La Couronne de Cuivre

Le dénommé Phelan ne devait pas être beaucoup plus âgé que Cordélia. Vêtu de la tenue de cuir standard de l'aventurier, il affrontait des ennemis imaginaires dans la cour dallée, sous le regard de deux chevaux, d'une dizaine de poules et d'un chat noir. Il avait l'air de ne pas se défendre trop mal... pour quelqu'un qui affrontait du vent.
Il mit un certain temps à réaliser qu'il était observé, et sa première réaction fut de froncer les sourcils. Mais son visage avenant s'éclaira ensuite d'un sourire.
" Vous êtes armé ! En garde, messire ! Vous ne refuserez pas ce duel amical, je gage !"

L'elfe réprima un soupir.
Il n'avait pas du tout la tête à ce genre d'amusements. Malheureusement, il savait qu'il n'y couperait pas : l'autre en ferait sans doute un prérequis indispensable à toute discussion.
-Si vous y tenez... Mais ensuite, il faudra que nous parlions de Cordélia. Vous savez, la jeune aventurière brune que vous avez croisée chez un marchand. C'est une de mes amies et je suis inquiet car elle a disparu.

" Cordélia ! Ha ! Allons, dégainez ! Nous parlerons en nous battant. Vu la lame que vous avez, vous n'êtes sûrement pas un débutant !"
Il le salua de la sienne et se mit en garde.
" Je vais vous dire... A mon avis, elle s'est tirée. Et elle a eu raison ! Les gens ici sont infréquentables, repliés sur leur petite vallée à la noix ! Je vous jure que si je le pouvais, je me tirerais vite fait ! Mais fauché comme je suis... et avec... hum... Bref ! "

Bon gré, mal gré, il se mit en garde.
Au moins le duel aurait-il le mérite de le défouler. Mais il commençait aussi à rêver d'une activité plus délassante.
Peut-être irait-il au sauna, ce soir. Cela lui ferait du bien.
-Non, elle n'est pas partie. Elle ne l'aurait pas fait en abandonnant une partie de ses affaires derrière elle et alors que nous devions nous revoir. Quelque chose a mal tourné dans le travail qu'elle a dégotté mais la guilde a refusé de m'aider à savoir de quoi il s'agissait exactement.

Phelan était rapide, un peu trop, ce qui l'empêchait de placer très efficacement ses coups : il était un peu trop précipité, doué mais jeune, du genre qui s'épuise rapidement si on le laisse attaquer sans riposter un moment.
" Cette veinarde ! Moi qui cherche du boulot depuis des veilles, dans ce patelin, et elle, elle débarque, deux trois sourires, et c'est emballé ! Injustice flagrante ! Bon, elle n'a pas voulu me dire ce qu'elle faisait exactement, parce qu'elle avait peur que je me pointe pour lui rafler la mise ! Je dois dire que c'était subtil ! Elle m'a percé à jour !"
Il sourit, tenta un autre type de feinte, spectaculaire mais aisée à contrer. Le jeune homme sembla n'en ressentir nulle déception.
" Bon, par élimination, il devrait y avoir moyen de savoir ce qu'elle a pris, cela dit... Y'avait pas trois mille annonces, non plus !"

Le barde se contentait de parer. Il finirait sans doute par attaquer - ne serait-ce que pour éviter les moqueries de Victor - mais... pas tout de suite.
-Dans ce cas, j'aurais besoin de vous pour effectuer la comparaison... Comme je vous le disais, j'ai bien essayé de me renseigner auprès de la guilde mais ils prétendent n'avoir absolument aucun contrôle sur qui met les annonces, sur qui y répond... Balivernes, évidemment.
Et il fallait espérer que Phelan découvrirait quelque chose. Sans quoi, cette piste serait à ajouter à la liste sans fin des faux espoirs.

" Je suis pas sûr qu'ils mentent... qu'ils s'en fichent, par contre, c'est sûr... J'ai répondu à genre vingt-cinq annonces de chez eux, et personne ne m'a engagé... Personne ! Parce que je suis pas un local. Je leur ai dit : mais ça sert à quoi d'inviter les gens, alors ? Vous pourriez mettre : interdit aux étrangers ! Ils ont dit : pas notre problème ! Les membres font ce qu'ils veulent c'est tout. Le reste, ils s'en battent les c... les carottes !"
Il sourit à Victor, tenta une nouvelle attaque.
" C'est la mode elfique, ça, de rester juste à parer et de jamais attaquer ? Comment vous avez fait pour vaincre tous ces trolls et ces géants et ces hobgobelins de légende ?"

Il sourit.
-En les faisant mourir d'ennui ou d'épuisement, dit-il sur le ton de la plaisanterie.
En réalité, il réfléchissait aux paroles du jeune baroudeur. Et il commençait à se demander si ce dernier n'avait pas échoué à trouver un emploi non seulement parce qu'il était un étranger, mais uassi parce qu'il était un homme. C'est vrai, quoi : Cordélia débarquait et trouvait aussitôt du travail, un convoi de femmes était transporté jusqu'au bourg... Les locaux avaient-ils particulièrement besoin de représentantes étrangères de la gent féminine ?
Si tel était le cas, ni lui ni ses fils n'avaient rien à craindre. C'était déjà ça.

Phelan recula et salua.
" J'abandonne. Je lutte contre des dragons invisibles depuis déjà une heure, et maintenant un elfe de pierre. C'est trop !"
Il rengaina sa lame.
" Que voulez-vous que je fasse ? Aller voir les annonces ? Ça a probablement tourné, depuis."

Il se sentit embarrassé.
-Désolé, je crains d'être trop préoccupé pour être un adversaire intéressant.
Il soupira.
-Je me doute que les annonces ont tourné mais vous êtes le seul à pouvoir effectuer une comparaison. Si cela ne donne rien, il faudra réfléchir à autre chose, même si je commence à ne plus avoir d'idées de pistes pour retrouver Cordélia. Par contre, si votre démarche donne quelque chose de probant, vous m'aurez permis de grandement avancer. Dans un cas comme dans l'autre, vous serez dédommagé pour votre peine.

" Dédommagé ? Arrêtez de raconter n'importe quoi, d'accord. Ça existe, la solidarité entre aventuriers, vous savez ? En plus, elle était sympathique... et jolie... et je suis sûr qu'on serait allés boire un verre un de ces quatre si elle était revenue."
Il tira sur les pans de son pourpoint. Il était mouillé aux aisselles, signe de l'effort qu'il avait consenti.
" Mais je vais aller me changer, si vous le permettez."

-Bien sûr. De nôtre côté, si cela vous convient, nous vous attendrons ici. Vu que je me suis permis de dire ma façon de penser au personnel de la guilde, je pense qu'il vaut mieux qu'ils ne vous voient pas en ma compagnie.
Les menacer n'avait sans doute pas été très malin de sa part mais, bon sang, qu'est-ce que ça lui avait fait du bien ! Et puis, ils l'avaient cherché...

" N'hésitez pas à prendre un verre... La bière est bonne ! Mais juste... évitez de le mettre sur mon compte parce que je suis déjà sacrément endetté, je dois l'avouer."
Il sourit, décocha un clin d'oeil à Victor, puis sortit par la porte du fond de la cour.
" Il va bien avec Cordélia." remarqua le gosse.

-Très bien, même.
Il sourit.
-Allez, viens, je te paye un verre. Enfin, si le patron accepte que tu restes dans la salle commune, aussi crotté sois-tu !

Le patron ne fit pas le moindre commentaire, se contentant de les installer à une bonne table... Ce n'était pas difficile, il n'y avait personne.
" Bon, vous allez boire quoi, alors ? J'ai un peu de tout... du local et du moins local. Le moins local est plus cher, évidemment..."
Il baissa le ton.
" Mais pas forcément moins bon, même si c'est trahison de le dire !"

-Oh, j'aime beaucoup la bière de Champsdor, et j'en boirai volontiers une blonde.
Il se tourna vers Victor.
-Et toi, qu'est-ce qui te tente ?

Victor prit du lait et ils furent rapidement servis. Ils se retrouvèrent ainsi en tête à tête, comme autrefois, pour la première fois bien longtemps.
" J'imagine que tu n'es pas trop ravi de la manière dont les vacances tournent, murmura Victor au bout d'un moment. Mais je suis sûr qu'on va la retrouver vite, Cordélia. Et que ce ne sera rien. Pas grand chose. Peut-être qu'elle s'est juste perdue dans les bois. Ou alors la mission prend plus de temps que prévu. Ça arrive."

-J'espère... Mais même si c'est le cas, je ne serais pas en vacances pour autant : il reste l'affaire des centaures, qui promet d'être compliquée. Il faut également trouver une famille pour Titus, ce qui paraît tout aussi complexe : on m'a parlé d'un groupe de faunes, dans la Lorien, mais je ne peux pas vous y conduire sans l'autorisation des elfes et... on a refusé de me la donner.
Il soupira puis sourit.
-Enfin, une chose à la fois. Déjà : retrouver Cordélia. Quand ce sera chose faite, j'aurai l'esprit plus tranquille.

" En fait, une fois qu'on quitte Luménis et ses environs, y'a plus personne qui s'entend si bien que ça..." remarqua Victor avec une petite moue.
Il haussa les épaules.
" C'est chouette qu'on ait notre famille. Enfin... Tu es le seul elfe. Et tu es gentil. Donc fatalement, ça ne peut que bien se passer."

-Tu sais, au fond, la plupart des elfes sont gentils. Simplement, ils ont... un certain passif avec les humains. Ceux-ci, quand ils s'installent quelque part, ne tardent pas à devenir de plus en plus nombreux, coupent beaucoup d'arbres pour se chauffer et pour avoir davantage de terres agricoles... Ce faisant, même si ce n'est pas leur intention première, ils poussent les premiers habitants à se replier, ce qui n'est jamais agréable. Sur Helonna, en plus, il y a eu des guerres... Cela explique sans doute que la situation demeure à ce piont tendue : si les humains ayant participé à ses conflits sont morts depuis longtemps, de nombreux elfes les ayant connus sont encore vivants...
Soupir.
-D'un côté, je comprends leur rancune et leur méfiance. De l'autre, comme la haine et l'incompréhension viennent souvent de la méconnaissance, je crois qu'ils gagneraient à établir de meilleures relations avec les humains. J'ai connu des lieux où c'était le cas et où les elfes ne reculaient plus...

" Mais si j'ai bien compris, le problème vient aussi du fait que les elfes font moins d'enfants, moins souvent, et que même s'ils restent, petit à petit, ils sont de moins en moins nombreux par rapport aux gens, non ? Enfin, je veux dire, aux humains. Alors les humains font ce qu'ils veulent, fatalement, puisqu'ils sont si nombreux. C'est la démocratie."
Il haussa les épaules.
" Enfin... Je suis pas sûr que ce soit ça, mais c'est comme ça que je le comprends."

-Et tu n'as pas tort. Simplement, il faut tenir compte du fait que ces terres appartenaient aux elfes, autrefois, et que les humains s'en sont emparés par la force. Cela complique la donne...
Il sourit.
-Mais tu m'as donné une idée : lors de ma prochaine tournée chez les elfes, je les encouragerai à faire davantage d'enfants !

" Je crois pas que c'est seulement une question de vouloir, dit Victor en riant. Même si personnellement, je comprends bien qu'ils aient pas envie de faire un truc aussi dégoutant."
Son visage se plissa en une grimace.
" C'est des elfes, après tout, pas d'horribles humains répugnants."

-Il va vraiment falloir que je te fasse connaître davantage d'elfes. Non, parce que cette image de préciosité que tu leur colles est totalement injustifiée : la plupart de ceux qui vivent en milieu sylvestre sont avant tout des êtres proches de la nature...
Il sourit.
-Je vais te faire une confidence : les seuls vraiment prétentieux sont les elfes du soleil. Avec ma modestie légendaire et mon incroyable simplicité, je suis l'exception qui confirme la règle.

" Je n'ai jamais pensé qu'ils étaient précieux, s'insurgea Victor. Mais qu'ils sont plus raffinés que les humains, en moyenne, c'est quand même vrai, non ? Même le Capitaine Voronwë, avec son air de vieux loup de rivière... Tu as vu son bateau ? Les voiles ? Même... sa veste ! Son épée ? Les elfes sont quand même toujours plus... propres sur eux. C'est pas une critique. Le seul qui n'est pas comme ça, effectivement, c'est toi."
C'était un peu de la provocation, indéniablement...

Et c'était de bonne guerre...
-C'est l'influence humaine, j'imagine. Et pourtant, tu noteras que même quand je ne fais aucun effort pour être propre sur moi, Je ne fais jamais l'objet de la moindre remarque. Contrairement à certains...
Il sourit.
-Pour le reste, je suis d'accord.

" C'est normal ! s'insurgea le gamin. Avant, tu étais un aventurier ! Tu traversais les montagnes sur le dos des griffons ! Tu combattais les drows et les pirates ! Maintenant... maintenant tu examines des vieilles pierres. C'est sûr que c'est pas comme ça que tu vas te couvrir de boue ou que tu vas te faire de nouvelles cicatrices."
A son ton, c'était clair que ce retour à plus de calme lui apparaissait comme passablement décevant.

-Que veux-tu ? Je suis vieux et usé !
C'était un mensonge, en tout cas pour le premier adjectif.
-Allez, un peu de patience : d'ici quelque années, tu pourras vivre tes propres aventures. Et d'ici là... Et bien, tu as pu constater que même quand je vous emmène en vacances dans un coin tranquille, ça dégénère. Tu ne risques donc pas de manquer de péripéties.

" Sauf que tu surveilles. Tu ne voudrais pas que je me casse quelque chose. Quand je grimpe aux arbres, tu me demandes de descendre."
Il sourit.
" Allez, c'est vrai que tu nous as laissés dans les bois sans nous poursuivre. Mais tu surveilles quand même. Et à mon avis, tu surveilleras aussi quand je serai adulte."

Il sourit.
-C'est fort possible, oui. Cependant, j'essayerai de ne pas tout le temps être sur votre dos et de vous laisser prendre votre envol : ce ne sera pas simple mais... c'est ça aussi, le rôle de parent.
Il croisa les bras.
-En attendant, je suis désolé, mais je ne te laisserai pas te casser quoi que ce soit !

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile