La Couronne de Cuivre

Il finit par abandonner les diables pour aller fureter du côté des célestes. C'était sans doute un peu indiscret, tout bien considéré, il avait l'impression d'aller lire les archives familiales d'Hubert sans lui demander son avis, mais puisque Giovanni et Alban étaient déjà passés par là, puisqu'il allait devoir épauler le paladin dans les abysses, puis dans la vie, il lui semblait nécessaire d'en savoir davantage sur son essence. Il ne savait pas de quelle créature était issu Hubert, mais il y avait des généralités, déjà, dont il avait des souvenirs flous et qu'il voulait raviver.

L'avantage d'étudier un domaine pour lequel des recherches avaient déjà été menées, c'est que le terrain était balisé. Cela lui fit donc gagner énormément de temps, car les deux livres les plus intéressants étaient clairement indiqués dans le catalogue qui s'était peu à peu établi. Il y trouva des renseignements sur les différents types de célestes et, mieux encore, sur les demi-célestes, comprenant leurs pouvoirs particuliers, leurs résistances...

Albérich lut jusqu'au repas. Il n'avait pas d'autres projets pour la journée : les listes de sortilèges étaient prêtes, Hubert s'occupait des aspects martiaux, il ne restait plus que la plongée dans le bouquin du lendemain matin, et ils seraient prêts à partir.

Hubert, de son côté, décida de coincer Etienne, d'une manière ou d'une autre...

Le coincer ne fut pas difficile : Étienne était dans ses quartiers, en compagnie de Gaspard et de leurs écuyers respectifs, les deux chevaliers se livrant à ce qui ressemblait fort à une partie d'échecs.
Lorsqu'Hubert apparut sur le seuil de la pièce, bloquant toute voie de fuite, on le salua poliment. Mais il vit quelque chose passer dans le regard du sieur de Fontbrune. Inquiétude ? Embarras ? Impossible à dire.

Hubert rechignait à les déranger, mais il se doutait qu'Etienne lui filerait entre les doigts s'il ne prenait pas le taureau par les cornes. Sans doute n'était-ce pas la manière la plus diplomatique de renouer avec le chevalier, mais Hubert réalisa qu'il ne se souciait plus guère de ce qui pourrait advenir dans une veille ou un mois. Sa mission ne visait pas à faire ami-ami avec les gens, à les brosser dans le sens du poil et à ménager leurs susceptibilités. Il voulait juste refermer la faille et que les gens survivent. Après, peu importe, cela ne le concernerait plus directement.
Il était heureux, cependant, que Gaspard soit avec lui, même si c'était la preuve de la survivance d'une caste un peu à part : les deux hommes n'étaient pas proches, il le savait.
" Je suis désolé de vous interrompre, mais je dois parler à Etienne." dit-il sans prendre de pincettes.

Étienne soupira, parut sur le point de décliner, réfléchit quelques instants puis soupira de nouveau.
-Je reviens, dit-il à Gaspard.
Puis il se leva, gagna le couloir et mena Hubert un peu plus loin, assez loin pour ne pas être entendu des autres.
-Qu'y a-t-il ? demanda tout net le chevalier.

Hubert décida de ne pas se cacher derrière de belles phrases.
" Je vais devoir partir au devant des démons. Il n'y aura plus de chef militaire. Je me demandais si tu envisagerais de reprendre le poste en mon absence."

Etienne secoua la tête.
-Non. D'une part je n'ai pas les épaules pour ça, d'autre part je refuse désormais d'assumer la moindre responsabilité, eut égard aux impardonnables erreurs que j'ai commisse. En revanche, je veux bien aller au devant des démons.

" Ce n'est malheureusement pas possible. Seuls Giovanni, Thibault, Albérich et moi irons."
Il eut un sourire tranquille.
" Je savais que tu refuserais mais il me semblait plus correct de te le proposer. Frida prendra mon relais et Guillermo l'épaulera."

-C'est le mieux.
Il parut sur le point de prendre congé mais se ravisa.
-Faites quand même attention à vous : beaucoup trop de gens sont morts à cause de toute cette stupidité. Je sais que vous allez faire ce que vous estimez devoir faire mais... Enfin bref.
Et il se détourna pour regagner sa chambre.

Hubert faillit lui dire qu'ils n'avaient absolument pas le choix, en la matière, mais il se retint, conscient que cela ne ferait que renforcer le sentiment de culpabilité du jeune homme. Il regagna ensuite la salle d'entraînement avec dans l'idée d'enchaîner les adversaires les plus coriaces possibles... Enfin... Ceux qui ne le détestaient pas encore complètement.

Mais hormis peut-être les paladins sunites, personne ne le détestait. Bien sûr, la nouvelle s'était répandue parmi les soldats et il perçut de la déception chez la majorité d'entre eux. Difficile pour des hommes d'actions désireux de se rendre utiles et de protéger leur groupe de se voir exclus du combat le plus important quoi soit... Néanmoins, personne ne se plaignit, personne ne lui manqua de respect ou ne fit preuve de froideur à son égard, et il ne manqua pas d'adversaires contre lesquels s'escrimer.

Une journée de plus touchait à son terme. Albérich comme Hubert sentaient venir le dénouement, le moment critique, où tout pouvait basculer. Après le souper, ils restèrent l’un et l’autre dans la salle commune, profitant de la chaleur de leurs camarades, se joignant à leurs jeux et leurs conversations. C’était un bon moyen de se changer les idées, de chasser la tension. Albérich, en même temps, n’était pas franchement inquiet. L’intervention de Lathandre l’avait empli d’une foi qui semblait indéfectible. Il ne doutait pas qu’il finirait par trouver l’angoisse, tapie quelque part dans sa carcasse, mais pour l’heure, il était simplement persuadé qu’ils vaincraient, et vu les circonstances, rien d’autre n’était nécessaire. De temps en temps, il échangea un regard chargé avec Hubert, mais il eut l’impression, peu à peu, que le paladin s’apaisait.
Ils allèrent se coucher en fin de soirée, ne bavardèrent pas longtemps, et laissèrent la nuit glisser sur leurs rêves avant l’aube promise…

L'aube vint, les tirant du sommeil, les menant dans la salle où, comme de coutume, ils prièrent en compagnie de Gabriel.
Puis ce fut le petit déjeuner. L'ambiance était étrange, un peu lourde, un peu tendue : la nouvelle de ce qui se tramait avait dû faire le tour de l'ensemble des membres de la Communauté et, à présent, ils étaient en attente.
Ils savaient ce qui allait se produire.
La seule question qui demeurait, c'était quand cela se produirait-il ?

Hubert et Albérich retournèrent à la salle au trésor et au livre. Si le paladin demeurait incapable de reproduire finement la rune manquante, il faudrait voir ce que Marthe avait pu tirer de l'Ithilien. Et si Marthe n'avait rien pu en tirer... Il faudrait envoyer quelqu'un d'autre pour négocier... peut-être plus rudement.

Hubert eut bien quelques visions mais... pas celles qui l'intéressaient : instructives en elles-mêmes, elles ne concernaient nullement le rituel qu'ils devaient accomplir.
Bref, du septième symbole, ils ne connaissaient toujours que quelques courbes, qu'un vague contour...
-Il sait quelque chose, j'en mettrais ma main à couper, dit Marthe quand ils allèrent la trouver. Comme il ne peut pas mentir, il en est réduit à utiliser des faux-fuyants mais... Oui, je dirais qu'il sait ce que vous avez besoin de savoir mais qu'il refuse de nous l'apprendre. Peut-être craint-il que ce symbole particulièrement puissant soit ensuite utilisé contre Ithilion, d'une manière ou d'une autre ?

" Je vais aller lui parler, dit Albérich.
— Est-ce que c'est sage ? demanda Hubert.
— Sage, sûrement pas, mais nous n'avons pas le choix. Il faut lui faire cracher le morceau."
Il haussa les épaules.
" Vous n'avez qu'à m'accompagner, comme ça vous me surveillerez."
Et il se mit aussitôt en route. Si l'Oghman ne coopérait pas, viendrait la coercition... Albérich se sentait suffisamment sûr de la nécessité de réussir pour l'envisager sans inquiétude.

Comprenant que, cette fois, Marthe n'était pas venue seule, l'Oghman refusa tout bonnement de quitter la salle qu'il occupait avec ses compagnons.
-Vous perdez votre temps si vous pensez me persuader de faire ou de dire quoi que ce soit, lâcha-t-il à travers le battant. Alors plutôt que de gaspiller votre salive, allez donc vous sacrifier. Ensuite, des gens plus compétents et plus sages régleront ce problème.

Albérich puisa en lui-même pour ne pas franchir la porte et lui casser la figure sans se soucier des conséquences.
" Ecoutez. Nous allons descendre jusqu'aux abysses avec les artefacts que les Anciens ont laissé. Je comprends que vous disposez de connaissances formidables, mais j'imagine que si vous êtes si sage et si compétent, vous devez savoir que ces artefacts sont nécessaires au succès de cette mission. Or, si vous nous laissez aller à notre perte, les artefacts seront perdus dans les enfers... Nous avons besoin de connaître l'ultime symbole. Vous devez nous le donner. Pour le salut de l'île entière, et de votre Ithilion bien aimée."

-Sauf que nous savons beaucoup de choses que vous ignorez. A commencer par le fait que lorsque vous serez tombés, les artefacts retrouveront leur place initiale et seront donc à notre disposition. Dès lors, si tant est que nous le possédions, pourquoi vous livrerions-nous un savoir dont vous useriez ensuite à mauvais escient, plutôt que de le garder secret comme il se doit ?
Petit rire satisfait.
-Je vous souhaite une bonne journée. Et un bon trépas également.

Le clerc avait raison, c'était une bonne nouvelle : même s'ils échouaient, Luménis aurait une seconde chance d'intervenir.
" Est-ce que ça veut dire qu'en réalité, il n'est nul besoin qu'un Sunite ou qu'un Lathandrite endosse les artefacts qui semblent pourtant issus de leur dieu ?"

Soupir agacé.
-Je ne vous dirai rien, Megrall. Rien de rien. Je crois l'avoir assez répété : je ne collabore pas avec l'ennemi. Alors soyez gentil et allez donc voir aux abysses si j'y suis.

" C'est sans doute ce que je vais faire." dit-il, avant de s'éloigner et de faire signe à Marthe et Hubert de le suivre.
Il se planta à bonne distance, dans le couloir.
" Bon. Il va falloir lui soutirer ces informations. Un sort de quête ne servira à rien, il se laissera mourir. Mais si un de nos mages maîtrise la domination, on peut tenter de l'affaiblir puis de le soumettre."
Il était sans doute très résistant, mais il n'était pas nécessaire de le dominer d'emblée.

Marthe se tourna vers Hubert, le seul d'entre eux à connaître précisément ce dont les mages étaient capables.
Et dans les souvenirs du paladin, aucun d'entre eux ne pouvait lancer de domination ou d'autres sortilège d'influence : ils étaient axés sur les sorts offensifs, au sens premier du terme, et possédaient de quoi invoquer des créatures, des illusions ou se protéger eux-mêmes. Rien d'utile dans cette situation.

Le paladin fit part de ses observations au clerc et celui-ci soupira.
" J'imagine qu'on en aurait déjà fait usage si ça avait été possible." dit-il avec une grimace.
Il se tut un instant, réfléchissant. Un symbole de persuasion charmerait le clerc, s'il ne résistait pas au sortilège. Or les prêtres étaient particulièrement résistants à toutes les tentatives de coercition mentale.
" Ça n'aurait sans doute pas marché, de toute façon." dit le Luménien.
Il les dévisagea.
" Nous n'avons pas d'autre option que de descendre et espérer que... tu trouves ce symbole en toi au moment opportun."
Hubert parut surpris puis haussa les épaules.
" Très bien."
Albérich acquiesça.
" Nous descendons demain matin. A l'aube. Lathandre veillera sur nous."

Marthe les dévisagea l'un et l'autre, surprise elle aussi, mais se contenta d'acquiescer.
-Je vous le souhaite sincèrement.
Elle soupira.
-Bon et bien, je retourne à mes lectures. Non que ce soit très utile mais... Il faut bien s'occuper.

Albérich faillit lui conseiller de retourner à la constitution, mais s'en abstint. Si tout se passait comme prévu, Clairétoile pourrait bientôt prendre forme. Et il n'avait aucune raison d'en douter.
" Bon, je vais voir avec Thibault pour nos sortilèges...
— Et moi je vais m'assurer que tout est prêt pour partir. En ce compris du ravitaillement général. Difficile de savoir combien de temps cela va nous prendre."
Le Luménien acquiesça et ils se séparèrent. Autant occuper cette dernière journée au mieux.

Tandis qu'Hubert partait pour l'intendance pour une démarche qui, à n'en pas douter, serait effectuée en un rien de temps, Albérich se mit en quête de Thibault, qu'il dénicha dans l'une des salles du rez-de-chaussée. L'air ému, le Sunite était perdu dans la contemplation d'une superbe statue. L'approche de son ami le fit sursauter mais il sourit malgré tout.
-Listes de sorts ? demanda-t-il.

" Oui. Nous devons être couverts pour le nécessaire sans négliger l'imprévu. Et j'ai l'intention que nous ne laissions rien au hasard."
Il sourit.
" Mais je peux m'en charger et te communiquer la liste avant d'aller dormir, si tu veux. Je ne veux pas interférer avec ta mise en condition..."

Il secoua la tête.
-Non non, on va faire ça ensemble.
Son sourire se fit penaud.
-Mais ne t'attend pas à ce que je sois très utile : je suis un clerc de salon, après tout...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue