La Couronne de Cuivre

" Peut-être que la sirène pourrait juste déclamer... dit Baptiste.
— C'est bizarre, les sirènes ça chante, justement, fit Hippolyte, sceptique.
— Ben oui, mais... les pirates et les dragons, pas vraiment, alors ça ferait justement... comme un contraste. Ou de l'ironie. Ce qui chante normalement, parle, et ce qui parle normalement, chante.
— Les pirates chantent, Baptiste.
— Pas quand ils passent à l'abordage.
— Et puis ils chantent des trucs du style : des pommes, des flammes et des billes errent, nombre deux !
— Je la connais pas, celle-là."

Il ne put réprimer un éclat de rire.
-Ce n'est pas le titre exact mais... Il y a de l'idée. Par contre, je me demande bien ou tu as pu entendre pareille chanson, Prudence...
Il grimaça légèrement : il espérait ne pas s'être montré indiscret, ne pas l'avoir fait songer à de mauvais souvenirs...
-Pour le reste, Marine, tu peux effectivement déclamer, si tu es plus à l'aise. Ça se fait dans certaines chansons, sans parler de l'aspect contraste évoqué par Baptiste. Et je préparerai un bel accompagnement.

" Bon, mais on progresse, c'est bien, dit Baptiste. On a le pirate, le dragon, la sirène..."
Inès s'éclaircit la gorge.
" Rien de tel que les poireaux !
C'est vert et puis c'est très beau !
La soupe, c'est bon pour la peau !
En rondelles dans le gruau !
Vive le poireau !"
Les autres enfants la dévisagèrent avec une grimace.
" Est-ce que c'est vraiment nécessaire ? demanda Prudence.
— Moi ma partie est faite. Je vais donc repartir à l'aventure ! Vous me prévenez pour la répétition générale !"
Et il détala aussitôt dans les buissons.
" Ahoooouaouoooooouuuuuouuuuuuu ! Ahouhouhouohooooooououuuuuu !"

Si Taliesin leva les yeux au ciel, il ne se départit pas de son sourire amusé.
-Si l'un d'entre vous à le courage d'aller expliquer à Hippolyte qu'il doit composer encore au moins deux couplets, il aura droit à toute ma gratitude.
Bon, mais il y avait d'autres problèmes à régler...
-Gurvan, tu es sûr que tu ne préfères pas... chanter ? Avec des rimes en "ou", par exemple, qui rappelleraient le cri du loup ? Quant à toi, Inès... Hum, on peut caser un vendeur de primeurs débarquant au milieu de la chanson, se fendant de plusieurs strophes publicitaires, concluant que le message était financé par le culte de Chauntéa puis repartant...

" C'est ridicule, cette histoire de Chauntéa. Ça casse toute l'ambiance de l'histoire.
— Avec tout le respect qu'on lui doit à Chauntéa, hein.
— Je veux dire... Si elle veut tellement des poireaux, elle n'a qu'à aller faire de la soupe, hein."
Inès croisa les bras.
" Oh, je vois, vous êtes vraiment sympas. Les filles à la cuisine, c'est ça ?
— Mais c'est toi qui la ramènes avec tes poireaux, c'est nul cette histoire de poireaux !
— Pourquoi pas des navets ?
— Si tu veux, tu peux dessiner des poireaux sur mes programmes. Mais bénévolement.
— Ça veut dire quoi, bévénolement?
— Ça veut dire que tu le fais pour le plaisir.
— D'accord."
Prudence l'entraîna vers un coin de table distant et désert, laissant les trois derniers enfants en arrière.
" Ouf. On va progresser, maintenant.
— Il était pas bien, mon loup ?"
Hippolyte n'avait pas reparu.

-Il était très bien. C'est juste qu'il est difficile à intégrer à l'ensemble...
Il jeta un regard autour de lui, revint aux enfants.
-Bon, à votre avis, Hippolyte va-t-il montrer à nouveau le bout de son nez ? Parce qu'un seul couplet pour un protagoniste majeur, c'est un peu court... D'autant que rien n'indique qu'il sera motivé pour répéter...
Tout cela sentait l'échec cuisant, et il entendait déjà les moqueries d'un certain Milite.

" C'est pas lui le protagoniste majeur ! C'est moi !
— Mais non, c'est moi...
— Ben, c'est fatalement moi...
— Mais moi je suis la seule fille !
— Et moi je suis le plus gros !
— Et moi je suis Lathandre ! Je suis plus majeur que majeur !"
Hippolyte surgit brusquement de son buisson.
" Entendeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeez-moi mateloooooooooooots !
Je file et je fends les floooooooooooooooots
A bord de mon vieux rafioooooooooooooooot
Car je suis un grand hérooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooos !"
Les trois autres levèrent les yeux au ciel. Mais Hippolyte était revenu et Taliesin avait son équipe complète à disposition.

Il restait une chance que tout cela finisse par aboutir à quelque chose. Une chance infime mais... une chance tout de même.
-Bon, nous avons les quatre personnages et quelques couplets permettant de camper chacun d'entre eux. Mais il reste à déterminer leurs faits et gestes et, de manière plus générale, le déroulement de l'histoire. Le dragon a capturé la sirène, et Lathandre fait tout pour la libérer. Cependant, quel est le rôle du capitaine pirate ? De quel côté est-il ? Que veut-il ?

Les enfants s'assirent dans l'herbe (à l'exception d'Hippolyte, qui avait besoin de caracoler en tous sens) et avec l'aide de Taliesin, ils parvinrent peu à peu à créer quelque chose de construit. C'était folklorique, pétri de clichés, d'humour pas très drôle et de rimes incertaines, avec des péripéties qui ne s'enchaînaient pas toujours de manière extrêmement logique et certainement quelques longueurs, mais cela prit forme, et ils parvinrent à subtiliser quelques parchemins à Prudence pour pouvoir y écrire leurs textes respectifs. Ce fut surtout Baptiste qui rédigea, car les autres étaient trop lents et en réalité, déchiffraient imparfaitement les mots écrits, mais cela leur servait de référence. Seul Hippolyte, à nouveau, offrait une nouvelle variation sur le même thème à chaque essai. Mais il conservait la trame, ce qui était déjà une victoire en soi.
Ni Prudence, ni Inès ne firent mine de regagner le groupe, mais semblaient absorbées par leurs dessins et leur programme. Taliesin comprit qu'elles s'étaient mises en tête de faire des affiches pour décorer les murs de la salle à manger où, le ciel semblait l'indiquer, auraient lieu le plus gros des réjouissances.
Alors que les gamins procédaient à une sorte de répétition, Kerun reparut.
" Est-ce que c'est un moment opportun pour faire une pause ? Ou bien vas-tu être occupé toute la journée ?"

-C'est un moment opportun, fit-il, souriant.
Il attendit quelques secondes et, lorsque les enfants s'interrompirent, il leur annonça qu'il s'absentait un certain temps, qu'ils pouvaient continuer à répéter s'ils le souhaitaient mais qu'ils ne devaient pas, non plus, hésiter à s'accorder également une pause. Enfin, il revint au Luménien.
-Je te suis.

" Ecartons-nous vers le tilleul, là-bas..."
Il lui montra l'arbre, au-delà du jardin et du potager, où il s'était installé avec Galathée, un mois plus tôt... Ils cheminèrent entre les plantations, les légumes avaient poussé, les fruits mûris, les agneaux aperçus sur la colline étaient devenus de jeunes moutons ventrus. La brise soufflait et le ciel continuait à s'assombrir, mais les nuages étaient encore distants.
" Nous arriverons à Luménis en plein été, remarqua Kerun. Vous serez à la ferme avant les moissons, vos amis apprécieront."

-Je pourrai leur filer un coup de main, acquiesça-t-il, souriant. Et je suis content, moi aussi, que nous rentrions au cœur de l'été : c'est une belle saison pour des retrouvailles, pleine de lumière... Plus important encore, Victor n'aura pas dû attendre trop longtemps. Quand nous nous sommes séparés, sur Mersant, j'avais l'impression que retrouver Galathée pourrait prendrait des mois, sinon des années... Non, sincèrement, la manière dont les choses se sont déroulées, leur rapidité... C'est proprement miraculeux.

Kerun sourit doucement, tandis qu'ils gravissaient la colline.
" Il n'y a pas de miracle. Juste un bon travail d'équipe." dit-il.
Ils atteignirent le pied de l'arbre.
" Bon. Assieds-toi."
Une fois Taliesin installé, Kerun prit place en face de lui, à environ une toise de distance.
" Je vais te rappeler les principes de la transe. Tu les connais déjà, sans doute, mais c'est une mise au point nécessaire : nous devons partir sur les mêmes bases. Notre peuple appelle la transe "rêverie". Ce n'est pas un état de sommeil ou de réelle inconscience, c'est un moment de réminiscence du passé. Je pense que tes difficultés à l'atteindre sont probablement à la fois dues à ton manque d'entraînement, mais aussi à ta crainte, peut-être inconsciente, de revivre des épisodes difficiles. Tu ne dois pas avoir peur. En entrant en Rêverie, ton esprit ira automatiquement chercher des souvenirs lumineux et apaisants, propres à te régénérer. En rêverie, nous ne sommes pas absents du monde environnant, mais il devient tellement secondaire, ténu, comme un vague murmure à l'arrière de notre conscience, à tel point que seul un drame ou un danger mortel peut nous y ramener."
Un papillon vint se poser sur le genou du Luménien puis reprit son envol. Taliesin devina la silhouette d'un animal se faufilant dans les hautes herbes, non loin.
" Ce que je te propose, c'est d'entrer en rêverie. Pour ce faire, pense à un souvenir heureux, n'importe lequel, juste le début. Le reste se déroulera spontanément."

-En général, j'arrive assez bien à entrer en transe. Le souci, c'est que je finis invariablement par basculer dans le sommeil humain. Sans doute mon entrée est-elle mauvaise, les habitudes trop fortes... Cette crainte inconsciente doit jouer, aussi.
Il n'avait dit cela que par souci de précision. Pour le reste, il était bien décidé à appliquer les consignes de l'agent secret, et il mobilisa donc l'un de ses meilleurs souvenirs. Sinon le plus beau.
C'était ce fameux été passé à l'orée de la Lorien en compagnie de Galathée et de Victor. Ce fameux été où les Merlus et Val avaient fini par les rejoindre. Ces amis, cette famille, presque, qu'il allait retrouver d'ici peu. Et dont trois nouveaux venus grossiraient les rangs.

Le souvenir commença à se dérouler devant ses yeux. Il revit la clairière, la chaumière, les grands arbres, le soleil... Victor courant après son chat. Galathée et Plume, l'herbe verte, les fleurs, leurs bavardages, la grange... et puis soudain, quelque chose parut déplacé... Une personne qui n'aurait pas dû se trouver là. Une créature d'un autre temps. Une conversation qui ne s'était pas vraiment déroulée comme ça. Un épisode fantasmé. Un lieu métamorphosé. Petit tremblement... et le souvenir reprit son cours normal... On ramasse du bois, on se chauffe à la nuit, on regarde les étoiles. Victor pose une question, Galathée selle son cheval, Taliesin pince les cordes d'un instrument. Cuisine. Lit, le plaisir d'une étreinte. Petits matins et félicité.
A nouveau, quelque chose se grippe...
Constance n'était pas là. Il n'y avait pas de griffon. Ce n'est pas ce jour-là que j'ai rencontré Méléagorn. Loth Imharil n'était pas derrière le rideau d'arbres. Il n'y a pas eu d'éclipse. Personne ne s'est cassé le bras. Ce nid de frelons n'a jamais surgi dans une marmite de soupe. Victor n'a pas commencé à voler au-dessus de la clairière.
Le souvenir se rétablit. Se poursuit. Jour d'été, tranquille, on poursuit les papillons. On répare une fuite dans le toit. On se prépare à partir au bourg voisin.
Une voix appelle.
C'est Kerun.
Qui l'arrache à sa rêverie.
En lui secouant l'épaule, doucement.
" Je crois que c'est assez. On nous appelle pour manger."
Taliesin se sentait curieusement reposé. Même s'il avait eu l'impression de n'avoir déconnecté que quelques minutes. Ou alors toute une vie.

L'elfe se frotta le visage.
-C'était spécial, murmura-t-il. Comme... Des interférences étranges dans le souvenir. Des incohérences. Dont j'avais conscience. Peut-être un conflit entre la rêverie et les rêves humains ?
Il haussa les épaules.
-Mais j'ai tenu jusqu'au bout, ce n'est pas si mal.
Sur un sourire, il se leva.

" Tes souvenirs glissaient vers des rêves humains, dit Kerun en l'accompagnant vers la ferme. Je suis intervenu pour te ramener en rêverie. Je te rassure, je n'ai pas pu avoir accès à ton souvenir... Je t'en aurais demandé la permission avant, si ça avait été le cas... mais depuis l'intérieur du Voile, je peux observer ta rêverie pour la rectifier dans ses écarts... C'est complexe à expliquer, mais c'était une première séance... Nous réessaierons à bord du navire. J'ai bon espoir qu'à mesure que nous travaillerons, je devrai intervenir de moins en moins souvent..."
La table avait été mise à l'extérieur, malgré les nuages gris qui les surplombaient désormais.
" Si tes enfants avaient été de purs elfes, tu aurais pu intervenir pour modeler leur transe, toi aussi. Les nourrissons de notre race n'épuisent jamais leurs parents, et c'est une chance, car ils restent bébés pendant des années..."

Le barde le dévisageait, incrédule. Bien sûr, il n'avait rien à cacher ; bien sûr, le Luménien n'avait rien vu. Mais ce principe d'intervention était étrange, pour le moins... Sans doute aurait-il aimé être prévenu à l'avance. Mais ça avait été pour la bonne cause et il se fiait entièrement à Kerun.
-Cela va déjà durer un peu plus longtemps pour ceux là que pour des bébés humains... dit-il. Mais du moment qu'ils font leurs nuits rapidement, je m'accommoderai des langes et du reste. Et en tout cas... Merci pour ton aide.
Il jeta un regard au ciel, à la table dressée.
-C'est bien, nous défions le mauvais temps ! Peut-être la pluie se découragera-t-elle avant de tomber ? Sincèrement, c'est bête qu'elle vienne juste aujourd'hui, ça va un peu gâcher l'ambiance.

" Bah, de bonnes fêtes s'organisent aussi dans l'intimité de salles chaleureuses."
Il sourit.
" Enfin... Je suis loin d'être un spécialiste. Très, très loin."
Même si ce n'était encore que le repas du midi, et que les réjouissances étaient prévues pour la soirée, l'ensemble de la communauté des Crocus était présente, de Lena et Polyanna, en retrait, près de Perceval, aux onze clercs clandestins, en passant par les rescapés de Mersant, les mômes, la petite famille de Taliesin. Cela formait un groupe plutôt imposant, et le pique-nique allait déjà bon train quand les deux elfes regagnèrent le jardin, sous les quolibets d'une partie du groupe, les accusant d'avoir été embrasser les arbres.

-Les arbres ont besoin de la tendresse des elfes pour grandir et s'épanouir, et comme nous sommes des êtres dévoués, nous la leur avons généreusement prodiguée, affirma-t-il, très sérieux. Mais je suis fort peiné de constater que, pendions que nous nous dévouions ainsi à la cause commune, d'aucuns ont égoïstement commencé à manger... Était-ce par peur de la pluie ? Si c'est le cas, sachez que vos efforts étaient vains : nous resterons tous dehors quoi qu'il advienne, aussi intense soit l'averse, aussi longtemps durera-t-elle. C'est une tradition immémoriale de cette région de Dorrandin, et ceux qui l'enfreignent s'exposent à un funeste destin.

Sa déclaration fut suivie d'éclats de rire, de grimaces théâtrales et d'yeux levés au ciel.
" Ça ne nous a pas trop mal réussi ces dernières années, pourtant, remarqua Alexandre.
— Moi je resterai sous la pluie avec toi, Taliesin, dit Zora, souriante.
— Je n'aurais jamais pensé que Taliesin soit du genre Eldathien... Il n'a pas l'air, comme ça.
— Ne jamais, jamais, jamais se fier aux apparences, tu ne le savais pas ?"
Kerun s'était déjà glissé à table, auprès de Judicaël.
" Est-ce que si on reste sous la pluie, on peut sauter la douche de ce soir ? demanda Gurvan.
— Oui, parce que moi je reste sous la pluie aussi, alors, tiens, signala Hippolyte.
— Voyez donc ça avec Taliesin."
Et chacun reprit son repas.

Espérant que ces deux-là auraient vite oublié leur idée saugrenue - car si devoir se calfeutrer à l'intérieur le désolait quelque peu, il n'avait pas réellement l'intention de rester sous la pluie -, Taliesin chercha une place à proximité de Galathée. Et, ce faisant, il prit une nouvelle fois conscience de son étonnant état de forme. Pourtant, la transe n'avait pas duré bien longtemps... A moins qu'il ne soit plus tard qu'il ne l'aurait cru ? Bah, ce devait simplement être l'équivalent d'une bonne sieste humaine.

Le repas se déroula sans événements notables, dans l'ambiance chaleureuse à laquelle Taliesin était désormais accoutumé. Quand les bébés s'agitèrent, les volontaires furent nombreux pour décharger les jeunes parents, surtout parmi ceux qu'ils quitteraient bientôt et ne reverraient vraisemblablement jamais. Diverses équipes s'organisèrent ensuite, alors que les nuages se faisaient plus denses et l'averse survint alors qu'ils terminaient tout juste de débarrasser. C'était une petite pluie drue, froide, et les adultes parvinrent à canaliser les enfants à l'intérieur, arguant qu'il serait dommage de tomber malade avant la grande fête.
Taliesin fut invité à assister à une nouvelle répétition de son équipe théâtrale et dut admettre qu'ils progressaient. Sans doute était-il temps pour lui de rejoindre la danse pour intégrer au mieux son accompagnement musical à leurs efforts et ne pas les déstabiliser brutalement en rajoutant une distraction musicale...

Lorsqu'ils avaient opté pour une chanson et qu'Hippolyte s'était fendu de son premier couplet, il avait inventé un air ensuite plus ou moins repris par Baptiste. C'est de cette ébauche de mélodie que le barde s'inspira pour composer le thème musical. Après avoir convoqué un luth, il le joua aux quatre gamins et leur expliqua qu'ils étaient libres de chanter ou de déclamer, selon ce qu'ils préféraient. De surcroit, il leur dit que chacun d'entre eux bénéficierait d'une variante spécifique : l'accompagnement aurait des allures de chanson de marin lorsque le capitaine pirate s'exprimerait, des accents épiques lorsque ce serait le dragon, une tonalité mélancolique quand viendrait le tour de la sirène. Il y aurait de l'épique aussi pour Lathandre, évidemment, quoique plus joyeux... Enfin, il les invita à répéter à nouveau, en sa compagnie cette fois.

Les choses progressèrent. C'était décousu, parfois complètement faux, certaines rimes étaient dramatiques, les épisodes continuaient de s'enchaîner de manière relativement absurdes, mais il y avait quelques trouvailles, et pour une chanson improvisée le jour-même, ce n'était pas si mal. Les enfants congédièrent leur chaperon pour pouvoir répéter seuls (tous ces mots à retenir, ce n'était pas évident !) et Taliesin put aller aider en cuisine, deviser avec Tim, préparer son propre programme... Il retrouva Kerun à une occasion, qui lui annonça qu'il voyagerait le troisième groupe avec Baptiste, Hippolyte et Prudence. Il demeurait prévu que le premier groupe parte dès le lendemain. La pluie tombait toujours, drue, détrempant le jardin, et les Chauntéens s'en félicitaient, ainsi que l'Eldathienne et la Tymorane. Les autres étaient moins ravis, d'autant que même si l'averse prenait fin, le sol serait trop humide pour envisager de ressortir. Mais Inès et Prudence, aidées d'un Aaron circonspect et de Nominoé, avaient pris la décoration de la salle à manger en charge, et peu à peu, le temps s'écoula vers le soir...

A l'une ou l'autre occasion, Taliesin se tint immobile devant une fenêtre, à contempler l'humide grisaille. C'était quand même une sacrée guigne : du beau temps quasiment ininterrompu depuis un mois et aujourd'hui, la drache. Était-ce un mauvais présage que la fête attendue depuis si longtemps se déroule non sous les chaleureux rayons du soleil et un ciel d'azur, mais sous un firmament de plomb et des gouttes glacées ? Sans doute que non. Cependant, cela le faisait se sentir quelque peu mélancolique. Décidément, même quand c'était pour la bonne cause, il avait du mal avec les séparations... Alors, lorsqu'il se sentit paré pour la soirée, lorsque son aide ne fut plus nécessaire en cuisine, il alla prêter main forte auprès des jumeaux, histoire de s'arracher à ses maussades réflexions.

Il était désormais bien rôdé et son aide fut accueillie avec bonheur et sérénité. Les bébés étaient de plus en plus tranquilles, eux aussi, et il semblait qu'ils auraient un tempérament plutôt calme, du moins dans leurs premiers mois. Petit à petit, les convives se rassemblèrent dans la salle à manger, dont la décoration était pour le moins particulière, entre affiches représentant des personnages méconnaissables et dessins de légumes divers (dont des poireaux). Aaron déclina toute responsabilité lorsqu'Alexandre l'interrogea sur sa part de responsabilité dans l'aménagement des lieux. Si la pièce était festive, elle demeurait étriquée pour un nombre aussi important de personnes, et il avait fallu réfléchir l'agencement des tables avec une précision digne d'un gnome. Le résultat était peu pratique, mais nécessaire, et il ne faudrait pas trop circuler. Les bardes étaient invités à ne pas trop bouger non plus, et s'ils étaient capables de réaliser leurs prouesses sans quitter leur chaise désignée, c'était encore mieux, aussi fallait-il y songer dès l'installation... Les enfants avaient une table pour eux, et les adultes une autre. On avait quand même penser à garder une place pour le berceau.
Il fut décider de manger les hors d'oeuvre avant de commencer les chants et autres spectacles, qui serviraient d'entractes entre les plats.
On servit ainsi une belle salade agrémentée de petits fromages de chèvre en croûte, de pains braisés au pâté de canard et d'agneau, de légumes frits aux couleurs estivales...

L'elfe choisit sa place en fonction de quatre critères avec lesquels il essaya de composer au mieux : se trouver non loin du centre de la pièce, pour que sa musique soit équitablement étendue sans qu'il ait besoin de la rendre assourdissante ; être à proximité de ceux des enfants qu'il devrait accompagner le moment venu ; s'installer dans le voisinage de Tim, en prévision de leur duo ; enfin, demeurer dans les parages de sa compagne. Sa position déterminée, son entrain totalement retrouvé, il commença alors à manger avec appétit et à discuter joyeusement avec ses commensaux. La soirée s'annonçait sous de bons auspices.

Et elle se poursuivit dans la même tonalité. On mangeait et on bavardait avec entrain, même Polyanna et Lena semblaient moins sombres que d'ordinaire, même si aucune des deux n'était franchement joyeuse. Les bébés semblaient s'accommoder du brouhaha sans se plaindre, et Tristan réussit même à s'endormir. Kerun ne buvait pas en dépit des tentatives de Guéric pour le tenter, et Taliesin savait que de toute façon, il s'était probablement prémuni contre l'ivresse. Les enfants n'étaient pas en reste, mais il régnait une certaine tension à leur table, signe qu'ils attendaient leur représentation avec anxiété. Il fut décidé qu'ils passeraient dès lors les premiers.
Blanche et Helen coordonnèrent l'évacuation des plats et assiettes vides, puis les quatre chanteurs se levèrent et Taliesin invoqua son instrument.
Leur récital fut très apprécié pour sa créativité et son audace, même si certains eurent du mal à dissimuler leur incrédulité devant certains des rebondissements ou des couplets proposés. Si le début se déroula un peu chaotiquement, avec timidité, quelques oublis, des voix mal assurées, les enfants prirent de l'assurance au fur et à mesure, la musique de Taliesin soutenant superbement leurs efforts. La chanson ne durait que quelques minutes mais elle se clôtura sur un tonnerre d'applaudissements qui fit rosir les artistes de plaisir.
La suite du repas fit ensuite son apparition et le banquet se poursuivit.

Après avoir chaleureusement félicité le quatuor, Taliesin reprit sustentation et conversations. Puis vint le moment de se servir à nouveau de son instrument. Il s'était préalablement entendu avec Tim et ils avaient décidé qu'ils joueraient séparément entre chaque plat, réservant leur duo pour la fin du repas. Lui-même privilégia des airs joyeux mais point trop entraînant, l'agencement des lieux ne se prêtant guère à la danse. S'il eut à cœur de donner le meilleur de lui-même, ce ne fut ni pour impressionner, ni pour se mettre en avant : il avait juste conscience que c'était le meilleur moyen pour lui de remercier Alexandre, Blanche et les faux Moandrins pour leur bienveillance, leur générosité, toute l'aide qu'ils leur avaient apportée. Il ne ménagea donc pas ses efforts, bien au contraire.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Le Domaine des Crocus