu'il ne puisse plus accepter la moindre flétrissure à son honneur.
Mais il ne prit pas la peine de répondre ou de se défier. Simplement, il se porta à la hauteur de son supérieur et lui jeta un regard qui signifiait clairement qu'en ces lieux maudits, il devrait faire avec son insubordination. C'était une maladie, de toute façon. Et Lathandre était formel : le fond avant la forme, tant pis pour les ordres.

Le chevalier lui jeta un regard furieux mais ni ne pipa mot, ni ne ralentit le pas.
Ils franchirent l'arche côte à côte.
Hubert sentit un souffle d'air, dans son dos. Fut assourdit par un choc violent.
La grille s'était abattue, il n'avait même pas besoin de se retourner pour en être convaincu.
Devant eux, les ténèbres.
Puis la lumière.
Une myriade de flambeaux venaient de s'enflammer.
Ils se trouvaient dans une salle à colonnes et à double niveau. Au fond, un monumental escalier menait vers des auteurs toujours plongées dans l'obscurité. Le long des murs latéraux, des sarcophages s'alignaient. Et devant ces sarcophages désormais ouverts se tenaient, épées et boucliers brandis, des morts portant harnois et casques ouvragés, leur regard flamboyant rivé sur les intrus.
-Regarde-les, enfant, fit une voix sépulcrale provenant de l'étage. Regarde-les mourir par ta faute.
Les morts s'avancèrent.
Vingt contre deux.
Un rire mauvais résonna contre les voûtes de pierre.

La situation était pour le moins critique. Mais pas désespérée. Un Lathandrite ne voit jamais les choses ainsi, même quand tout pointe dans cette direction sinistre. Hubert recommanda néanmoins leurs âmes à son dieu, puis se plaça dos contre le chevalier. Ils étaient des combattants aguerris. Les morts étaient nombreux, mais ils allaient immanquablement se gêner. Il songea qu'il aurait pu essayer de retenir Robert, de remonter à l'étage, de chercher une autre issue dans la salle mais leurs nerfs étaient éprouvés, à l'un et l'autre, et le temps pressait. Et puis il ne put plus se permettre de songer à ce genre de choses. Il lui restait encore quelques tours dans son sac, même si ces morts-vivants étaient assurément plus puissants que de simples squelettes ou même des cavaliers décharnés.
Misère de misère, songea-t-il.
Leurs chances de remonter vivants à la surface s'étaient drastiquement amenuisées. Finalement, embarquer quelqu'un d'un peu plus sage avec eux n'aurait pas été une si mauvaise idée. Il se demanda malgré lui si le Seigneur des Tombes avait l'intention de les tuer, ou de les ajouter à sa bande de combattants trépassés. Cette perspective lui révulsa l'estomac tout en le galvanisant davantage.
Et puis il se prépara au choc.

Loin de se ruer aveuglément à l'assaut, les guerriers s'organisèrent, la moitié d'entre eux demeurant en arrière tandis que l'autre formait un cercle autour des deux combattants puis s'avançait, lames brandies.
Alors, ce fut le choc.
Les coups pleuvaient de partout à la fois, asséner par des êtres auxquels la mort n'avait ravi ni leur force, ni leur adresse.
Il fallait parer, riposter, parer derechef.
Se démener sans cesse pour éviter le trépas.
Les coups pleuvaient de partout à la fois.
Mais les deux combattants, dos à dos, ne cédèrent pas.
Un premier ennemi tomba. Un second. Un troisième.
D'autres prirent aussitôt leur place.
Un quatrième adversaire succomba.
Et puis...
-MESSIRE ROBERT ! ATT...
Un cri.
Un râle.
Quelqu'un qui s'effondre.
Plus personne dans le dos du paladin.
Plus personne sinon les guerriers morts.

Hubert sentit la glace prendre possession de lui quand le chevalier chuta. Instinctivement, il demeura près du corps, incapable de baisser les yeux pour voir s'il était encore vivant, déjà mort, s'il restait quelque chose à faire. Il ne pouvait de toute façon pas baisser sa garde, ni le soigner, mais son dos était désormais exposé et ils n'en avaient éliminé que quatre... quatre sur vingt. Tout restait à faire. Le paladin peinait à repousser la conviction que c'en était terminé.
Mais ce n'était pas digne.
Et il refusait que ce soit la fin. Il voulait vivre, et il voulait que Robert vive, et qu'Alban vive, et il voulait voir cette foutue cité maudite au milieu des marais et il voulait... il voulait des tas de choses encore, dont certaines menaçaient de détruire les lambeaux survivants de sa concentration.
Repoussant l'adversaire qui lui faisait face en le déséquilibrant contre son voisin, il profita d'un infime répit pour saisir son symbole divin et tenter la dernière chose qui lui restait.

Le disque de quartz rose s'illumina, projeta une lueur aveuglante.
Les morts s'immobilisèrent. Reculèrent.
Cinq, non, six firent volte-face, prêts à fuir cette force sacrée pour eux insupportable.
Cependant...
-REFORMEZ LES RANGS ! TUEZ CE PROFANATEUR !
Les morts pivotèrent. Firent front, à nouveau.
Leur cercle se resserra.
Les coups recommencèrent à pleuvoir.
Première morsure de l'acier dans le dos d'Hubert. Légère, mais augurant du pire, de l'inéluctable.
Sanglots.
Rire dément.
-N'aies crainte, enfant. Bientôt, tes amis se relèveront. Et ils vivront éternellement...
Une lame racla son crâne, ouvrit son cuir chevelu.
Le sang coula, chaud, sur sa joue.

Il était fichu. Il le savait et derrière l’espoir qu’il avait eu que quelque chose se produise, n’importe quoi, une intervention, un retournement, la victoire de la lumière contre l’ombre, la justice, simplement, la terreur de devenir à son tour un mort-vivant commença à sourdre, impérieuse. Et il ne pouvait absolument rien faire. Sa nature de paladin ne le protégerait pas des pouvoirs du Seigneur des Tombes, l’énergie de Lathandre disparaîtrait quand le dernier souffle de vie s’échapperait de sa poitrine, et rien ne s’opposerait à ce que son corps devienne ensuite le pantin de la créature.
Il espérait que son âme pourrait s’enfuir.
Il espérait que dans le cas contraire, il n’aurait nulle conscience de son nouvel état, qu’il ne resterait rien de lui pour s’horrifier et souffrir jusqu’à ce que quelqu’un de plus puissant, de mieux préparé, de moins stupide, n’intervienne pour le détruire.
Ses pensées dérivèrent vers Albérich qu’il avait laissé derrière, et il se sentit sapé par une vague de chagrin. Il fallait que le Luménien trouve la force et le courage de s’en sortir, malgré cet écueil supplémentaire, une ruine qu’il avait attirée sur leurs deux têtes, et il se promit que si le destin clément leur permettait jamais de se retrouver dans l’après-vie, il trouverait le moyen de faire amende honorable.
Le sang et avec lui la fatigue.
Il allait mourir. Après tout ce temps à ne rien faire, la conclusion était pour le moins brutale. Mais il l’avait cherché. Et il mourrait en n’ayant plus rien à se reprocher.
Il décida de ne pas attendre que le trépas vienne d’un énième coup porté par cette racaille maudite. Dégageant son adversaire le plus proche d’un violent coup de bouclier, il tenta de courir vers les escaliers, histoire de jeter un œil à l’artisan de sa perte avant de s’écrouler.

Quelque chose qui s'accroche à son surcot, qui le retient.
Quelque chose qui lui fauche les jambes, le fait s'étaler de tout son long.
Un enfant qui supplie, qui offre sa vie en échange de celle du paladin.
Un monstre qui se moque, qui rit, qui exulte.
Puis qui s'étrangle.
Des pas.
Des voix.
-Bon, où sont ces fresques antiques que l'on m'a promis ?
-Je n'ai cure de vos fresque ! Ce sont les morts-vivants qui m'intéressent : j'ai la masse qui me démange !
-ON LA FERME ET ON SE MAGNE !
Un mécanisme qui se déclenche, qui grince.
Des sifflements.
Un feulement.
Le fracas du combat, au-dessus de lui, autour de lui.
Hubert n'était plus seul.

Voilà ce qu’il en coûte, à vouloir jouer les héros, songea Hubert, en percevant le débarquement des renforts avec soulagement.
Il avait forcé Robert à l’embarquer avec lui, mais ils auraient dû venir en groupe dès le départ, bien sûr. La rage du chevalier l’avait aveuglé, ils s’étaient rués au devant du monstre comme des imbéciles, sûrs de leur force, comme les personnages bénis d'une épopée romantique. Sans pragmatisme, juste leur émotion vengeresse. Avec quel résultat…
Le salut dans le nombre. C’était si évident, si simple, c'était la devise de cette communauté un peu folle. Il l’avait su pourtant. Pourquoi l’avaient-ils oublié au moment crucial ?
Et Robert l’avait probablement payé de sa vie.
Tant bien que mal, le paladin prit appui sur le sol pour se relever. Malgré l’épuisement, la perte de sang et le contrecoup de cette arrivée inopinée, il ne pouvait pas se laisser aller, le combat n’était pas encore terminé et Alban était toujours aux mains du monstre.

La bataille faisait à nouveau rage, bien plus équilibrée que précédemment.
La cavalerie comptait dans ses rangs tous les chevaliers de l'expédition, Étienne excepté, ainsi que Giovanni, Gabriel, Edgar et plusieurs de ses soldats. Ils étaient appuyés par un lynx gigantesque, faisant bien ses trois mètres de long. Mais les guerriers morts tenaient bon.
Lorsque la mêlée fut trop confuse pour qu'ils continuent à tirer, le barde et Varamyr rangèrent leurs armes de jet puis se ruèrent le premier au chevet du chevalier terrassé, le second auprès du paladin.
-Pouvez-vous encore vous soigner ? Soigner Robert ? Sinon, nous allons avoir besoin des fioles que vous a remises messire Albérich.

Robert était vivant. C’était une nouvelle formidable, inespérée, et Hubert se sentit pris d’une émotion traître en pareilles circonstances.
« Je pense que je dois pouvoir encore l’aider… mais la potion sera sûrement plus efficace, s’il est en état de déglutir… » murmura-t-il.
Il chercha à sa ceinture, espérant que les fioles avaient résisté aux chocs des combats et de sa chute. Elles étaient généralement prévues pour, cependant, et dès qu’il en trouva une, il la tendit au Paludier.
« Je ne sais pas ce qu’elle vaut, mais ce sera sûrement mieux que ce que j'ai encore en moi… »
Mahaut n’aurait certainement pas donné des mixtures légères à Albérich, elle le savait capable de soigner les plaies et les bosses par d’autres voies. Il remit également la seconde à Varamyr.
« Je vais me soigner par mes propres moyens. »
Il le fallait s’il voulait encore servir à quoi que ce soit, aussi joignit-il le geste à la parole.

Le résultat fut quasi instantané. Bien sûr, on ne pouvait pas dire qu'Hubert soit au mieux de sa forme, mais il n'en était pas pour autant réduit à l'impuissance.
Non loin de lui, Giovanni tentait de faire bore la potion au chevalier, tandis que Varamyr se tenait debout à leurs côtés, vigilant. Ailleurs, l'affrontement battait toujours son plein car, même face à une troupe conséquente, les guerriers morts-vivants demeuraient d'effroyables adversaires.
Au-delà du vacarme du combat... Plus rien. Plus un son.
Alban avait cessé de hurler, de supplier, et son tourmenteur s'était fait silencieux.

Hubert brûlait d'aller voir, mais il se refusait à tenter le diable une seconde fois. Les dieux ne lui avaient pas offert un sursis pour qu'il aille le gaspiller aussitôt dans une nouvelle action stupide : il fallait qu'il apprenne de ses erreurs. S'il devait aller au secours de l'écuyer, il ne pourrait donc le faire seul et pour l'heure, toutes les forces en présence luttaient pied à pied contre les créatures maudites. Cependant, en l'absence de leur maître, les morts-vivants seraient probablement plus sensibles au pouvoir de Lathandre. Aussi retourna-t-il à la mêlée armé de son disque de lumière, espérant faciliter un rien le travail des combattants, et accélérer la fin des hostilités, en leur faveur.

Son intervention changea immédiatement la donne : face à la puissance divine, nombre d'ennemis s'immobilisèrent, permettant à leurs adversaire de leur porter des coups ravageurs ; quelques-uns s'enfuirent tout bonnement, devenant aussitôt les proies du lynx colossal et de son maître qui n'avait pas manqué l'occasion de se servir à nouveau de son arc. La balance avait penché en faveur de la communauté et son avantage s'accroissait sans cesse. Ce n'était plus qu'une question de minute avant que ce qui avait été, peut-être, la garde personnelle du Seigneur des Tombes ne passe de non-vie à trépas.
Pour sa part, Robert s'était assis. Il était pâle, paraissait confus, mais il allait beaucoup mieux. Non, décidément, les potions offertes à Albérich n'étaient pas de la pacotille.

La vision du chevalier reprenant ses esprits remplit Hubert de soulagement mais il restait à éclaircir le destin de l'écuyer. Il était malheureusement probable qu'il ait pâti de la colère du Seigneur des Tombes, au moment où celui-ci avait découvert que son piège n'avait qu'imparfaitement fonctionné. Mais c'était trop tôt pour y songer, et le paladin se sentait bien trop responsable du fiasco présent pour pouvoir se charger déjà du trépas de l'enfant. Il fallait qu'il reste concentré sans s'encombrer de l'innommable : il ne pourrait de toute façon pas y échapper bien longtemps. Il demeura donc aux côtés des combattants, calquant son attitude sur la leur. L'heure des initiatives était révolue.

Dans un fracas d'os brisés et de métal entrechoqué, les derniers guerriers morts s'effondrèrent, et les vainqueurs poussèrent, de concert, un profond soupir de soulagement. Signe de l'âpreté du combat, plusieurs d'entre eux étaient blessés, mais cela ne semblait pas gravissime.
-Bon, plus qu'un écuyer à sauver, qu'un grand méchant à trucider, et...
-...et je pourrai écrire une belle chanson. Mais seulement après avoir admiré les fresques. Alors, on y va ?
Les regards se portèrent alternativement sur Robert qui, désormais debout, demeura silencieux, et sur le paladin.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée