La Couronne de Cuivre

Hubert faillit trébucher mais se rattrapa in extremis. Baissant les yeux, il croisa le regard de Louis, songea à ce qu'avait dit le diable, qu'il occuperait un autre corps si celui-ci venait à être détruit. C'était un peu ridicule, quant on y songeait, d'emprunter une carcasse aussi minable quand on disposait d'un organisme puissant et pratiquement invulnérable.
" Désolé, Louis, mais tu t'es fait ça à toi-même. Subis-en les conséquences, à présent."
Puis il tenta de se dégager pour reprendre sa course.

Mais la poigne se fit plus ferme.
Devint même douloureuse.
-Et les secondes chances ? Et les nouveaux départs ? N'êtes-vous pas Lathandrite ? N'avez-vous aucune pitié ?

" Tu as détruit la seconde chance de dizaines de personnes, Louis. Tu as détruit Etienne. Les dieux te jugeront, pas moi."
Et il lui asséna un bon coup de pied sur l'épaule, dans l'espoir que cela le ferait lâcher. Si ça ne marchait pas, il faudrait se résoudre à passer à quelque chose de nettement plus radical...

L'épaule du chevalier craqua.
Mais l'étau sur la jambe du paladin se resserra encore, meurtrissant ses chairs.
-Et comment les dieux vous jugeront-ils, vous qui n'avez jamais songé à la pérennité de la Communauté ? Vous qui, sitôt tout cela réglé, partirez en abandonnant tout le monde, en oubliant tout le monde ? Ces gens n'ont jamais compté pour vous. Pour moi, ils comptaient, et j'ai essayé de faire en sorte que leur projet réussisse. Je me suis trompé, mais j'ai essayé. Vraiment essayé.

Hubert se demanda s'il devait se résoudre à le décapiter — comme dans ses rêves*— pour qu'il le lâche enfin. Il avait l'impression que ce serait inutile, que comme un poulet mort, Louis n'avait pas besoin de sa tête pour agir.
" Si tu tiens vraiment à la communauté, tu vas me lâcher, Louis. Faire passer sa survie avant la tienne."

-Et qui es-tu pour me dire ce genre de choses, toi qui a toujours fait passer tes envies, tes lubies, ta prétendue vocation de paladin avant tout le reste ?
La voix avait légèrement changé de timbre. Mais cela suffisait à la rendre terriblement désagréable.
-Toi qui a été banni pour ne pas avoir su contenir ta stupide fougue ? Toi qui a abandonné ton seigneur pour suivre l'homme dont tu lorgnais le cul ? Toi qui, pour satisfaire ton orgueil démesuré, ne cesse de te ruer stupidement en avant, quitte à faire souffrir ceux qui t'aiment ?

Albérich était arrivé derrière l'épaule d'Hubert. Il ne saisit sans doute pas la totalité de la tirade de la... chose qui lui tenait la jambe, mais ça ne l'empêcha pas d'intervenir.

Albérich -> Injonction (Lâche !) -> Louis

Et si ça ne marchait pas non plus, il ne resterait plus au paladin qu'à... décapiter Louis !

Le sort ne produisit aucun effet.
-Ah, Megrall... L'homme qui a laissé son aimée mourir, l'homme qui a été trop faible pour conserver sa foi, l'homme qui a ensuite abandonné toutes ses responsabilités et tous ceux qui comptaient sur lui, l'homme qui, à Combeloup, a refusé l'amour que lui offrait sa vraie famille... Sais-tu que ton père est mort avant d'avoir pu te revoir, ce qu'il souhaitait par-dessus tout ? Et sais-tu que le sieur des Rosières, dont tu n'as jamais vu l'amour ardent qu'il te portait, a bien l'intention de mourir en enfer, pour échapper à sa...
Il ne put terminer sa phrase : la lame d'Hubert venait de lui séparer la tête des épaules.
De la plaie béante jaillit un flot de sang... et une ombre plus noire que les plus noires ténèbres.
Un éclair de lumière la frappa, la repoussant quelque peu : Giovanni venait de faire usage de son bourdon.
Autour d'eux, le chaos était total : les prisonniers hurlaient de terreur, les démons ferraillaient contre des êtres de pure lumière...

Albérich était secoué, Hubert le vit tout de suite. Il glissa le bras sous son épaule et l'entraîna vers le barde, au pas de course. Le Duc infernal allait se chercher un hôte, et il ne fallait pas que cela soit l'un d'entre eux.
" Merci." dit-il à Giovanni en arrivant à sa hauteur.
Il se pencha sur Albérich.
" Les diables mentent.
— Je sais."
La faille, il fallait maintenant l'atteindre et ne plus se retourner.

Leurs deux compagnons sur les talons, ils coururent hors de la caverne, coururent le long du tunnel...
De temps à autre, Giovanni usait de son bourdon, décochant des traits de lumière.
Sans doute étaient-ils poursuivis.
Par le duc ? Par ses séides ?
Vérifier, ce serait perdre du temps.
Ils pressèrent le pas, puisant dans leurs ressources déjà bien entamées.
Subitement, la faille s'ouvrit devant eux.
Ils ne ralentirent pas, continuèrent tout droit.
Ils chutèrent.
Chutèrent encore.
Chutèrent toujours.
Dans les ténèbres.
Puis ils atterrirent rudement sur un sol irrégulier, le choc leur coupant le souffle.
Hubert, le premier à relever la tête, constata qu'ils se trouvaient à l'endroit exact où les quatre Anciens étaient apparus, en ce lieu effroyable défiant l'imagination.
Mais... Pas d'armée diabolique en vue.
Pour l'instant.

Vu la longueur de la chute, il était déjà miraculeux qu'ils ne soient pas morts. Hubert se redressa puis se tourna vers les autres, prêt à les aider à se relever, voire à leur insuffler de l'énergie divine s'ils en avaient besoin. Avec un peu de chance, les diables pensaient qu'ils n'atteindraient jamais la faille, convaincu du triomphe de leur duc tout puissant, et ils parviendraient à avancer un bon moment avant que leur intrusion ne soit détectée... L'un dans l'autre, de toute façon, il fallait se remettre en mouvement.

Giovanni observait le paysage de cauchemar avec des yeux exorbités. Pour l'esthète, pour l'artiste qu'il était, cette vision devait tenir de l'insupportable.
Thibault, lui, pâle et la mâchoire serrée, regardait déjà du côté de cercle levées.
Ni l'un ni l'autre ne prononcèrent le moindre mot.

Albérich s'était relevé également mais son expression un peu perdue n'était pas due à l'environnement, Hubert le sentait. Ce qui habitait Louis avait parlé de son père, de Thibault, aussi, et c'était ce qui avait secoué le Luménien. Le paladin se promit de garder un oeil sur le Sunite. Les diables mentaient mais il n'était pas question que l'un d'entre eux y reste, quel que soit son choix.
" En route." murmura-t-il, avant de se diriger dans la direction que lui avait indiquée sa vision.

Avec un soupir, les autres le suivirent.
Le cercle de pierres ne paraissait pas très éloigné. Mais cette proximité était trompeuse : d'une part parce que le terrain qu'ils devaient traverser était difficile, accidenté, d'autre part parce qu'en dehors du paladin, les autres commençaient à accuser le coup. Ils marchaient depuis des heures, leurs nerfs avaient été mis à rude épreuve...
Oui, à bien y réfléchir, le trajet ne serait pas qu'une formalité.

Hubert ne savait pas bien quoi faire. Il lui semblait nécessaire de persévérer au plus vite, mais dans le même temps, il était conscient que l'épuisement de ses compagnons les mettait tous en danger. Il s'immobilisa donc au bout de quelques toises.
" Voulez-vous qu'on fasse une pause ? Vous avez tous l'air... éprouvés."
Lui-même se sentait à présent beaucoup plus calme, libéré du poids des décisions qu'il avait presque prises, de la menace du diable... Il ferait sûrement des cauchemars plus tard, quand il prendrait la mesure de ce à quoi il avait échappé. Mais pas maintenant.

Ses compagnons s'entreregardèrent.
-J'aimerais autant qu'on en finisse au plus vite,souffla Giovanni.
-Un pique-nique aux enfers, ça aurait de la gueule, fit Thibault, désinvolte. Mais il y a fort à parier que des troubles-fête viennent gâcher nos agapes, alors sans doute vaut-il mieux continuer...

Albérich avait l'air un peu ailleurs, le visage contracté par ce qui tournait dans son esprit, mais quand Hubert le regarda, il parut reprendre ses esprits et acquiesça.
" Oui, continuons."
Le paladin soupira.
" Bon. Thibault, devant. Je prends l'arrière. On y va."

Le Sunite s'exécuta sans protester et ils reprirent leur marche sur le sol rocailleux, irrégulier, crevassé...
Le silence était total, hormis le son des cailloux que leurs bottes faisaient rouler.
Au bout de plusieurs minutes, ils durent sauter une faille qui, pour être étroite, semblait s'enfoncer à des profondeurs incommensurables.
Peu à peu, leur objectif se rapprochait.
Ils avaient accompli un tiers du parcours, peut-être un peu plus.
Mais alors retentit dans le lointain un cri hanté qu'ils avaient déjà eu maintes fois l'occasion d'entendre.

" Giovanni, on va voir ce que ton arme fait sur lui dans ce genre d'environnement, dit Hubert. Restez groupés."
Il scruta le ciel, à la recherche de la créature. Il n'y en aurait certainement pas une seule malheureusement. A ses côtés, Albérich s'était mis à incanter.

Albérich-> Cercle Magique contre le Mal -> centré sur lui-même

Hubert finit par discerner trois créatures ailées volant haut dans le ciel de ténèbres.
Elle se rapprochèrent et, sans descendre, se mirent à effectuer de grands cercles au-dessus d'eux.
L'une d'entre elles poussa un nouveau cri. Cri qui, du lointain, reçut une réponse.
Ils étaient indéniablement repérés.
Et c'est plus de la moitié du trajet qu'il leur restait à accomplir.

" Hâtons-nous." dit le paladin.
Courir paraissait prématuré, mais il leur fallait progresser un maximum avant d'être contraints à l'affrontement. Hubert garda l'arrière du groupe, veillant à ce que tout le monde reste dans l'aura dégagée par Albérich. Il garda aussi un oeil sur le ciel... Ces bestioles piqueraient tôt ou tard et il faudrait les recevoir avec les honneurs.

D'autres monstres volants firent leur apparition, se mirent à décrire des cercles au-dessus de leurs têtes.
Pour l'instant, c'était des seuls êtres visibles. Mais nul doute que la cavalerie diabolique finiraient par arriver...
Alors qu'une faille trop large pour être franchie les obligeait à faire un détour, une première créature fondit sur eux. Giovanni tenta d'user de son bourdon mais manqua sa cible - la nervosité, peut-être. Échec sans conséquences : il avait s'agit d'une première approche, l'ennemi reprenait déjà de l'altitude...
Mais les choses sérieuses allaient commencer sous peu, indéniablement.

" Cherchez le passage, dit Hubert. Je m'occupe du ciel. Giovanni, tu restes à côté de moi. Les clercs, vous vous chargez l'un de l'autre."
Dans ses visions, les créatures infernales n'avaient pas attaqué les quatre combattants de Clairétoile. Il semblait assez clair qu'ils n'auraient pas cette chance. Il faudrait pourtant qu'ils parviennent à atteindre le cercle de pierres tous les quatre, et sans avoir complètement épuisé leurs possibilités...

Ils finirent par trouver un endroit où la faille se faisait suffisamment étroite pour qu'un saut soit envisageable et même relativement peu risqué.
Puisqu'on lui avait attribué la tête de la colonne, Thibault passa le premier, sans entrave.
Albérich s'apprêtait à faire de même lorsqu'une créature ailée fondit brusquement des cieux enténébrés.
A nouveau, Giovanni manqua son coup. Mais le monstre rata le sien également, ratant l'épaule d'Hubert d'un cheveu...

Le paladin pressa le groupe pour qu'il traverse rapidement. Il avait désormais dégainé sa lame, à nouveau, et tentait de marcher le plus vite possible... presque à reculons. Il se servait de Giovanni comme guide, une main sur son épaule, espérant à demi que son aura pourrait quelque peu le rasséréner.
" Thibault ! Quelle distance ?" demanda-t-il d'une voix forte.

-Heu, je dirais qu'on a fait... peut-être un peu plus de la moitié du parcours, répondit le clerc après un temps d'hésitation.
Bientôt, tous quatre avaient franchi la crevasse et repris leur progression aussi rapidement que le leur permettaient leurs forces déclinantes et le terrain accidenté.
Mais bientôt, ce furent deux monstres qui fondirent sur eux avec une célérité déconcertante.
Cette fois, Giovanni fit mouche, arrachant à sa cible un cri de douleur et la poussant à largement infléchir sa trajectoire. En revanche, le deuxième n'allait pas tarder à frapper Hubert de ses serres d'allure sinistre....

Il se garda, décidé à affronter la créature à l'ancienne. Après tout, son épée était supposée être magique, il n'était pas mauvais combattant, et ils étaient loin d'avoir atteint leur destination. Si le résultat était vraiment trop limite, il aviserait...

Il parvint à parer l'assaut et même à riposter.
Il avait retrouvé son calme, ses forces étaient loin d'être épuisées... Bref, il constituait un redoutable adversaire, même pour les résidents des abysses.
Sa lame s'enfonça profondément dans le corps de la créature qui poussa un hurlement puis s'enflamma. Elle tomba violemment au sol et, tout en se consumant, tout en se convulsant, essaya de frapper de ses ailes membraneuses et des ses serres acérées la cause de son prochain trépas.

Hubert s'écarta vivement pour rejoindre ses compagnons et repartir en direction du cercle de pierres. Il espérait que les autres volatiles en prendraient de la graine, sans trop y croire : l'instinct de destruction était sûrement bien plus fort que celui de conservation dans leurs caboches obtuses. Il accéléra le pas, tentant de voir plus loin que Thibault, jusqu'au cercle de pierres. Il était encore trop tôt pour courir, surtout dans l'état dans lequel ils étaient déjà.

Entre eux et le cercle de pierres qui couronnait une petite éminence, le niveau du sol ne s'élevait pas, mais le terrain n'en était pas moins de plus en plus difficile à pratiquer : rochers, trous, crevasses... Courir sur pareille étendue n'était pas impossible mais réclamerait à coup sûr une grande attention pour éviter les faux pas. Une attention qu'ils ne pourraient plus consacrer à leurs assaillants...
Lesquels se tinrent tranquilles un moment.
Un petit moment.
Déjà, trois d'entre eux amorçaient leur piquée...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue