La Couronne de Cuivre

S'écartant de ses compagnons, Hubert se prépara à recevoir le monstre.
Albérich ne pouvait rien faire et il devait le défendre à tout prix, sans quoi tout aurait été en vain. Il se força à regarder la créature, à chercher un endroit où la frapper, une gorge, un oeil, une poitrine, n'importe quoi.
Il avait peur, mais dans le même temps, il était exactement où il aurait toujours dû être : face au Mal, protégeant un Lathandrite de haut rang, l'homme qu'il aimait et qui l'aimait en retour, la communauté qu'il avait juré de servir.
C'était peut-être la fin, mais c'était avant tout une renaissance.
Il était prêt, cette fois, à se comporter en paladin et en céleste.

Il entendit un cri, derrière lui.
L'instant suivant, il fut dépassé par un Thibault qui, quoique chancelant, avait tiré sa lame et fonçait tête baissée sur la gigantesque abomination qui les menaçait.
Un bras, une tentacule, un membre impossible à déterminé, en réalité, le balaya comme fêtu de paille et l'envoya s'écraser contre l'une des pierres levées.
Puis l'horreur sans nom concentra son attention sur le paladin.
Un homme ordinaire aurait succombé en un instant.
Lui parvint à parer un premier assaut, un deuxième ; il parvint même à trancher, de sa lame formidable, un appendice menaçant.
Mais, tout demi-céleste qu'il soit, il devait se rendre à l'évidence : sa résistance héroïque ne durerait que quelques secondes...

Ce n'était pas grave. Ce n'était pas important. Ce qui l'était, c'était qu'il tienne le coup le temps qu'Albérich termine le symbole. Pour le reste, il remettait son destin entre les mains de Lathandre, dans la lumière duquel il était persuadé de retourner, même si son trépas avait lieu en un endroit aussi horrible.
Il usa de toute la puissance qui lui restait, de tous les sortilèges qu'il connaissait encore, sans retenue, avec détermination.
La lumière triomphe, le Mal plie. Albérich allait réussir.

Il réussit à tenir encore tête à la créature.
Combien de temps cela dura-t-il ?
Une minute, peut-être deux.
Ce qui constituait un exploit, indéniablement.
Mais un coup vicieux finit par lui démettre l'épaule, par lui briser le poignet, par lui faire lâcher sa lame.
Un autre le fit choir sur le dos, lui coupant le souffle.
L'abomination le dominait. Dans un instant, elle l'aurait écrasé...
Alors, le monde parut exploser.

Lumières aveuglantes.
Ténèbres insondables.
Sensation de chuter.
Toujours plus vite.
Toujours plus bas.

Choc brutal.
Un sol de pierre sous ses paumes.
Un silence profond, absolu.
Non : près de lui, une respiration.
Se redressant malgré la douleur, il se découvrit dans un tunnel.
Devant lui, close, une large porte à double battant sur laque un étrange sceau luisait doucement.
Alentours, les corps de ses compagnons.
Seul celui d'Albérich bougeait, remuait...
Le Luménien était lui aussi conscient.

" Albérich ?" souffla Hubert en se redressant.
Désorienté, il prit appui sur son bras cassé, poussa une plainte, chercha de l'énergie divine pour se soigner. Il n'était pas certain qu'il lui restait quoi que ce soit.
Le Luménien respirait toujours mais ne cherchait pas à se relever, de son côté.
" Nous avons réussi." murmura finalement le Lathandrite, d'une voix éteinte.

Ils avaient réussi, oui.
Même sans avoir vu la porte et le sceau reconstitué, Albérich le savait.
Quelques instants -ou une éternité - plus tôt, il avait achevé le septième signe, il avait vu celui-ci s'illuminer, transmettre son énergie aux six autres, former avec eux un cercle...
Puis il y avait eu cette étrange explosion.
Et, à présent, ils étaient de retour dans leur plan d'origine.

Hubert finit par se mettre en position assise. Il eut un vertige qui l'obligea à rester immobile une seconde. Puis il se leva et se dirigea précautionneusement vers Giovanni, qui était le plus proche de lui.

Albérich ne bougea pas. Il se sentait complètement vidé, comme étranger à cette carcasse douloureuse qui renfermait encore son âme. Le contrecoup de l'effort consenti lui mena les larmes aux yeux et il les laissa couler. Il avait l'impression qu'il n'aurait plus jamais la force de se relever, mais ça n'était pas grave. Ils avaient réussi.

Hubert avait conservé en lui un soupçon de magie divine, ce qui lui avait permis non de se soigner - il en aurait fallu bien plus - mais, au moins, d'atténuer temporairement sa souffrance.
Le barde, lui, paraissait indemne. Physiquement, en tout cas. Néanmoins, il semblait plongé dans une profonde inconscience et ne réagit ni à la présence, ni aux sollicitations du paladin.

Mais il était vivant. Il fallait se raccrocher à ça, espérer qu'il reprendrait connaissance et que le traumatisme de cette aventure s'atténuerait avec le temps. Hubert lui toucha doucement le visage, puis le laissa reposer, et se dirigea vers Thibault. Les paroles terribles du Duc infernal résonnaient dans son esprit et le Sunite avait agi exactement comme prévu, en se ruant au devant du danger dans une charge vouée à l'échec. Mais il pouvait n'être que sonné... et il avait peut-être besoin d'un coup de pouce. Albérich devait encore être en mesure de lancer plusieurs sortilèges, à cet égard, s'il trouvait la force de se relever.

S'il avait souhaité mourir, le Sunite en serait pour ses frais : il était vivant.
Son armure et sans doute plus encore son aube avaient en partie atténué la violence du choc contre le ménhir.
Mais il était inconscient, lui aussi et à voir le sang qui coulait en abondance sur son visage, il devait avoir une vilaine plaie à la tête.

" Albérich... murmura Hubert. Thibault a besoin de toi..."
Le Luménien soupira.
" Je ne suis pas sûr...
— Allons..."
Il marcha jusqu'au Luménien et croisa son regard sombre, voilé par l'épuisement. Ils se sourirent. Le paladin fut ébranlé par les émotions qui vinrent brusquement l'envahir, lui compressant la poitrine. Il prit la mesure de ce qu'ils avaient risqué, du miracle qu'était leur survie. Il ferait des cauchemars, il le savait. Peut-être pendant toute sa vie. Mais à l'instant, il se sentait juste immensément reconnaissant. Il glissa sur les genoux, se pencha, embrassa ces lèvres tant aimées, et Albérich frissonna sous sa bouche, avant de tendre un bras maladroit pour l'étreindre. Il toucha son épaule, Hubert tressaillit.
" Tu as aussi besoin de moi... nota le clerc.
— J'ai toujours besoin de toi." répondit le paladin en l'aidant à se redresser.
Il le guida ensuite jusqu'au chevet de Thibault et Albérich se rassit. Il incanta d'une voix rauque, un peu vacillant.

Albérich -> Soins intensifs -> Thibault

Un instant, le Sunite fut nimbé de lumière.
Puis son corps fut parcouru d'un spasme violent avant de retomber, inerte.
Il respirait désormais plus profondément et le sang avait cessé de couler sur son front.
Mais il demeura inconscient, comme Giovanni.

" Giovanni ? demanda Albérich tandis qu'Hubert s'asseyait près de lui.
— Vivant. Sonné comme Thibault."
Le clerc acquiesça.
" A ton tour."

Albérich -> Soins intensifs -> Hubert

Ensuite, pendant de longues secondes, ils restèrent juste assis sur la pierre, l'un contre l'autre, pour reprendre leurs esprits et pied dans le monde des vivants.

Seule la lueur émanant du sceau reconstitué atténuait les ténèbres.
Seuls leurs souffles rompaient le silence.
Ils étaient au plus profond des mines, éprouvés, épuisés : le trajet du retour ne serait pas une mince affaire.
Mais ce ne serait rien comparé à ce qu'ils venaient d'accomplir.

" On ferait mieux d'y aller..." murmura Hubert.
Albérich acquiesça et le paladin l'embrassa sur la tempe, avant de se relever. Il invoqua aussitôt son destrier : impossible de porter à la fois Giovanni et Thibault dans l'état dans lequel ils étaient. Albérich tenait à peine sur ses jambes.
" Monte en selle et prends Giovanni contre toi. Je vais porter Thibault.
— D'accord."
Il ne restait plus qu'à se mettre en route.

Mais il ne fut nul besoin de transporter le Sunite. Celui-ci commençait à émerger : il bougeait légèrement, battait des paupières...
-Et merde, encore raté... lâcha-t-il d'une voix mal assurée.
Mais il grimaça sitôt qu'il remarqua qu'il n'était pas seul.
-Ah, heu... Salut.
Il regarda autour de lui.
-Oh, et le sceau est à nouveau intact. C'est déjà ça !

Hubert n'osa pas lui demander ce qui était raté. Il se sentait immensément responsable des envies de suicide du Sunite, et c'était un poids terrible à porter. Trop y réfléchir lui donnerait le vertige, et ce n'était pas le moment, vu son état. Albérich parut soulagé de voir son ami reprendre ses esprits.
" Peut-être que Thibault devrait monter en selle avec Giovanni. Je suis moins éprouvé."

-Merde, Giovanni est mal en point ?
Le Sunite bondit sur ses pieds. Il chancela un instant mais se reprit et rejoignit le clerc et le barde inconscient.
-Il n'a pas l'air blessé...
Il secoua la tête, les traits subitement marqués.
-Ah, pauvre vieux, j'espère que ça va aller...

" Il va s'en sortir. Nous nous occuperons mieux de lui une fois de retour au palais, murmura Albérich, d'une voix douce.
— Je vais t'aider à monter en selle." proposa Hubert en s'approchant du Sunite, conscient que malgré son brusque regain d'énergie, il était encore très faible.
Evidemment, la fierté du clerc viendrait probablement s'immiscer entre ses bonnes intentions et leur interprétation...

Hubert n'avait pas fini de parler que, déjà, le Sunite secouait la tête. Mais il ne parut pas mal prendre la proposition.
-Je laisse volontiers la place à Albérich. Moi, j'ai craqué avant la fin du septième symbole et j'ai donc pu me reposer. Lui, non.
Sur un semblant de sourire, il se détourna et commença à prendre la direction du retour.

Hubert le regarda s'éloigner puis se tourna vers Albérich.
" Mais moi je déteste les chevaux, dit le Luménien d'une voix cassée. Tandis que lui, il monte comme un prince."
Le paladin sourit.
" Je crois que l'argument ne va pas porter. Et Grand Vent t'aime bien. Rends-le lui, tu veux ? Ça me faciliterait la vie."
Albérich ne protesta pas davantage et Hubert l'aida à grimper sur le dos du puissant destrier, avant de soulever Giovanni avec douceur et de le lui tendre. Le clerc positionna le barde à cheval devant lui, entre ses bras, puis l'animal s'ébranla et Hubert se dépêcha de rejoindre Thibault dont il avait du mal à croire la subite résurrection.

Même s'il n'était plus blessé, le Sunite n'était pas fringant, c'était le moins que l'on puisse dire. Mais il était capable de marcher, quitte à serrer les dents.
-Ne t'en fais pas, je n'ai aucune intention de foncer tête baissée. Je n'oublie pas qu'il peut rester des Ithiliens dans les couloirs...

" Je voulais juste m'assurer que tu avais une épaule sur laquelle t'appuyer en cas de coup de mou, murmura Hubert, conciliant. Je n'avais pas l'intention de te surveiller..."
Il lorgna les ténèbres devant eux.
" Je devrais réenchanter une pierre... mais je ne crois pas qu'il reste beaucoup d'Ithiliens, à vrai dire... Je me demande juste où sont nos gens... J'espère que les Célestes ont pu les protéger."
Le diable avait parlé d'une trentaine. Ce n'était pas beaucoup, au regard du nombre de disparus, mais c'était déjà formidable.

-J'espère également. Et si c'est le cas, j'espère qu'ils leur auront trouvé un autre moyen de rentrer que la marche : ça va pas être de la tarte, de regagner la surface, avec tout ce dénivelé...
Il regarda autour de lui.
-Est-ce qu'on ne devrait pas... faire effondrer ce tunnel ? Bien sûr, ça n'empêcherait pas quelqu'un de le déblayer dans le futur, mais...

" Je crois que nous allons devoir imaginer quelque chose de plus compliqué... pour l'avenir, justement. Pas simplement de la roche."
Albérich, qui avait suivi leur conversation, eut un sourire depuis son perchoir.
" Je peux murer le passage, en attendant. A l'endroit le plus étroit possible, pour que mon mur ait une bonne épaisseur. Ça tiendra le temps que nous trouvions une meilleure solution. "

-Bonne idée. Et je pense qu'il durera un bon moment : je vois mai qui, chez nous ou chez les Ithiliens, pourrait avoir envie de toucher à nouveau à ce sceau. Mais effectivement, il faudra réfléchir à quelque chose de plus... définitif.
Ils cheminèrent en silence de longues minutes : leur allait s'amenuisant au fur et à mesure que la pente s'accentuait mais, au moins, ils progressaient.
Enfin, il franchirent un passage qu'Albérich jugea suffisamment étroit.

Sans quitter le dos de Grand Vent, ce qui n'était en soi pas un mince exploit, le Luménien se mit à incanter.

Albérich -> Mur de Pierre -> Passage étroit

Grâce à la petite taille du couloir, l'épaisseur de la barrière était démultipliée et comme le mur était une émanation de la roche alentours, il ne paraissait pas trop récent. Mais le tunnel formait désormais un cul de sac.

Ils restèrent quelques instants à contempler le résultat, sans doute rassurés qu'il existe désormais un obstacle entre le monde extérieur et ce sceau qui, jamais, n'aurait dû être rompu.
Puis ils reprirent leur progression. Laquelle s'avéra pénible pour les piétons : bien plus qu'à l'aller, ils prirent conscience de la difficulté du terrain, de la longueur du chemin à parcourir... Ils ne pourraient probablement pas le faire d'une traite, devraient s'arrêter pour se reposer, se sustenter...

Hubert lorgnait Thibault, guettant le moment où le Sunite serait réellement trop épuisé pour avancer. Mais ce n'est pas de là que vint le signal : il ressentit un frôlement dans son esprit comme Grand Vent lui signalait qu'Albérich somnolait et allait probablement bientôt perdre l'équilibre, en dépit des efforts que faisait le destrier pour limiter les cahots. Le paladin s'immobilisa alors.
" Faisons une pause. Je ne sens plus mes pieds."
Le Luménien glissa à terre avant que le Sunite n'ait pu dire quoi que ce soit, soutenant Giovanni pour qu'il ne tombe pas sur le sol. Hubert l'aida à l'étendre. Evidemment, ils avaient perdu leurs sacs et donc leur ravitaillement, mais le Lathandrite avait encore le sortilège nécessaire pour les sustenter.

Albérich -> Création d'eau et de nourriture

Ils mangèrent en silence, sans doute trop fatigués pour parler - à moins, simplement, qu'ils tiennent à demeurer vigilants, au cas où des Ithiliens traineraient dans les parages.
Thibault, adossé à la paroi, s'endormit entre deux bouchées.
Giovanni, lui, ouvrit les yeux.
Ou, plutôt, ses yeux s'ouvrirent d'eux-mêmes, car son regard était totalement absents, comme si le barde était plongé dans une sorte de catatonie.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue