La Couronne de Cuivre

" Un clerc de salon qui maîtrise sa rapière comme un véritable guerrier. A d'autres, tu veux. Je suis surpris, cela dit. Je pensais que les Sunites répugnaient au corps à corps, si sale, générateur de transpiration, et favorisaient les sortilèges, bien plus élégants."
Il lui décocha un clin d'oeil et déroula ses listes.
" Bon, les sorts nécessaires sont rejet du mal, bannissement si tu sais le lancer, renvoi, châtiment du mal... sans doute quelques convocations de créatures... Dissipation de la magie... Délivrance des malédictions..."
Il passa en revue ses notes sous les yeux du Sunite.

-Minute, papillon : là, tu vas trop vite pour moi. Et avant que ne débutent les choses sérieuses, je tenais quand même à préciser que les Sunites n'ont rien contre les activités qui font transpirer. Parce qu'après, il faut prendre un bain, et les bain, c'est bien.
Il sourit puis se concentra.
-Bon, me faut de quoi prendre des notes. Sinon, à la fin de notre échange, j'aurai déjà tout oublié.
Peu après, ils étaient installés dans un confortable petit salon et Thibault prit bel et bien des notes : son application et son sérieux lui donnaient une image de bon élève à laquelle Albérich n'était pas habitué.
Quoi qu'il en soit, une heure plus tard, ils en avaient terminé.

Albérich remercia Thibault pour son application puis le laissa à ses contemplations tranquilles. Il prit un peu de temps pour écrire à César, comme il l'avait décidé la veille. Il eut du mal, comme la fois précédente à trouver le ton juste. Il n'écrivit pas des adieux ni un testament, cependant. Il ne pensait pas mourir, et si jamais cela devait advenir, si jamais il devait quitter ce monde pour entrer dans la gloire de Lathandre... Il n'y avait aucune raison qu'il charge son père de déclarations formidables. Il ne croyait pas à ces revirements au bord de la tombe, à ces aveux de dernière minute. Leur relation était ce qu'elle était. Il partirait fidèle à lui-même.
Et puis il passa le restant de la journée en prière, dans la salle aux vitraux, ne s'interrompant que pour les repas.

Personne ne le dérangea... hormis pour le prévenir des repas, justement.
La journée s'écoula sans que rien de spécial ne se produise.
Puis ce fut la veillée. Personne ne changea rien à ses activités mais la tension était plus que palpable.

Ce fut Hubert qui prit l'initiative de les rassembler après le repas. Il s'était entretenu avec Frida plus tôt dans la journée pour la prévenir qu'elle prendrait son relais avec Guillermo pour l'épauler, qu'Etienne avait refusé, ce genre de choses. Ils avaient aussi convenu que le signe qu'ils avaient réussi serait la réapparition de la lumière naturelle au-dessus de leurs têtes. Ils pourraient alors replacer la gemme leur permettant de rentrer... tout en se préparant à une possible attaque ithilienne. Nul doute que l'ennemi percevrait également le changement d'atmosphère... s'il y avait des survivants terrés dans la forteresse ou ailleurs.
Le matériel était prêt, Marcus leur avait préparé des paquetages légers mais contenant des fournitures basiques, et Hubert avait veillé à ce que leurs armes et leurs armures soient dans un état optimal. Il avait aussi demandé à Daniel de reproduire les six symboles de base ainsi que les lignes du septième, de manière à ce qu'Albérich et Thibault puissent mémoriser leurs modèles. Enfin, il avait été prélever des gemmes dans le coffret. Huit, par sécurité, même s'il espérait en extraire davantage dans le ventre de la cité.
" Nous partons demain, dit-il, verbalisant ce qu'ils savaient tous. S'il y a des dernières questions, des déclarations, c'est le moment..."

Il n'y eut nulle demande, nulle déclaration.
Leurs compagnons ne furent pas pour autant silencieux, prononçant vœux de réussite et de chance, conseils de prudence...
Hubert et Albérich sentirent, chez beaucoup, le regret de ne pouvoir aider, le malaise de se savoir absolument inutiles en ce moment où se jouait l'avenir de la Communauté et bien plus encore. Mais ils sentirent surtout l'espoir qui les accompagnait, qu'ils représentaient.

Albérich ne savait pas trop quoi dire : il avait du mal à penser à autre chose qu'à ce qui s'approchait. Il aurait voulu que l'aube soit déjà là afin de pouvoir partir sans plus attendre. Mais il restait une nuit, une nuit qui serait peut-être sans sommeil. C'est pourquoi, une fois le rassemblement dispersé, il alla à l'intendance pour doser de l'infusion : ni trop forte, ni trop légère, juste de quoi apaiser les sens. Il revint ensuite dans la salle commune et chercha ses trois compagnons du regard... même si certains avaient peut-être décidé de tromper l'angoisse de ces derniers instants en fuyant toute chaleur humaine...

Sans doute était-ce le cas de Giovanni : il n'était visible nulle part.
En revanche, Thibault était bien là, jouant aux cartes avec certains des officiers d'Hubert. Il avait l'air totalement détendu et quoi qu'il ait une coupe de vin à portée de main, il ne paraissait pas le moins du monde ivre.

Albérich décida de ne pas le déranger : il avait trouvé une activité propre à l'occuper jusqu'au moment où il prendrait du repos. Il chercha donc Hubert, dont les émotions seraient sans doute moins tranquilles. Il dénicha le paladin dans les jardins, avec son cheval. Pendant un moment, il hésita à les déranger : ils partageaient quelque chose de profond, le Luménien le savait, et il ne voulait pas les interrompre. En même temps, c'était sa dernière nuit auprès d'Hubert avant qu'ils ne plongent vers le danger. Il avait envie... de vivre. Et ce n'était pas un destrier, même magique, qui l'en empêcherait.
Il resta à bonne distance jusqu'à ce qu'Hubert le remarque. Le paladin lui fit alors signe d'approcher. Grand Vent le salua à mi-voix et, comme s'il comprenait, s'écarta dans l'herbe rase.
" Tu me cherchais ?
— J'ai envie de faire l'amour."
Hubert écarta des yeux faussement outrés puis l'attrapa par la taille et posa un baiser sur son front.
" Ce ne sera pas la dernière fois, tu sais.
— Je sais. Mais la nuit est noire... et j'ai envie de lumière."
Ils firent de Grand Vent leur sentinelle et se retirèrent dans une des pièces qui bordaient le jardin. Dès qu'ils furent dans les ténèbres, seuls, protégés, ils libérèrent leur désir. Hubert avait faim, il le déshabilla avec une passion presque effrayante, mais Albérich n'en ressentit qu'un intense bonheur, sans chercher à freiner son ardeur. Evidemment, à nouveau, le cadre de leurs ébats était froid, dur, précaire, mais il y avait assez de chaleur dans leurs gestes pour leur faire oublier, momentanément, l'endroit où ils étaient. Ce ne fut que lorsqu'ils reprirent le contrôle de leur corps, pantelants, encore traversés par les derniers frissons de l'extase, qu'ils perçurent avec acuité combien ils étaient mal installés.
" Je rêve d'une chambre d'auberge, d'un feu crépitant, d'un lit formidablement moelleux et de rester terré dans cette chambre pendant trois jours." grommela le paladin, tout en aidant Albérich à se relever.
Ils s'étreignirent et restèrent enlacés un long moment.
" Ce n'est pas pour demain, mais c'est pour bientôt." lui répondit le Luménien.
Ils s'embrassèrent doucement, Hubert le serra plus fort, passa une main dans ses cheveux, sur sa nuque, son dos, jusqu'au creux de ses reins.
" Le rendez-vous est pris."
Ils rassemblèrent ensuite rapidement leurs vêtements et se rhabillèrent, puis gagnèrent les zones communes. Albérich avait un sourire ravi sur les traits, dont Hubert se moqua, mais il s'en fichait, il était heureux. Pour un temps, les nuages étaient dissipés : ils pouvaient aller dormir.

Comme d'habitude, ceux qui voulaient veillés s'étaient retirés dans la salle à manger où ils jouaient, buvaient - avec modération-, devisaient... Ceux qui, au contraire, voulaient dormir s'étaient installés le plus confortablement possible dans la salle commune.
Giovanni était toujours invisible, Thibault disputait toujours des parties de cartes.

Albérich et Hubert allèrent donc se coucher et s'endormirent aisément, aidés par tout ce qui tournait encore dans leur organisme. Pendant un moment, au moins, le lendemain semblait distant et irréel...

Pourtant, le lendemain arriva vite, très vite.
Il y eut l'appel de l'aube, les prières, le petit-déjeuner.
Thibault était pimpant, Giovanni blanc comme un linge et manifestement fatigué. Et lui qui n'était ni clerc ni paladin ne pouvait compter ni sur la lumière, ni sur l'énergie d'un dieu pour lui donner de l'allant.

Hubert ne les laissa pas manger, leur recommandant d'emporter quelque chose. Il y eut moins d'un quart d'heure entre le moment où il quitta la salle de prières et le moment où il enclencha le téléporteur.
Ils convinrent cependant de ne pas rallier directement la forteresse : ils auraient alors sauté dans un nid de frelons. Or le but était de minimiser le contact avec l'ennemi avant la faille... Ils choisirent donc de se rendre dans l'endroit qui en était le plus proche, et dont ils connaissaient déjà la fonction.

Ce fut donc la bibliothèque.
Certes, il leur faudrait une heure pour rallier la forteresse mais cela aurait été légèrement plus long s'ils avaient opté pour l'école de magie.
Par ailleurs, ils connaissaient bien l'endroit qui, de surcroît et de prime abord, leur parut complètement désert.

Albérich se sentait à la fois serein et fébrile, selon l’instant. La masse pesait lourd dans sa main, il se répétait des sortilèges en boucle dans sa tête, tout en posant un regard affûté, presque trop, sur l’environnement.
C’était le flux de l’angoisse dans ses veines, il le savait. Il retomberait bientôt, pour s’enflammer à nouveau si quoi que ce soit se produisait, une rencontre, un bruit, un vent glacé.
Hubert les guida vers l’escalier qui descendait vers les souterrains.
« Albérich, tu passes devant, puis Thibault. Relayez-vous. Giovanni ensuite, je prends l’arrière. » décréta-t-il.

Thibault, visiblement très détendu, acquiesça.
Giovanni, dont l'état d'esprit semblait tout différent, se contenta de s'exécuter.
C'est ainsi organisés qu'ils pénétrèrent dans le réseau de souterrains qui s'étendait sous l'antique cité. Pour l'heure, les tunnels semblaient déserts mais il ne fallait pas s'y fier. D'autant que l'itinéraire qu'ils allaient emprunter et qu'ils avaient pris soin de vérifier sur le plan avant de partir était relativement long : les occasions de mauvaises rencontres ne manqueraient pas.

Albérich était un peu décontenancé d'être en tête. Bien sûr il comprenait que cela permettait à Hubert de cheminer presque à reculons, tandis qu'il avançait dans la bonne direction. La lumière que diffusait la pierre enchantée qu'ils avaient emportée, même tamisée par un voile, lui paraissait propre à attirer toutes les ombres de la nuit. Il était tendu, désormais, sans véritable peur, mais en alerte, ce qui dénotait avec l'attitude du Sunite. Bien sûr, jamais il ne se serait permis de faire la conversation...

Un bon moment, le Sunite garda lui aussi le silence. Mais il finit pourtant par le rompre brièvement : peut-être le trouait-il pesant ?
-Les Anciens étaient bourrés de qualités, mais je trouve quand même qu'ils auraient pu faire un effort sur la décoration de leurs souterrains : tout ceci est d'un monotone !
Monotone ? Certes, quoiqu'il aurait aussi pu dire sinistre. Mais sans doute était-ce un effet de la tension ambiante, de la certitude que le danger, à tout instant, pouvait fondre sur eux depuis la gueule obscure d'un tunnel...

Et sans la moindre cachette, songea Albérich, ce qui était à la fois un avantage et un désavantage.
" Tu pourras y remédier quand nous aurons réglé leur compte aux démons. Le projet de toute une vie : décorer des lieues et des lieues de souterrains... Tu embaucheras Giovanni : il pourrait peindre tous les membres de la communauté, en taille réelle, sur les murs, comme s'ils cheminaient dans les couloirs..."

Thibault étouffa un éclat de rire.
-Nous prendrais-tu pour des nains, Albérich ? Non parce qu'en dehors des êtres souterrains, la plupart des artistes préfèrent officier en des lieux que visite régulièrement la chaude et naturelle lumière du soleil... D'autant que lesdits lieux sont d'ordinaire beaucoup plus fréquentés. Ici, il n'y aurait guère que des patrouilles de soldats pour admirer ces chefs d’œuvre. Or, tout le monde sait que les soldats ont autant de sens artistique qu'un grouilleux malade souffrant de myopie.

" Le soldat a tout entendu." grommela Hubert, depuis l'arrière de la colonne.
Albérich, lui, resta silencieux. Il avait trouvé son idée plutôt bonne, et voilà que Thibault l'avait tournée en dérision... Mais c'était Thibault. Le jour où, explicitement, il trouverait grâce à ses yeux n'était pas encore venu. Comment diable le Sunite avait-il pu penser qu'il comprendrait un jour ce qu'il ressentait sous cette couche de sarcasme ?
" C'est toi qui te plaignais que les couloirs soient sinistres. Mais si les Anciens ont eu autant d'égards pour leurs soldats que tu sembles en avoir, alors tu as la réponse à ta question."

Soupir.
-Diantre, comme vous êtes pince sans rire... Vous ne connaissez pas le principe de la dédramatisation ?
Il secoua la tête.
-Et sans doute aussi que je ne suis pas assez adaptable... Bref, oubliez tout ce que j'ai dit.
Et il ne pipa plus mot, se contentant de surveiller les alentours toujours déserts.

Albérich fut désolé de la réaction de Thibault. Il n'avait pas voulu mettre un terme à sa tentative de détendre l'atmosphère, mais lui avait répondu, il lui semblait, avec la même ironie que la sienne. Mais voilà... Il semblait que le Sunite ne supportait pas qu'on le chambre, lui ! Enfin... compte tenu des circonstances, c'était difficile de lui en vouloir : ils étaient tous à cran, et chacun l'exprimait à sa manière.
Le Luménien repoussa ces pensées : il fallait demeurer vigilant.

Cependant, et pour autant qu'il puisse en juger - mais, d'ordinaire, il était plutôt fin psychologue -, le pire était que Thibault semblait tout juste un peu nerveux. Pour le reste, il respirait la décontraction, la détermination... Fallait-il y voir de l'inconscience ? Pas sûr du tout.
Quoi qu'il en soit, c'est en silence qu'ils continuèrent leur progression. Depuis combien de temps marchaient-ils ? Impossible à dire, dans pareil environnement. Néanmoins, se souvenant du plan qu'il avait patiemment observé, le clerc estima qu'ils étaient à mi-chemin de la forteresse.

Il n'avait aucune raison de changer sa manière d'agir et il décida donc de poursuivre, aux aguets, se relayant de temps en temps avec le Sunite comme l'avait demandé Hubert, afin de pouvoir se "reposer" légèrement. Pour l'heure, ils étaient plutôt tranquilles, mais il ne fallait pas se relâcher, il était probable que les démons soient surtout concentrés autour de la forteresse et dans les mines.

Ils continuèrent à avancer, enfilant couloir sur couloir sans rencontrer la moindre patrouille, qu'elle soit ithilienne ou démoniaque.
Mais alors qu'ils n'étaient plus qu'à quelques minutes de marche de la forteresse, la nature de l'obscurité qui les environnait de toutes parts changea. Elle se fit peu à peu plus profonde, plus épaisse, plus malsaine...
Elle se fit semblable à celle qui, un temps, avant qu'Hubert n'y remédie, avait régné dans les caves du palais.

Il était bien trop tôt pour user de sortilèges : ce n'étaient après tout que des ténèbres, même si elles étaient chargées de magie. Tout sortilège visant à les dissiper risquait de sonner comme un signal d'alarme. Aussi le paladin prit-il la tête de leur quatuor, leur recommandant de rester groupés. Le couloir était suffisamment large pour qu'ils puissent marcher à deux de front... et ils persévérèrent donc, plus concentrés que jamais. L'ennemi n'allait probablement plus tarder à surgir...

Autour d'eux, le silence se fit plus profond.
Même le bruit de leurs bottes paraissait étouffé.
Pourtant, il leur semblait parfois entendre des sons. Des murmures. des souffles, à la limite de l'audible...
Ils avaient atteint l'endroit où, bien des jours plus tôt, Hubert avait eu son altercation avec le défunt Ézéchiel.

Ils poursuivirent leur route. Ils ne devaient pas monter à la forteresse, mais bien descendre sous celle-ci, toujours plus profond, vers les mines, et se préparer à y affronter ce qu'ils y trouveraient : démons ou diables, Ithiliens ou colons possédés. Albérich espéra que Giovanni ne flancherait pas. Au pire, lui et Thibault disposaient de sortilèges propres à lui redonner courage, même très brièvement.

Ils avancèrent, avancèrent encore.
Ils furent bientôt sur le point d'atteindre le lieu où, cherchant à pénétrer dans les mines, Hubert et Thibault avaient livré bataille à une escouade d'Ithiliens.
Et comme lors de leur dernière visite, ils virent des lueurs plus loin dans le couloir.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue