La Couronne de Cuivre

Albérich s'était aussi endormi, contre le flanc de Grand Vent, ce qui avait immanquablement fait sourire Hubert, avant qu'il ne songe à Alban, et que la mélancolie l'envahisse un moment. La colonne partie pour les Dents Grises n'y était probablement même pas encore arrivée et pourtant... ils auraient déjà pu revenir. Mais il regagna le moment présent quand il remarqua l'éveil de Giovanni. Il s'approcha du barde, se glissa dans son champ de vision.
" Giovanni ? Ça va ?"

Mais le barde ni ne répondit, ni ne réagit.
Et rien, dans son expression, dans son attitude, ne sembla indiquer qu'il ait entendu.
A se demander s'il était vraiment là...

Hubert ne s'était pas vraiment attendu à ce qu'il réagisse, à dire vrai. Il se demanda si un sortilège de guérison parviendrait à l'arracher à cet étrange état. Pour l'heure, il se contenta de s'asseoir près de lui, l'englobant dans son aura, et lui parla à mi-voix, de tout et de rien, de leur victoire, de la fête qu'ils organiseraient une fois rendus au palais, du retour prochain de la communauté en exil, de ce qu'ils feraient désormais de Clairétoile. C'était probablement inutile, mais de toute façon, Thibault et Albérich avaient besoin de dormir. Il veillerait sur eux tous, et s'il finissait par craquer, lui aussi, Grand Vent était là pour monter la garde.

Si lui parler ne provoqua aucun résultat sur Giovanni, cela eut le mérite de maintenir le paladin éveillé.
Un moment, du moins.
Il comprit qu'il s'était endormi à son tour lorsqu'il se redressa en sursaut.
Combien de temps s'était-il assoupi ? Peut-être quelques minutes, peut-être plusieurs heures.
Les autres sommeillaient toujours et Grand Vent ne manifestait aucun signe de nervosité.
Tout était calme et silencieux.

Impossible de savoir depuis combien de temps ils dormaient. Si les nuages s'étaient dissipés au dessus de la ville, comme Hubert l'espérait, les autres s'inquiétaient peut-être désormais de leur disparition. Il fallait se remettre en route. Il réveilla d'abord Albérich en le secouant doucement. Celui-ci, réalisant qu'il s'était appuyé sur Grand Vent, sursauta de surprise avant d'arborer une mine embarrassée. C'était un cocon chaud et confortable qui l'avait accueilli, il lui aurait fallu une bonne dose de mauvaise foi pour le nier.
" Je me suis assoupi...
— Moi aussi. Mais je pense que nous devrions nous remettre en route."
Le Luménien se releva péniblement tandis qu'Hubert s'approchait de Thibault avec la même intention.

Le Sunite ne résista pas, ne protesta pas : il se contenta de se lever, de s'étirer, de leur emboîter le pas - non sans avoir, au préalable, vérifié l'état de Giovanni et grimacé suite à ses découvertes.
La marche reprit. Ou l'ascension, plutôt.
Tunnels, croisement, encore et encore.
A présent qu'ils n'avaient plus l'énergie maléfique pour les guider, se perdre était aisé et, plus d'une fois, ils se fourvoyèrent. Heureusement, ils se souvenaient plus ou moins des lieux, disposaient de surcroit de signes laissés par un barde prévoyant. Bref, ils retrouvèrent toujours leur chemin et, au bout de ce qui leur parut des heures, ils parvinrent dans le niveau le plus élevé des mines : la sortie était désormais toute proche.

" Allons prendre l'air, proposa Albérich. J'ai besoin de voir le ciel."
Hubert parut hésitant.
" Nous avons fermé le sceau, mais ça ne veut pas dire que les diables sont tous repartis dans les Enfers...
— Nous risquons d'en croiser autant dedans que dehors. S'il te plait..."
Le paladin acquiesça.
" D'accord. Nous pouvons rentrer par l'extérieur... S'il ne fait pas trop mauvais."
Il ne leur restait plus qu'à dénicher un passage vers le haut.

Il y en avait un à proximité mais... c'est dans la forteresse qu'il menait.
Il leur fallait donc s'éloigner de celle-ci, ce qui promettait un supplément de marche dans les ténèbres.
Toutefois, alors qu'ils étaient à proximité du passage secret qu'Hubert avait déjà emprunté en compagnie de Thibault, ils perçurent des bruits, plus loin dans les souterrains.
Des bruits de bottes.

" Tu restes avec eux, dit Hubert à Grand Vent. Je vais voir."
Albérich, perché sur le destrier, grimaça.
" Sois prudent."
Le paladin acquiesça, dégaina sa lame et partit vers la source du bruit.

Le paladin s'avança aussi silencieusement que possible. Cependant, sa meilleure arme en la circonstance était sa vue capable les percer de ténèbres : sans torche, il serait très difficile à repérer...
Enfin, il aperçut ceux qui venaient dans leur direction. Il s'agissait d'un groupe d'Ithiliens. Éclaires par leurs propres flambeaux, ils étaient une bonne quinzaine et commandés par l'officier avec lequel Hubert avait déjà eu l'occasion de croiser le fer, devant la cellule d’Étienne.

Il battit promptement en retraite, le plus silencieusement possible. Ils n'étaient pas en état de combattre, aucun d'entre eux : seuls Grand Vent avait encore l'énergie nécessaire, probablement, et un cheval, même céleste, ne ferait pas le poids contre quinze hommes d'armes. Il fallait qu'ils se perdent dans le dédale des couloirs en espérant que les Ithiliens ne détectent pas leur présence...

Ils prirent un couloir transversal et s'y engouffrèrent avant de bifurquer à nouveau.
Les Ithiliens, eux, continuèrent tous droit, en direction de passage menant à la forteresse.
Peut-être en étaient-ils sortis pour patrouiller. Peut-être y revenaient-ils pour l'inspecter.
Comme ils ne parlaient pas entre eux, aucun moyen de le savoir.

Mais c'était le cadet des soucis d'Hubert. Dès que le danger fut écarté, il donna le signal du départ et ils se remirent en route vers le palais. Il était logique que les Ithiliens n'aient pas disparu comme par enchantement avec la disparition des diables. Ce problème demeurait épineux et il fallait encore trouver un moyen de le régler... Mais avant tout, le paladin avait envie de sécurité, d'une tasse de thé, de pouvoir souffler sans craindre ce qui se tapissait dans l'ombre.

Ils finirent par trouver un escalier.
Ils débouchèrent dans le sous sol d'un vaste édifice, gagnèrent le rez-de chaussée.
Par les fenêtres, ils découvrirent une rue, des façades.
Elles étaient nimbées d'or et de pourpre.
Le soleil couchant, achevant sa course à travers un firmament d'un bleu profond, nimbait la cité grise de mille feux.

Albérich avait mis pied à terre, monter les escaliers était compliqué pour Grand Vent, et les plafonds trop bas pour se risquer à grimper des marches en selle. Hubert portait Giovanni dans ses bras, comme une jeune mariée endormie.
Le Luménien s'immobilisa dans l'embrasure d'une fenêtre et regarda le ciel un long moment. Hubert l'entendit murmurer, des prières qui se télescopaient, indistinctes, ferventes.
Puis le clerc se tourna vers lui.
" Allons-y. Rentrons."
La nuit serait glacée, ils devaient se hâter... mais si Frida avait respecté les consignes, n'importe quel téléporteur ferait l'affaire.

Le téléporteur le plus proche se trouvait à la bibliothèque et c'est cette direction qu'ils prirent.
Leur marche dans les rues et sur la promenade bordant le lac fut longue, fatigante mais exempte de tout péril : il ne semblait plus y avoir de démons dans les parages.
Il faisait nuit depuis bien longtemps lorsqu'ils se faufilèrent dans le bâtiment préservé. Dès lors, il leur suffit de quelques minutes pour gagner la cave, activer le symbole et se retrouver dans la sécurité de la forteresse.
Où deux gardes de faction dans la salle des symboles les accueillirent avec une joie aussi intense que leur soulagement avant de s'en aller prévenir Frida de leur retour.

Hubert avait renvoyé Grand Vent juste avant de passer et quand il se retrouva dans la petite salle de téléportation, il ressentit brusquement tout le poids des dernières heures, en un contrecoup physique qui faillit le jeter à genoux. Mais il prit appui contre le mur de la salle, en proie à un vertige, tout en gardant Giovanni d'un bras contre lui. Le barde n'était pas lourd mais il se sentait las, et il accueillerait avec soulagement un peu de répit, quelqu'un, n'importe qui, pour prendre le relais.
Albérich, de son côté, demeura figé pendant quelques secondes avant de commencer à retirer l'aube scintillante qu'il portait. Il ne fallait quand même pas trop lui en demander...

Frida apparut seulement quelques minutes plus tard. Après les avoir félicité comme il se doit, elle leur annonça que l'intendance avait déjà aménagé, en vue de leur retour, quelques chambres un peu à l'écart : ainsi pourraient-ils se reposer sans avoir à passer par ce qui virerait immanquablement au bain de foule. Elle expliqua aussi que les clercs à demeure étaient prêt à recevoir Giovanni et à s'occuper de lui. D'ailleurs, elle en déchargea Hubert et, les précédant, prit la direction du rez-de-chaussée.

Bien qu'ils soient rentrés, à nouveau en sécurité, dans ce palais désormais familier, Hubert ressentait encore une certaine tension et ne pouvait s'empêcher de couver Thibault et Albérich du regard, comme s'il demeurait personnellement responsable de leur bien-être. De même, il avait cédé la garde de Giovanni à Frida avec réticence, bien qu'il se soit efforcé de ne rien en montrer. Il était conscient que cet excès d'inquiétude serait mal reçu, comme son sentiment qu'ils avaient besoin de sa protection. C'était ridicule mais c'était en lui. Il ne voyait pas comment s'en défaire.
Aussi se contenta-t-il de suivre docilement Frida, prêt à offrir son bras à l'un des clercs s'il devait flancher...

Comme annoncé, la rôdeuse les conduisit dans un secteur peu fréquenté du rez-de-chaussée. Là, quatre petites pièces avaient été aménagées en chambres avec les moyens du bord. On y avait également placé de quoi se sustenter, de quoi se débarbouiller...
-Prenez tout le temps dont vous aurez besoin : j'ai quelques nouvelles à vous transmettre mais cela peut largement attendre. Après deux jours d'absence et un voyage aux enfers, ce dont vous avez besoin,c 'est du repos.
Elle sourit plus largement que de coutume.
-Les nuées se sont dissipées pendant la nuit, si bien que nous avons eu droit à une aube magnifique... Mais même après toute une journée, j'ai encore du mal à réaliser que, grâce à vous, cette menace est de l'histoire ancienne.

" Deux jours ?! lâcha Hubert. Je pensais... que nous étions partis ce matin..."
Il secoua la tête.
" Nous avons perdu toute notion du temps...
— Frida, est-ce qu'un groupe d'une trentaine de personnes est arrivé ? Nous les avons croisés hier, aux mains d'un diable et... nous ne sommes pas certains de ce qui est advenu d'eux."
Albérich ne se sentait manifestement pas encore prêt à dormir...

Son sourire s'élargit.
-Ils ont débarqué hier. Apparus comme par magie dans la salle des symboles. Apparemment, vos prières aux chapelles et aux temples ont encore eu plus d'effet qu'escompté, car deux êtres aussi étranges que puissants ont surgi de nulle part pour les aider puis pour les ramener en lieu sûr.

Il avait semblé à Hubert qu'ils étaient bien plus que deux, mais les choses avaient été à ce point chaotiques alors qu'il n'en avait plus qu'un souvenir confus. Il savait qu'il avait manqué se livrer à une créature qui l'aurait probablement torturé et tué. Il l'aurait fait sans sourciller, sur le moment, vu les enjeux. Mais avec le recul... Il ne put s'empêcher de frissonner.
" Formidable, murmura Albérich. C'est un soulagement."
Hubert acquiesça.
Il y avait quatre chambres. Le paladin aurait préféré se glisser dans celle du clerc et se noyer dans sa chaleur, mais il n'osa pas. Il le laissa donc se replier dans l'une des pièces et se rendit dans une autre, un peu désoeuvré. Une fois seul, il se déshabilla, se lava rapidement — cela ne valait pas les thermes — puis se coucha. Il craignait les cauchemars, mais sa fatigue était trop profonde pour qu'il ne glisse pas dans le sommeil...

De cauchemars, sa nuit en fut peuplée.
Il y eut des visions des enfers, des visions de l'effroyable créature qu'il n'avait fait qu'entrapercevoir...
Mais cela ne suffit pas à le réveiller et, quant il émergea, il ne garda de tout cela que de vagues souvenirs.
Combien de temps avait-il dormi ?
Pas très longtemps, assurément : c'était l'appel de l'aube qui avait interrompu son repos.
Quelques heures seulement, donc...

Mais l'aube promettait d'être magnifique et Hubert se leva avec conviction à défaut d'une énergie rayonnante. Il s'habilla rapidement, avec ce qu'on avait mis à sa disposition, ne mangea rien, s'aspergea le visage d'eau fraîche, puis gagna le couloir. Albérich émergeait lui aussi. Son visage était marqué, il semblait avoir vieilli pendant leur périple . La surprise du paladin dut se lire sur ses traits car le Luménien sourit, embarrassé, et passa une main sur son front et ses yeux. Ils franchirent la distance qui les séparait et s'étreignirent doucement.
" Tu m'as manqué, souffla le clerc, et Hubert comprit qu'il avait eu un sommeil difficile, sans doute à la mesure du sien.
— Ça n'arrivera plus." répondit-il, et il songea aux paroles de Lathandre, au droit qu'il avait de vivre son amour au grand jour, sans peur ni honte.
A présent que les diables étaient retournés dans leur monde atroce, cela semblait possible, soudain. Même s'il y avait de mauvaises réactions au sein du groupe, ça n'avait plus d'importance : ils allaient, comme annoncé, quitter le conseil. La communauté ne serait pas déforcée par cette révélation.
Ils cheminèrent côte à côte vers la lumière. Aller dehors pour célébrer paraissait une possibilité, mais il risquait de faire très froid : c'était encore le coeur de l'hiver, après tout, aussi ne dérogèrent-ils pas à leurs habitudes et se dirigèrent-ils vers la salle aux vitraux...

Les couloirs du palais étaient encore déserts mais on y notait déjà un changement notable : la lumière grisq eui précède l'aube s'y insinuait, ce qui n'était plus arrivé depuis des jours.
Ils prièrent dans la salle habituelle, puisant l'énergie qui leur faisait pour partie défaut dans le contact avec leur dieu. Contact qui leur parut plus étourdissant que jamais, surtout après ce qu'ils avaient traversé...
Quand ils revinrent à la réalité, la pièce était parée de chaudes lumières : les rayons du soleil passaient à plein par les magnifiques vitraux.
-Voici donc nos héros revenus des enfers...
Gabriel les observait, radieux.
-C'est un honneur pour moi d'être parmi les premiers à vous féliciter pour votre incroyable exploit !
Étonnamment, il ne paraissait pas jaloux d'avoir été tenu à l'écart de l'action.

Albérich sourit doucement.
" Nous avons fait ce qui devait être fait." murmura-t-il.
Hubert paraissait rayonnant, d'humeur radieuse, comme embrasé.
" Ah pitié, Gabriel ! Surtout n'en remets pas une couche !
— J'imagine qu'on va devoir improviser un petit discours, cela dit...
— Tu vas devoir faire un discours. Nuance."

-Crois-tu vraiment que tu vas pouvoir y couper ? Tes officiers, tes soldats, tout le monde voudra t'entendre ! Mais rassure-toi, tu auras le temps de le préparer, ton discours : les hourras et les applaudissements seront longs à s'atténuer.
Son sourire s'élargit.
-Ah, vous êtiez déjà des héros parmi nous mais maintenant, vous allez être... Heu... Des super héros, voilà ! Va falloir vous y habituer !

" Quelle horreur." murmura Albérich, sincèrement effrayé.
Hubert était évidemment moins inquiet. Il avait un côté paradeur qui s'accommodait bien de ce genre de reconnaissance.
" Nous n'avons rien fait de si extravagant, reprit le clerc. Nous avions les artefacts, le guide précis de la vision d'Hubert... N'importe qui serait arrivé au même résultat."

Gabriel éclata de rire.
-Ah bon ? Alors pourquoi c'est vous qui y êtes allés ?
Il croisa les bras.
-Les pouvoirs extraordinaires d'Hubert sont connus de tous, et nul n'ignore que tu es l'un des plus puissants serviteurs de Lathandre qui existe sur Helonna, voir sur Toril. Et vous venez... de revenir vivants des enfers, votre mission accomplie. Alors désolé, mais la fausse modestie, ça ne prend pas ! Vous êtes des héros, vous devez assumer ! Et allez, ça n'est quand même pas si désagréable ! Tout le monde ou presque rêve d'être un héros !

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue