La Couronne de Cuivre

« Sans doute. » fit le nain. « Vous avez raison. »
Une silhouette apparut derrière Taliesin, le toisant une seconde, puis le tavernier fit son apparition.
« Maître Taliesin, je crains que vous ne deviez laisser votre harpe ici pour la nuit, à moins que vous ne vouliez carrément camper parmi nous. Les lascars qui viennent d’arriver m’ont dit que plusieurs rues étaient sous eau et que le ciel était sombre et bas, et veiné de mille éclairs. Vous allez peut-être pouvoir composer une chanson sur cette nuit. »
Il s’interrompit.
« Voici des braves. » fit-il, voyant un couple, puis un second, s’engouffrer dans la nuit en dépit des intempéries. D'autres personnes en profitèrent pour se glisser à l'intérieur. La taverne devenait de plus en plus bondée.
« Un vin chaud ? »

-Volontiers. Puis je partirai malgré la tourmente : on risque de s'inquiéter, chez moi, si on ne me voit pas à l'aube... Mais je laisserai mes affaires ici, oui, cela vaut mieux.
Après tout, la maison n'était vraiment pas loin. Et si des rues étaient effectivement inondées, il préférait s'assurer que ce n'était pas le cas de celle de l'Orme Creux. Une maison sous les eaux, il n'aurait manqué que ça...

Le tavernier lui apporta un gobelet fumant à l’odeur épicée de cannelle et de clou de girofle, avant de repartir vers sa multitude de clients. Plusieurs personnes vinrent encore féliciter Taliesin tandis que le nain avait disparu dans la foule. L’elfe eut l’impression que certains des visages qui lui souriaient lui étaient familiers, mais il aurait été bien en peine de dire qui ils étaient. Des habitués de la taverne, peut-être. Des gens qu’il avait connus autrefois. Ou bien simplement la pénombre et l’atmosphère agréable de l’auberge prêtait-elle à ce type de confusion : une communauté au cœur de la bourrasque.
La pluie crépitait toujours sur les carreaux, mais soudain, elle se fit moins sonore, puis le silence revint, salué par des vivats. Personne ne fit mine de sortir pour autant.

L'elfe, de son côté, était bien décidé à profiter de l'accalmie. Il apporta ses affaires au tavernier, pour qu'il les garde en lieu sûr, puis s'emmitoufla dans son manteau et s'approcha de la porte. Cinq minutes, au plus, et il serait à nouveau au chaud.
Il poussa le battant et se faufila à l'extérieur. Le froid était mordant et son souffle formait de petits nuages de buée à chaque expiration. Après un dernier coup d'œil à l'auberge, Taliesin rentra la tête dans les épaules et s'avança dans la rue, ses bottes projetant des gerbes d'éclaboussures autour de lui. Il avait beaucoup plus, ce n'était rien de le dire...

Arrivant de sa demeure, Taliesin pénétra dans une auberge déjà bondée. Si le ciel était resté radieux, les températures avaient baissé et plus personne ne pouvait ignorer l’hiver. Il se faufila entre les convives, jusqu’à atteindre le comptoir, où l’accueillit le tenancier. Il lui servit une assiette de gibier maison, comme de coutume, puis lui détailla le programme de la soirée. La contorsionniste passerait la première, accompagnée par un cousin qui jouait d’un curieux instrument longiligne muni de trois cordes et d’un grelot. Cela laisserait le temps au barde de manger tranquillement. Le nain avait dû annuler sa prestation, pour cause de grippe, il éternuait à l’étage sous une pile de couvertures.
Tandis que la demoiselle de Kara-Tur faisait son apparition, l’elfe put à loisir déguster son délicieux repas, tout en regardant la salle. Une table était occupée par des hommes d’âge similaire, baraqués et balafrés, sans doute des soldats en permission, une autre par un groupe de gnomes qui riaient bruyamment, l’air passablement éméchés, une troisième par des novices dont les robes s’ornaient du croissant de la déesse Séluné. Deux jeunes femmes un peu trop déshabillées pour la saison conversaient près de la porte, sous les yeux écarquillés de trois jeunes nobles qui semblaient avoir perdu le fil de leur conversation. Quelques enfants couraient entre les tables, un vieillard patibulaire grommelait seul dans un coin, un couple d’amoureux transis se fixaient, yeux dans les yeux, sans plus rien percevoir de ce qui se passait autour d’eux. Deux elfes en tenue précieuse écoutaient, l’expression horrifiée, le discours d’un nain ventru qui éructait toutes les trois phrases. Un groupe de marins chantaient dans une alcôve reculée, tandis que des marchands, non loin, négociaient apparemment âprement quelque chose, à grands renforts de gestes. Une soirée comme n’importe quelle autre, à la Bienveillance.

L'elfe passa la majeure partie de son repas à observer la bruyante assemblée. C'était important de bien cerner son public : cela évitait de jouer des morceaux qui avaient peu de chance de plaire et, à l'inverse, d'en caser certains susceptibles d'emporter l'enthousiasme général. Bien sûr, on ne pouvait pas faire plaisir à tout le monde, surtout face à une telle diversité mais, avec un peu d'expérience, on pouvait facilement échapper aux principaux écueils.
En sirotant la pinte habituelle que lui offrait le tavernier, il se demanda un instant si le traitement à l'eau glacée infligé par Galathée n'allait pas avoir de fâcheuses conséquences sur sa voix. Mais, évidemment, la rôdeuse avait pensé à tout et l'infusion qu'elle lui avait servi ensuite avait pallié à d'éventuels désagréments.
Non, rien ne semblait devoir gâcher cette soirée. Il ne pouvait s'empêcher, cependant, de craindre le retour, aussi idiot que cela puisse paraître : des incidents comme ceux qu'il avait connu la fois précédente ne pouvaient pas se reproduire sans cesse... N'empêche, il regréttit de ne pas avoir pris le temps de mémoriser quelques sortilèges utiles. Il faudrait vraiment qu'il y pense, à l'occasion.

Taliesin entama son tour de chant dans une relative indifférence. Certes, il y avait des convives attentifs, peut-être même avaient-ils fait le déplacement pour lui, mais la plupart des personnes attablées étaient toujours plongées dans leurs conversations. Cependant, le brouhaha se calma peu à peu. Ceux qui désiraient palabrer sur fond musical s’étaient intelligemment placés loin de la petite estrade, ne gênant personne. Quelques indécis se déplacèrent vers l’avant, quelques imprudents reculèrent vers l’arrière.
Le barde était sensible à l’humeur de la salle, il la devina intéressée mais dissipée, puis de plus en plus conquise.
De là où il jouait, il avait une vue sur la porte, qui s’ouvrait régulièrement, sur les fenêtres croisillonnées, heureusement sèches ce soir-là, et sur le grand feu de cheminée, qui brûlait joyeusement dans le mur de gauche. C’est de là que vint l’animation imprévue de la soirée. Alors qu’il était au milieu d’une balade entraînante, l’elfe vit soudain quelque chose tomber dans les flammes, par le conduit. C’était un objet de petite taille, comme un gros rat. La chose frappa les flammes avec un son discret, mat, puis roula hors des braises, au pied d’un jeune homme qui poussa un cri de surprise et sauta sur son voisin, avant de rougir, embarrassé, et de rire.
Taliesin, professionnel, n’interrompit pas pour autant sa ritournelle : il y avait toujours des incidents dans la salle en cours de prestations.
La situation devint un peu plus compliquée lorsque le jeune homme se remit à crier et l’une des serveuses, poussant la chose du pied, lâcha son plateau et fuit vers les cuisines.

D'où il était, Taliesin ne pouvait pas identifier l'objet, mais la peur qu'il inspirait à ceux qui l'avaient remarqué était manifeste. Du regard, il chercha le tavernier, guettant une consigne : d'ordinaire, si un incident intervenait dans la salle d'une taverne alors qu'il jouait, les tenanciers lui demandaient de continuer. S'interrompre, s'était attirer l'attention de toute l'assistance sur l'événement et, potentiellement, générer un sentiment de panique généralisée. Ici, il pouvait très bien s'agir d'une blague orchestrée par un mauvais plaisant, et il était donc inutile de lui donner plus d'importance qu'elle ne le méritait. Il poursuivit donc son morceau en attendant un ordre contraire.

A la panique succéda la curiosité. Personne ne se souciait plus du barde. Un cercle se forma autour de l’objet tombé du ciel, composé des soldats en permission d’abord, puis des gnomes, enfin de l’entièreté des convives, et bientôt les couches extérieures de l’attroupement relayèrent l’information à ceux qui ne pouvaient voir. Il s’agissait apparemment d’une main humaine, sectionnée au niveau du poignet.
L’aubergiste s’extirpa de la foule et se planta devant un garçon de salle, non loin du barde.
« Va me chercher la garde, tu veux, Gilles. »
L’adolescent ouvrit des yeux immenses.
« Ah ça pas question, non pas question ! » glapit-il.
« Quoi ? Pourquoi pas ? »
« Le gars qu’y’a jeté ça, il est sûrement encore dehors ! Il en cherche peut-être une autre ! J’garde les miennes ! Je jure que j’garde les miennes ! J’en ai b’soin, tout ça ! J’vais pas ! »
« Gilles. Va chercher les gardes. »
« NON ! J’vais pas ! »
« Alors t’es viré, mon gars. C’est comme ça. »
« Quoi ?! Mais non ! Pourquoi c’est pas Marine qui y va ? »
« Parce que c’t’une fille, paladin à la manque ! »
« J’vais avec lui, ça ira. » intervint alors la serveuse qui avait lâché son plateau plus tôt.

Arrivé au terme de son morceau, Taliesin déposa son instrument et lorgna la scène, curieux. Il se demandait si la Bienveillance n'était pas finalement un repaire des services secrets : après tout, ces derniers avaient mis un pied humain dans la soupe de la garde, au Grand Fort. Que les militaires balancent une main dans la cheminée de leurs concurrents, ç'aurait été un juste retour des choses.
Mais ça n'avait peut-être aucun rapport.
Déjà, la serveuse et le garçon de salle s'éloignaient. L'elfe songea que le dénommé Gilles n'avait peut-être pas tort, que le lanceur de main était sans doute encore dans les environs. Mais il n'était pas encore très tard, la Taverne se trouvait dans une zone animée et fréquentée. Ils ne risqueraient pas grand chose. De toute façon, sans armes et sans magie, il ne pourrait pas les aider à grand chose. Alors, autant rester au chaud...

La soirée ne connut pas d’autres rebondissements. Environ une demi-heure plus tard, les deux employés de la Bienveillance refirent leur apparition, accompagnés d’une demi-douzaine de gardes qui récoltèrent l’objet du délit, puis prirent les témoignages des personnes présentes, barde y compris. Satisfaits quoiqu’un peu interdits, ils repartirent ensuite, et Taliesin put recommencer à jouer sans que plus rien ne l’interrompe. Au bout de trois rappels en fin de soirée, il put enfin déposer son instrument et souffler. Il faisait toujours aussi sec au dehors, mais du givre s’était formé sur les vitres.

Taliesin prit le temps de boire une bonne chope de vin chaud - l'avantage, quand on travaillait dans une taverne, c'était qu'une large partie des boissons étaient gratuites - avant de songer sérieusement à affronter la froidure extérieure. S'emmitouflant dans son vieux manteau - il serait grand temps de songer à en acheter un plus épais et moins usé - il récupéra ses affaires, salua le tenancier, échangea quelques mots avec des clients venus lui suggérer quelques morceaux, puis quitta la chaleur enfummée de la salle commune pour les ténèbres glacées de la rue.

Vercici

Arya était passée à l’Université, après avoir quitté, c’est tard dans la nuit qu’elle arriva à la Taverne de la Bienveillance. Ce jour, comme les jours qui suivirent, alors que l’automne s’installait petit à petit, que l’astre du jour faisait de plus en plus la grâce matinée et, comme s’il fut épuisé, disparaissait à chaque fois un peu plus tôt à l’horizon, l’Elfe rentrait tard et trop fatiguée pour assister aux multiples spectacles qui animaient la Taverne et regagnait directement sa chambre où elle se restaurait avant de s’endormir.

C’était maintenant la mi-novembre, l'heure était matinal, dehors la nuit était encore bien présente tant les nuages sombres faisaient barrière à la luminosité de l’aurore lorsque Arya se réveilla. Mais l’enthousiasme qui habitait l’Elfe n’allait pas se ternir par l’annonce d’une journée où le froid précoce régnerait une fois de plus en maître et où elle constaterait à regret que les arbres étaient encore un peu plus dénudés que la veille.
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Elle fit un brin de toilette, s’habilla avant de descendre prendre son petit déjeuner en écoutant les potins de la veille qu’aimait lui relater le Tavernier lorsque la clientèle n’était pas trop nombreuse. Puis, elle passa au port pour acheter le journal à Podrick qu’elle admirait pour la ténacité qu’il montrait à vendre ses journaux pour gagner les quelques pièces qui lui permettaient de vivre, ce qui ne devenait pas évident tant le froid était pénétrant et l’animation chaque jour un peu plus ténue à cause du vent glacial qui chassaient les badauds venant d’ordinaire humer l’air du large pour bien démarrer leur journée.
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Bien qu’emmitouflée dans sa cape dont le tissu était épais et chaud et sa capuche bien remontée qui descendait presque sur ses yeux, Arya ne s’attarda pas sur les quais et c’est d’un pas rapide qu’elle se dirigea vers l'Université de la Magie .
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Accoudé au contoire, une bière à la main, Taliesin attendait son tour de monter sur scène. Son trajet depuis la maison avait été bref mais glacial, et il avait retrouvé avec soulagement l'ambiance chaleureuse de la taverne. L'un ou l'autre des habitués lui avait adressé un signe de la main ; le tavernier, lui, l'avait accueilli avec sa bonhomie habituelle. Rien n'avait changé, sauf pour lui, et plus que jamais, il n'avait pas le coeur à la fête. Pourtant, se trouver ici avait un petit quelque chose de réconfortantIl qu'il ne parvenait pas à s'expliquer. Peut-être commençait-il à aimer l'endroit, voilà tout.
lorgnait la joyeuse assemblée, cherchant à repérer les novices de Séluné. Si l'occasion se présentait, il irait innocemment discuter avec eux... Mais après son tour de chant.

La prestation de Taliesin se déroula sans réels accrocs, même si la salle était particulièrement remuante, prompte à réagir par des cris, des rires et des applaudissements parfois intempestifs. Le froid faisait boire, et la boisson échauffait les esprits. Il n’y eut cependant pas de rixes ni de bousculades, mais on parlait fort, de nombreuses chopes furent renversées, certaines tentèrent de danser dans l’espace réduit entre les tables, et l’aubergiste suggéra finalement à Taliesin de réduire son programme, histoire de s’assurer que l’ambiance reste bon enfant et ne vire pas à la destruction malencontreuse de son établissement. Comme de coutume, lorsqu’il rangea ses affaires, Taliesin fut abordé par quelques admirateurs qui le complimentèrent ou lui posèrent des questions sur son répertoire, s’enquérant de la date de sa prochaine prestation ou de la possibilité de lui commander l’une ou l’autre chanson. Un jeune noble lui demanda même s’il était disposé à animer un mariage au printemps.
A voir l’animation qui régnait encore dans la taverne en dépit de l’heure tardive, on pouvait se demander ce que faisaient tous les convives de leur journée.

Taliesin répondit à chacun avec amabilité, comme de coutume, expliquant notamment au jeune noble que ce n'était pas impossible, même s'il ne pouvait rien affirmer de ses disponibilités à ce moment là - après tout, il serait peut-être mort, ou Luménis réduite à néant, songea-t-il sans le dire. Puis il gagna le comptoir et commanda une nouvelle bière, tout en attardant son regard sur l'assemblée. S'il n'y avait pas d'occasion de parler aux novices de Séluné, il rentrerait tout droit chez lui. Une bonne nuit de sommeil lui ferait le plus grand bien.

Comme chaque soir, le groupe des novices sélunites était assis à une table, près d’une fenêtre. Ils étaient six, deux garçons et quatre filles, à peine adultes, et conversaient avec animation. Deux pichets de vin trônaient sur leur table, leurs assiettes vides attendaient d’être débarrassées. De là où il se trouvait, le barde aurait eu bien du mal à deviner ce dont ils parlaient, mais les gestes, les regards, la manière dont les bouches s’ouvraient, révélaient qu’ils étaient en plein débat, un débat difficile, sur lequel ils ne parvenaient pas à se mettre d’accord. A un moment, une des filles se leva et quitta la table, furieuse, gagnant le bar. Une autre la suivit et vint s’asseoir près d’elle, passant un bras consolateur autour de ses épaules.

Taliesin hésita une seconde puis, sa bière à la main, se rapprocha des deux jeunes filles. On allait le prendre pour un joli cœur, mais après tout, ça collait à son métier, non ?
-Et bien, mesdemoiselles, j'espère que ce ne sont point mes chansons qui vous mettent dans de tels états ! fit-il une fois parvenu à leur hauteur, un sourire amical aux lèvres.

Les deux jeunes femmes se tournèrent vers lui avec surprise, mais leur véhémence s’éteignit presque aussitôt. La plus jeune devait avoir seize ans, la plus âgée à peine plus. Toutes deux avaient les cheveux longs et soyeux, l’une blonde, l’autre rousse, et Taliesin fut surpris de constater que leurs aubes, loin d’être des robes peu pratiques, étaient en fait composées d’une chemise large et d’un pantalon fluide, le tout surmonté d’un manteau. Des petits signes personnalisés indiquaient que le clergé sélunite se souciait peu que les novices portent un uniforme identique. La plus âgée portait une pierre de lune à l’épaule, la plus jeune une simple broche en forme de croissant. Ce que l’elfe réalisa rapidement, c’est qu’elles étaient, l’une et l’autre, sous son charme. L’alcool y aidait peut-être un peu, mais il avait tendance à oublier que sa prestance naturelle désarmait les plus suspicieux de ses interlocuteurs. A l’exception sans doute de Dame Dithazir.
« Non, non, messire, n’allez pas imaginer chose pareille ! » s’exclama la plus âgée. « Vos chants nous ont certainement changé les idées. Choses utiles, par ces temps troublés. »
La plus jeune se contenta d’acquiescer précipitamment, effaçant d’un poing timide les larmes qui lui avaient jadis brouillé les yeux.

Le barde se fendit d'une grimace chagrine.
-Je suis ravi si j'ai pu vous distraire un moment de vos soucis, mais sincèrement désolé que vous trouvez les temps troublés... Certes, l'hiver lance ses premiers assauts sur Luménis, mais la cité est plutôt tranquille... Et c'est la période de la Fête de la Lune. Un temps ou chacun devrait pouvoir se réjouir et défier le froid à venir.

« Il n’y aura pas de Fête de la Lune ! » s’exclama la plus jeune, rageusement.
« Mina ! » fit l’autre, outrée.
« Parce que quelque chose de terrible est arrivé, et personne ne nous en parle, mais je le sais ! » continua la dénommée Mina, les joues rougies par l’alcool et le regard fiévreux. « La Fête de la Lune n’est pas un jour faste ! Ce n’est pas une nuit pour Séluné, c’est un mensonge ! Et rien de bon n’en sortira, que la ruine et le sang ! Mais personne ne me croit ! »
Elle éclata en sanglots tandis que sa compagne lui flattait le dos.
« Je suis désolée. » dit celle-ci avec une grimace. « Mina n’est pas très en forme. »

Et bien, il semblait que les Sélunites soit toutes douées de visions prémonitoires... A moins que cette Mina ait simplement connaissance de faits qu'ignorait sa comparse...
-Je le vois bien, et j'en suis navré... dit-il doucement. La fête de la Lune, pas une nuit pour Sélune... Ruine et sang... Fichtre, voilà des perspectives des plus angoissantes... Sont-ce des faits étranges qui vous amènent à ces conclusions, mademoiselle ? Ou bien plutôt des intuitions ? Je ne veux pas me montrer indiscret, mais... J'ai de la famille, et si un cataclysme doit brusquement s'abattre sur Luménis, j'aimerais autant pouvoir la mettre à l'abri.
Son ton, sans être alarmé, n'était pas non plus moqueur ou ironique : juste empreint de sollicitude et d'intérêt.

« Mina peut parfois voir l’avenir… mais brièvement… C’est un don que l’on encourage dans le clergé sélunite… Mais ce qu’elle voit… est toujours trouble, et c’est un futur fragile, jamais figé, c’est le futur si personne ne bouge et en général, les gens bougent. » fit la plus âgée. « Mina est encore jeune et très impressionnable. C’est un don parfois douloureux. »
Elle sourit pensivement.
« Mais je ne crois pas que vous deviez vous inquiéter pour les vôtres. Tout va bien, vous avez raison. Quant aux paroles sur la Fête de la Lune… Mina a raison. En fait, la Fête de la Lune, malgré son nom, n’est pas liée au Culte de Séluné. Séluné est une déesse très ouverte, elle préfère que chacun la fête à sa manière, en son temps, elle n’exige pas que tout le monde s’arrête et la loue au même moment, à une date fixée. Donc c’est un peu par facilité que la Fête de la Lune, cette année, a été liée à Séluné. C’était pour resserrer des liens, j’imagine. Lathandre et Séluné sont la lumière, et il n’y a pas de temple de Séluné à Luménis. Cela dit, certains augures pourraient estimer que la date a été mal choisie, car cette année, la Fête de la Lune tombe une nuit sans lune. »

L'elfe demeura silencieux un instant. Sans doute était-ce dû à sa fatigue, à sa peur, mais tout cela lui semblait sentir très mauvais. De là à imaginer un immense complot, mêlé de magie, de sortilèges, d'invocations démoniaques un soir sans lune, il y avait un océan à franchir, mais... Il était vraiment fatigué. Et un peu éméché.
-Effectivement. C'est pour le moins maladroit... Mais sans doute, au-delà de tout, cette cérémonie a-t-elle été organisée dans un esprit de concorde, de rassemblement... D'espoir avant l'hiver... J'espère vraiment que les visions de votre amie ne se réaliseront pas. Mais... Il se tourna vers Mina et lui adressa un clin d'œil. Prévenez-moi quand même, si d'aventure l'une de vos visions me montrait dans une fâcheuse posture. L'avenir est toujours en mouvement, les gens bougent et le changent sans s'en rendre compte. Mais être prévenu aide à bien agir.
Il sourit à nouveau, apparemment tranquille et détendu.

« Elle est morte, c’est trop tard. » grommela la jeune fille qui pleurait.
Un jeune homme s’était approché. Il jeta un regard soupçonneux à Taliesin, comme s’il le suspectait de tenter une manœuvre peu civile auprès de ses deux amies, puis se radoucit, lui aussi gagné par la sympathie naturelle qu’inspirait l’elfe.
« Peut-être que Mira devrait aller se coucher. » offrit-il. « Bohor peut lui préparer une tisane, ça l’apaisera, et sa… sa faculté sera atténuée pendant quelques heures. »
La plus âgée des deux novices acquiesça.
« Je pense que ce serait bien, en effet. »
Avec douceur, elle aida son amie à se redresser, salua Taliesin de la tête, et l’entraîna vers la table où attendaient toujours trois des leurs.
« Désolé pour le spectacle. » fit le jeune homme, embarrassé. « Moins distrayant que le vôtre, c’est sûr… »

Taliesin soupira, l'air navré. Il avait noté l'information et craignait de savoir qui était le "elle" en question.
-Peut-être, mais pas moins touchant. J'ai été désolé de la voir dans cet état, au milieu d'une ambiance si chaleureuse. Depuis que je travaille ici, j'ai;.. appris à connaître l'assemblée qui se retrouve chaque soir dans cette salle. Et vous en faîtes partie intégrante. Plutôt joyeux, d'ordinaire... D'où mon inquiétude. Dites-lui que je m'excuse, si elle m'a trouvé indiscret.. Et j'espère que les visions de mort qu'elle a eues ne se réaliseront pas... Elle a l'air très proche de la personne dont elle a parlé...

Le Sélunité soupira puis s'assit sur la chaise que venait de quitter sa jeune amie et fit signe à l'aubergiste de lui apporter une bière.
« Nous sommes tous inquiets… Nous ne sommes pas d’ici, vous devez l’entendre à mon accent. D’Eredhùn. Belle ville, si vous avez l’occasion d’y venir chanter… Enfin. Nous sommes un peu perdus, sans doute le mal du pays et… une dignitaire de notre culte n’a plus donné de ses nouvelles depuis quelques jours. Rien d’inquiétant, a priori, nos supérieurs nous ont dit qu’elle était retenue par des obligations, mais… Mira a toujours entrevu l’avenir, et elle dit qu’ils nous mentent. Je pense qu’elle se trompe, qu’elle est stressée… C’est une personnalité un peu fragile, voilà tout. Vous ne devez pas vous en vouloir. C’est gentil, plutôt, de l’avoir un instant écoutée. »

L'elfe se para d'un sourire compréhensif.
-C'était la moindre des choses... Et je comprends mieux la tension qui vous habite. Puissent tout ceci se régler de la meilleure manière possible.
Il hésita puis décida de commander un dernier verre. Un peu de chaleur supplémentaire avant de replonger dans les ténèbres glacées.
-Mais pour en revenir à des choses plus heureuses.. J'ai déjà eu l'occasion de visiter Erhedun, une fois. Un bref passage, mais c'est vrai que c'est une belle ville.

Mais le novice ne l’écoutait plus vraiment, son attention avait été captée par le fond de sa bière, ou une pensée vagabonde, quelque part à l’intérieur de lui-même. Il lui fallut plusieurs secondes avant de reprendre ses esprits.
« Excusez-moi. » murmura-t-il, confus. « Oui, une belle ville. Elle nous manque à tous. »
A cet instant, Taliesin réalisa que son interlocuteur n’avait probablement pas plus de seize ans, lui non plus, et que l’alcool qu’il avait ingurgité l’avait rendu émotif. Mais l’adolescent sourit de son mieux.
« Dites-moi… Je sais que vous avez fini votre… tour de chant, mais… est-ce par hasard… Vous vous y connaissez en panthéon humain ? Je veux dire, je sais que vous êtes un elfe, mais… Je vous paierai, je veux dire, si ça vous prend du temps pour me raconter, tout ça, mais je me demandais… »

Taliesin haussa un instant les sourcils, étonné, mais il reprit aussitôt une expression bienveillante. Il n'était pas à quelques minutes près.
-J'ai quelques connaissances en la matière, oui... Mais ne parlez pas de me payer : si je peux vous rendre service, c'est avec plaisir que je le ferai. Alors, dites-moi ce que vous voudriez savoir.

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