La Couronne de Cuivre

Albérich passa l’armure de cuir en souhaitant adieu à sa chemise du jour puis alla chercher l’épée dont il s’était servi la dernière fois qu’ils s’étaient mesurés. La jeune fille paradait, certaine de ses compétences, mais il n’était pas certain qu’il aurait été prudent de l’affronter à la masse. Il avait de longues années d’expérience derrière lui, et même s’il n’était pas très bon comparé à ses pairs, il n’était pas non plus complètement débutant. C’était, de plus, une arme qui se prêtait mal à l’exercice, et dont les coups maladroits causaient plus de dégâts que la pointe émoussée d’une lame d’entraînement.
Il se plaça en garde, comme la jeune fille le lui avait appris, espérant que sa prise sur le manche était correcte (il s’était appliqué).
« Allons-y. Mais je n’oublie pas ma bibliothèque. »

-Bah, il est encore tôt ! répondit-elle. Nous entraînerions-nous trois heures d'affilée que vous auriez encore largement le temps de lire, avant que nous ne descendions au village pour le conseil...
Puis, sur un salut des plus académiques, la jeune fille passa à l'offensive. Malgré ce qu'elle avait dit, elle paraissait encore déborder d'énergie, et bouillonner de l'envie d'en découdre. Vive, habile, elle harcela sans trêve l'ancien aubemestre, même si celui-ci eut l'impression qu'elle muselait quelque peu sa fougue, pour ne pas trop le mettre à mal. En une occasion, au moins, elle retint ses coups, alors qu'elle aurait pu le désarmer ou le toucher.
Les minutes s'écoulèrent, intenses. Albérich fit bonne figure, tint bon la cadence et, lorsqu'il commença à se fatiguer, Elisa s'adapta, ralentit. lui laissant parfois l'opportunité de reprendre son souffle avant de repasser à l'assaut.
Enfin, alors qu'une heure, peut-être, s'était écoulée, l'adolescente s'immobilisa.
-Et bien, je pense que c'est tout pour cette fois... fit-elle en s'épongeant le front de la manche de sa tunique. Et je révise mon jugement : en plus de devenir rôdeur, vous finirez par être un excellent bretteur... Vous ne regretterez pas votre petit séjour parmi nous !

L’ancien clerc se laissa tomber sur le banc et poussa un profond soupir. Il entreprit de se dévêtir de la cotte qui le protégeait, puis se tâta le flanc et l’épaule. Rien n’y coulait, il n’avait pas trop forcé.
« Petit séjour, petit séjour. Vous avez l’air de penser que je filerai à la première éclaircie. Ou bien est-ce une manière de m’indiquer poliment la porte ? » demanda-t-il, à bout de souffle.
Comme il l’avait anticipé, sa chemise était à nouveau marquée, et donc fichue. A moins qu’il ne trouve une bonne technique pour la teindre… Ce n’était peut-être pas une mauvaise idée. Par contre, l’odeur de sueur les poursuivrait partout dans le donjon.

Elisa retira sa propre armure. Sa tunique, en dessous, était aussi maculée et mouillée que celle de l'ancien clerc. Elle lui collait au corps, soulignant sa silhouette avantageuse plus, peut-être, que la bienséance ne l'aurait voulu. Mais la jeune femme ne s'en souciait pas le moins du monde.
-Je ne songerait jamais à vous montrer la porte ! s'exclama-t-elle. Simplement, j'ai du mal à imaginer qu'on puisse vouloir rester à Combeloup plus que quelques jours. Surtout après avoir vécu ce qui est en train de s'y passer... Mais vous êtes masochistes, je l'oubliais : alors, j'ai peut-être de l'espoir de vous voir parmi nous encore un certain temps ! Votre compagnie est autrement plus gratifiante que celle d'Oscar...

« Certains aspirent à ce que vous détestez, Elisa. » répondit Albérich. « Un peu de silence, de solitude, et moins de fracas. Je reconnais que jusqu’ici, Combeloup n’a pas vraiment tenu ses promesses en la matière, cependant. Peut-être partirai-je, vous avez raison, pour m’enterrer dans un endroit encore plus ennuyeux. Ou peut-être pas. »
Il sourit.
« Mais n’essayez pas de me distraire en me flattant. J’ai gagné mon droit de bibliothèque ! Mais je vous ferai une faveur : vous n’aurez pas à m’y tenir compagnie pendant que je m’assomme entre les pages poussiéreuses de tous ces raseurs. »

Elisa fit la grimace.
-Heu... Je dois vous dire la vérité, messire... commença-t-elle, la mine contrite. La bibliothèque à brûlé cette nuit. Pas un livre n'en a réchappé, en dehors du traité d'escrime dont je vous ai déjà parlé. Je vous le remettrai cependant bien volontiers, et je m'assurerai de votre assiduité et de votre application à apprendre...

Il haussa les épaules.
« Bah, je gage que votre tuteur précédent n’aura pas manqué de vous inculquer les bienfaits de l’apprentissage par cœur des opus les plus fastidieux de la collection familiale. Allons nous installer quelque part, et vous me réciterez tout ça. Quant à votre ouvrage d’escrime… Je daignerai y jeter un coup d’œil à mes heures perdues, si c’est ma seule chance de me divertir pendant ces longues nuits d’hiver. »

-Vous réciter... Oh...
Elle grimaça à nouveau.
-Heu, en fait, je viens de me souvenir que la bibliothèque n'a pas brûlé, et que tous les bouquins les plus pénibles de l'univers s'y trouvent toujours, bien rangés, bien poussiéreux... Je vous laisse donc vous y rendre, vous connaissez le chemin... Pour ma part, je crois que me délasser quelque peu ne serait pas une mauvaise idée... Je vous dis à plus tard !
Elle le gratifia d'une courbette amusée, puis se mit en devoir de ranger ses affaires.

L'ancien clerc n'eut aucun mal à trouver le manuscrit. Situé dans la partie historique de la bibliothèque, non loin des opus consacrés à la généalogie, c'était un épais volume relié de cuir sombre, intitulé, fort explicitement, "Chronique des seigneurs de Combeloup". Lorsqu'il l'ouvrit, force lui fut de constater que la chance était avec lui : il était tombé pile sur la partie concernant la prophétie. Soit le destin lui donnait un coup de pouce, soit... le livre avait fréquemment été ouvert à cet endroit. D'ailleurs, les pages recouvertes d'une écriture appliquée semblaient avoir été souvent manipulées.

Au dixième jour de notre périple, la nuit nous surprit alors que nous nous trouvions à des lieues de tout bourg, au cœur des terres sauvages de la Trouée des Chevaux. Nous avions voyagé tout le jour durant, et la fatigue commençait à peser lourdement tant sur les hommes que sur les bêtes. Nous ne nous arrêtâmes pourtant pas dans l'instant, suivant la piste sinueuse à la lueur des flambeaux, afin de trouver un lieu propice au bivouac.
C'est alors qu'une femme vint à nous. Vêtue de peaux de bêtes, sans âge, elle apparut dans la lumière des torches sans que nous l'ayons entendu approcher. Avant que quiconque n'ait songé à réagir, elle se glissa dans notre colonne, vint s'incliner devant sire Eudes, le reconnaissant entre tous comme notre guide, malgré sa mise discrète qui ne différait en rien des nôtres.
De ce qu'elle lui dit, nul n'entendit mot, pas même moi qui me trouvais tout près. Cependant, sire Eudes acquiesça et, du geste, nous indiqua de marcher dans ses pas. Étonnés mais confiants dans son jugement, nous avançâmes, quittant la sente pour nous engager parmi les herbes hautes et jaunis. Bientôt, nous débouchâmes dans un vallon dont nous n'aurions jamais pu soupçonner la présence. Planté d'arbres aux ramures élancées, la végétation y était verte, vigoureuse, et une source d'eau claire jaillissait en son sein. Une tente se dressait, toute proche, pareille à celles des nomades qui arpentent, inlassables, ces contrées infinies. La femme nous apprit que c'était là sa demeure, que nous y étions les bienvenus et pourrions nous y reposer des épreuves de la route.
Tandis que les hommes dressaient le camp, elle nous apporta moult victuailles, viandes de gibier, blé sauvage, fruits d'été gorgés de soleil, boissons aux fragrances à nulles autres pareilles. Sire Eudes protesta de tant de prodigalité, argua que, pour nous, elle ne devait pas ainsi se dépouiller. Mais elle ne voulut rien entendre : l'hospitalité était un devoir, ici comme ailleurs. Que répondre à cela ? N'aurions-nous pas ainsi invité à notre table le voyageur alangui, s'il était venu à passer près de nos demeures ?
Chacun but donc, mangea, s'apprêta à dormir, le cœur plein de reconnaissance, alors que dans le ciel dégagé, éclipsant la lueur des étoiles, une lune pleine et ronde s'élevait, étincelante, parant les environs de reflets argentés. Le silence, peu à peu, s'installa parmi nous ; enroulé dans ma couverture, je me sentais gagner par le sommeil, lorsque sire Eudes vint me trouver. Il me demanda simplement de le suivre, ce que je fis, intrigué. "Ouvre les yeux et les oreilles, n'oublie rien de ce qui se dira ici", souffla-t-il, comme nous nous glissions dans la tente.
Un petit feu y brûlait, répandant d'agréables odeurs, projetant sur les parois de peau des ombres dansants, entrelacées, lancées dans une sarabande hypnotique. La femme se tenait assise en tailleur derrière les flammes, le regard plongé au cœur du foyer, apparemment insensible à notre présence. Nous nous installâmes sans mot dire et attendîmes. De longues minutes s'écoulèrent. Des heures, peut-être. Enfin, elle releva la tête, plongea ses yeux luisants dans ceux de sire Eudes. Et parla, dans un murmure à peine perceptible.

"Continue vers le nord. Traverse les montagnes nimbées de brumes.
Au-delà, tu trouveras ce que tu cherches. Un lieu que nul mortel, jamais, n'a revendiqué pour sien. Bâtis ton château, construis un village. Aucun seigneur voisin, jamais, ne te disputera ta terre. Ils te croiront fou, moqueront mais envieront ton courage. Te laisseront en paix.
"D'autres qu'eux, pourtant, te la disputeront. Bien des hommes ont rêvé d'être leur propre maître, ont fondé des cités, des royaumes, des empires. Ont voulu les transmettre à leurs enfants, premiers d'une lignée qu'ils espéraient prospère, pérenne. Bien des hommes l'ont rêvé. Quelques-uns l'ont tenté. Peu ont réussi.
"A vouloir s'élever, fatalement, on s'expose. A tenter le destin, on provoque l'épreuve
"Que soit prévenu celui qui tente et ose ; de sa vaillance, un jour, il devra faire la preuve.
"Les ans peuvent s'écouler ; au père, le fils succéder.
"Un jour viendra, pourtant, où il faudra payer
"Le prix de l'ambition, de la témérité.
"Entendes, seigneur. Entends et fais ton choix.
"Repart en arrière ou assume tes actes.
"Si ce n'est toi, ce sera l'un des tiens.
"Il se verra privé de tous ceux qu'il aime, un à un
"Arraché à lui de douloureuse manière
"Il se verra privé de tous ceux qu'il aime ; et ses biens
"Courront grand danger de redevenir poussière.
"Alors, il devra faire face,
"Se montrer digne de son héritage
"Ou accepter qu'à jamais on l'efface,
"Des pages de l'histoire, de la mémoire des âges.
"S'il subit sans flancher, s'il se bat sans faillir,
"S'il sait débusquer l'infamie auprès de lui cachée
"Alors tout sera possible, il pourra réussir.
"Pour lui venir en aide, la mort sera chassée
"Et les défunt se lèveront de leurs caveaux glacés.
"Ensemble ils se battront, repousseront le mal,
"Et le temps, à jamais, portera leurs annales.
"Mais s'il hésite, s'il tergiverse
"S'il tombe dans le piège contre lui préparé
"S'il s'englue dans les toiles patiemment tissées
"Par ceux, dévoyés, à la marque perverse,
"Alors, son destin sera scellé.
"Il perdra tout, jusqu'à la vie,
"Et ses os blanchiront, par le temps rongés,
"Et tout ce qui fut tombera dans l'oubli.
"Entendes, seigneur. Entends et fais ton choix.
"Repart en arrière ou assume tes actes.
"Du monde, telle est la loi
"De l'avenir, tel est le pacte."

Sur ces mots, la vieille femme s'affaissa, évanouie. Sire Eudes demeura un long moment immobile, les yeux rivés dans les flammes mourantes. Enfin, il se releva, recouvrit nôtre hôtesse d'une couverture. Puis, ensemble, nous sortîmes sous la voûte étoilée d'où la lune avait fui.
Au matin, plus de tente, plus de vieille femme non plus. Étrangement, personne ne posa de questions : c'était comme s'ils l'avaient oubliée. Et nul ne protesta lorsque sire Eudes nous dirigea vers le nord, vers les montagnes nimbées de brumes. Il avait fait son choix.

Comme il s'en était douté, la salle des gardes était déserte. Cependant, il finit par croiser un serviteur qui lui indiqua qu'Elisa se trouvait désormais dans sa chambre et qu'elle serait sans doute disposée à le recevoir. De fait, lorsqu'il toqua à l'huis, l'adolescente l'invita presque aussitôt à entrer.
La pièce était plutôt vaste, meublée simplement mais avec goût, à l'image du reste du château. Un grand lit, deux vastes coffres, des rayonnages, un bureau... Et l'inévitable âtre crépitant, près duquel se trouvaient deux fauteuils d'allure confortable. La jeune fille, lavée, vêtue de propre, s'était levée de sa couche, à son entrée. Sans doute s'était-elle reposée un moment, afin de se remettre des exercices matinaux.
-Masochiste et résistant... musa-t-elle, souriante. Moi qui vous croyais en train de ronfler dans la bibliothèque, qui songeais à devoir vous réveiller pour le repas, me voilà bien détrompée ! Alors, avez-vous trouvé quelque chose à votre goût ?

L’ancien clerc était un peu embarrassé de pénétrer dans le repaire de l’adolescente et il fut soulagé de constater que la pièce était vaste, semblable à de véritables appartements plutôt qu’à une chambre stricto sensu. A son apostrophe, il réalisa que les soucis que sa lecture lui avait causés l’avaient protégé des courbatures, ou plutôt de la prise de conscience de celles-ci. Il lui décocha donc un léger sourire, il n’aurait pas pu en faire davantage, et clopina, un peu raide, jusqu’à un des fauteuils, avant de s’immobiliser. Il était toujours sale et puant, il ne pouvait pas abîmer le mobilier en s’y asseyant. Il se contenta donc de rester debout devant l’âtre, la main reposant sur l’un des dossiers.
« Je trouve toujours des choses à mon goût dans une bibliothèque. » répondit-il avec un semblant d’aplomb.
En l'occurrence, c'était un mensonge de taille.
« Mais je ne veux pas m’imposer chez vous, Elisa. Vous devez me trouver bien impudent de vous traquer jusque dans vos quartiers. »

-Vous croyez que les autres s'en privent ? s'exclama-t-elle, amusée. On n('est pas à la cour, ici, messire. Inutile d'aller quérir le chambellan pour qu'il vous annonce et vous fasse attendre mon bon vouloir dans quelque boudoir. D'ailleurs, on en a pas, ici, de boudoir ! Tout ce que je demande, c'est qu'on frappe à la porte.
Elle le dévisagea, toujours un peu perplexe.
-Et vous allez me faire le plaisir de vous asseoir... reprit-elle. Les fauteuils en ont vu d'autres.
Elle, en tout cas, ne fit pas de manière et prit place près de l'âtre.
-Honnêtement, la seule chose intéressante que j'ai jamais trouvé, dans une bibliothèque, c'était... un jeune bibliothécaire, à Erhedun. On se demandait bien ce qu'il faisait là, il n'avait pas du tout la têtel de l'emploi.

Albérich se laissa tomber dans le fauteuil libre.
« On n’a pas toujours la tête de l’emploi. » fit-il, songeant à ce que la demoiselle pensait des clercs en général, et à la variété qu’il connaissait, rien qu’au sein du culte lathandrite. « Mais j’ai du mal à imaginer que vous ayez fait tout le chemin jusqu’à Eredhùn pour aller vous perdre dans sa bibliothèque… Mal achalandée et poussiéreuse, dans mon souvenir, avec, de plus, un système de classement complètement abscons. Mais peut-être n’est-ce pas une surprise, si l’attention des employés y est sans cesse détournée par l’apparition furtive de jeunes filles bien peu studieuses. »

Elisa fit la grimace.
-Décidément, vous m'avez tout l'air de quelqu'un connaissant par cœur la moindre bibliothèque d'Hélonna... Les dieux en soient loués, ce n'est pas mon cas, et croyez bien que, s'il n'avait tenu qu'à moi, je n'aurais jamais mis les pieds dans celle d'Erhedun. Mais Eloi avait à y chercher un manuscrit... Il a fini par le trouver, après, hum, trois heures de recherche acharnée. Je vous laisse imaginer comme je me suis amusée, en l'attendant... D'autant que le bibliothécaire n'avait pas une conversation très passionnante. Remarquez, j'en ai pas mal appris sur la fabrication du vélin et l'entretien des vieilles reliures de cuir...

« Je ne peux pas croire qu’aucun ouvrage ne trouve grâce à vos yeux. Une bibliothèque ne renferme pas que de vieux traités d’histoire et de théologie. Il doit y avoir des romans, des poèmes, peut-être du théâtre, susceptibles de générer votre enthousiasme ! »
Devant la mine belliqueuse de la jeune fille, il leva cependant une main.
« Mais je capitule. Je ne vous convaincrai pas. Vous aimez monter à cheval, une activité qui est pour moi incompréhensible et hautement désagréable, et j’aime lire. Il en faut pour tous les goûts, dit l’adage. »

La jeune fille haussa les sourcils puis se mit à compter sur ses doigts.
-Faire de vous un rôdeur accompli, un épéiste aguerri, et maintenant, vous transformer en cavalier émérite. Rappelez-moi, messire : qui mon père a-t-il engagé pour être le précepteur de l'autre ?
Elle sourit.
-Ceci dit, je comprends que chevaucher puisse s'avérer chose ardue. Je me souviens très bien de mes premiers essais, fort peu concluants. Cependant, il était hors de question que je me laisse abattre alors que Roland cavalait déjà depuis des années... Je crois que l'envie aide à dépasser désagréments et difficultés. Le tout est de se trouver... une motivation.
Elle s'abîma, un instant, dans une intense réflexion.
-Imaginez... reprit-elle. Si chevaucher n'était plus pour vous une épreuve, si l'on vous trouvait une monture au pied sûr, habituée à suivre vos habituels trajets... Vous pourriez lire tout en voyageant ! Ce qui vous est impossible si vous vous contentez de marcher... Ne serait-ce point là un atout certain ?

« Par pitié ! Je veux bien manier l’épée et courir la lande, et encore, mais vous ne m’aurez pas volontairement sur un canasson : ces animaux puent, bavent, bougent de manière inconfortable, attirent les mouches et sont dotés d’un caractère capricieux, pour ne pas dire d’une franche mauvaise nature. Je préfère mille fois chanter, réfléchir ou admirer le paysage sur mes deux pieds ! »
Il grimaça.
« Et si je dois vraiment lire, je préfère m’installer dans un coche, loin des bestioles. »

Elisa eut du mal à museler son hilarité.
-Et bien, sauf votre respect, on voit bien là que vous êtes un citadin ! Une telle horreur des petites et des grosses bêtes, c'est... étonnant.
Elle croisa les mains sous son menton et continua, sur un ton docte.
-Si vous avez un bon garçon d'écurie, ou que vous vous révélez vous-même soigneux, votre cheval ne puera pas. Et si vous savez choisir, vous trouverez des montures dociles, amicales, voir des plus serviables et attentionnées. Quant aux mouches... il me semble qu'après une dur journée de voyage, un cavalier les attire tout autant...
Elle se redressa, se calant confortablement contre le dossier de son fauteuil.
-Auriez vous eu quelque expérience malheureuse avec la gente équine, pour la détester à ce point ?

-Au temple ? s'exclama l'adolescente.
Elle en demeura bouche bée quelques instants.
-Ne me dites pas que vous étiez... Pourtant, ça collerait...
Elle grimaça, mais leva les mains avant qu'Albérich n'ait pu répondre.
-Ne me dites rien... Votre passé est votre passé, vous n'êtes pas obligé de m'en révéler quoi que ce soit si vous n'y tenez pas. C'es tune règle d'or, ici, à Combeloup.

La chose lui avait échappé sans qu’il s’en rende compte, c’était un signe qu’il avait relâché sa vigilance, un signe, peut-être, qu’il se sentait en confiance. Mais la mine de l’adolescente, malgré ses dénégations, valait mille discours et il se maudit d’avoir été si prompt à se raconter.
« Je n’en ai pas honte. Même si je sais ce que vous en pensez. J’ai été clerc mais je ne le suis plus. Et je ne vous ai jamais ennuyée avec quoi que ce soit de lié à la religion, et je ne le ferai jamais. Ne me jugez pas à l’aune de ce que vous imaginez de cette profession, Elisa. Et quand bien même… Je ne suis plus clerc. »

Elisa se mordit la lèvre inférieure, visiblement contrite d'avoir laissé transparaitre à ce point ses sentiments envers la profession honnie.
-Excusez-moi... murmura-t-elle. Savoir ce que vous étiez ne change rien à ce que je pense de vous... C'est juste que... j'ai été surprise. J'aurais pu m'en douter, remarquez. Il y avait des signes... Pourtant, vous ne collez pas vraiment à l'image que je me fais des...
Elle s'interrompit, embarrassée au plus haut point.
-En même temps, je connaissais Eloi depuis ma naissance, reprit-elle. C'était quelqu'un de bien, même si je ne lui ai pas mené la vie facile... J'ai simplement du mal à imaginer qu'on puisse vouloir emprunter cette voie. Et puis, on raconte tant de choses...

Albérich était embarrassé, lui aussi. Il s’en voulait de s’être marqué de la sorte, mais aussi de mettre la jeune fille en difficulté.
« Je ne veux pas vous ennuyer avec ça, Elisa. Ça n’a pas d’importance. Il y a autant de clercs qu’il y a de dieux, c’est une voie comme une autre, qui vous appelle un jour, ou qu’on vous impose, ou que vous empruntez par dépit. »
Il esquissa un sourire.
« Et je ne sais pas ce qu’on raconte, mais de manière globale, de ce que j’en sais, les clercs sont aussi humains que les marchands, les soldats ou les mages. Sans doute plus que les mages. Ils aiment, ils haïssent, ils doutent et ils vivent, simplement. Et dans mon cas, ils montent rarement à cheval. »

-Alors, il faut croire que certains aiment à leur construire une légende noire... D'ailleurs, je n'oserais pas vous rapporter la moitié des choses qu'on colporte parfois à leur sujet. En partie parce que si mon père savait que je prête attention à ces racontars, il me renierait et m'offrirait en sacrifice aux loups.
Elle ponctua sa plaisanterie d'un sourire, même si on la sentait toujours gênée.
-Mais bon, puisque vous êtes le deuxième clerc... ou ancien clerc sympathique que je connais, je vais sans doute finir par modifier mon jugement.

« Une légende noire ? » s’exclama Albérich, sans pouvoir vraiment s’en empêcher. « Mais enfin… Pourquoi dans un village aussi… Il n’y avait qu’un seul clerc, pourtant… Pourquoi raconterait-on… Que raconte-t-on, d’ailleurs ? »
Intérieurement, il se morigéna : il n’était plus prêtre, il n’aurait pas dû se soucier de ce qu’on colportait à leur égard. Mais sa curiosité était piquée, et au fond de lui-même, il se sentait presque un peu vexé. Il n’était pas guéri, il le sentait, mais la conversation était plutôt légère, pour l’heure. Il avait la sensation qu’il parviendrait à rester suffisamment détaché.

Elisa blêmit légèrement.
-Et bien, heu...
Elle grimaça, baissa les yeux, lorgna ses mains posées sur son giron.
-Si vous promettez de n'en rien dire à mon père...
Elle soupira.
-J'imagine que je vous dois bien ça pour me faire pardonner mon... manque de délicatesse. Mais... ça me fait bizarre de déballer ça devant vous, alors que ce ne sont, sans doute, que des âneries...
La jeune fille garda le silence quelques instants, puis se redressa, la mine déjà plus décidé.
-Et bien soit, allons-y. Je préciserais juste, en préambule, que tout cela ne vient pas forcément des villageois... Mais je n'en dirais pas plus long sur mes sources.
Une dernière inspiration, et elle était lancée.
-Commençons par le plus... spectaculaire et le moins crédible, peut-être. On raconte que certains ordres émasculent les petits garçons qu'ils recrutent afin de les forcer à demeurer chastes toute leur vie... et pour leur permettre de conserver leur voix, pour les cantiques, les chœurs... On dit aussi que les jeunes filles vierges sont parfois offertes en sacrifice à des créatures, comme des centaures, enfants bâtards des divinités enfermés dans d'obscurs labyrinthes...
Elle observa Albérich un instant, puis se détourna à nouveau.
-Ensuite, et là, c'est plus réaliste, on dit que les prêtres doivent parfois se priver de boire, de manger, de dormir ou... d'autres activités des mois entiers, pour prouver leur foi aux dieux. C'est l'ascétisme, si je me souviens bien... Ils doivent aussi faire des pèlerinages interminables à genoux, pieds nus... Ou se flageller jusqu'au sang pour expier leurs fautes.
Elle s'interrompit, déglutit, à nouveau très mal à l'aise.
-Après... Apparemment, il y a eu des histoires à Luménis, il y a quelques années, au temple de Lathandre. Les prêtres étaient corrompus, il a fallu les tuer presque tous... Alors, après ça, et après d'autres rumeurs, des gens ont tendance à dire qu'en général, tous les clercs sont bien moins reluisants que ce qu'ils prétendent être. Ambitieux, vaniteux, vénaux... ou... pervers. A cause de l'amour exclusif qu'ils doivent vouer aux dieux, des difficultés qu'on leur fait pour se marier... Alors, on prétend qu'ils organisent des orgies dans leurs sanctuaires. Que ce n'est pas anodin s'ils attirent, parfois de force, des enfants si jeunes dans leurs rangs, et les gardent cloitrés des années...
Elle s'interrompit, se râcla la gorge. Garda la tête baissée.

Albérich eut un sourire contrit, ne sachant pas très bien par où commencer. La liste était édifiante.
« Je crois que vous n’êtes pas restée assez longtemps à Eredhùn. » fit-il en préambule. « Pourtant, la faune y est instructive… »
Il hésita.
« D’abord, la plupart des ordres sont mixtes. Peut-être tous. Les femmes et les filles peuvent toujours faire les voix aiguës, pourquoi irait-on… Enfin… On ne touche pas aux petits garçons… La plupart des ordres admettent également le mariage, certains vont même jusqu’à encourager la promiscuité affective et sexuelle au cœur même de leur enseignement. Il n’est pas rare de croiser des couples dans les temples, même si souvent, un clerc épouse quelqu’un qui exerce une autre profession. Ceux qui restent célibataires le font par choix ou par manque de temps, ou d’opportunités, comme n’importe qui d’autre. Maintenant, chaque dieu a ses spécificités, et il existe de nombreux dieux maléfiques. Ce qu’on leur sacrifie, pourquoi, comment, je n’en sais rien, mais ce n’est bien sûr pas un mensonge. Mais nous sommes sur Hélonna, ces divinités perverties n’ont jamais été bienvenues… »
Ce qui ne les empêche pas de s’immiscer sur nos terres.
« Quant à l’ascétisme… Là aussi, il y a un monde entre un Lathandrite et un Helmite ou entre un suivant de Sunie et un Ilmate… Certains cultes promeuvent le plaisir, d’autres la mesure, la culture ou la nature, la joie ou le renoncement. Il est impossible d’en tirer des généralités. Il est des clercs qui méditent et ne mangent que du pain rassis. Il en est d’autres que votre table ferait pleurer d’ennui. Sans vouloir vous offenser, cela s’entend. Ceux-là aiment les orgies, sans doute, oui. Mais dans la bonne humeur. »
Il soupira.
« Mais comme je vous l’ai dit, les clercs sont humains. Comme nous tous. Il s’est effectivement produit des événements peu reluisants au Temple de Lathandre à Luménis. Des prêtres dévoyés ont trahi leur cité. Ils avaient leurs raisons, elles étaient troubles et néfastes. Mais il ne faut pas jeter le bon grain avec l’ivraie. La plupart des clercs d’obédience bienveillante sont des hommes et des femmes qui ont mis leur vie au service d’autrui. De leur dieu, mais pas seulement de leur dieu. Peut-être que c’est ce qui les distingue des autres, une certaine abnégation. Même s’ils restent, vous avez raison, aussi faillibles que n’importe qui. »
Il réalisa qu’il s’était levé et qu’il avait marché jusqu’à la fenêtre, sans vraiment s’en rendre compte, troublé par son propre discours. Il resta quelques secondes immobile face à la cour du donjon, que l’on apercevait en contrebas, tâchant de retrouver son calme, de reprendre son souffle. Il maîtrisa un tremblement, puis fit volte-face, souriant de son mieux.

L'adolescente lui rendit un sourire gêné.
-J'espère que vous n'avez pas pris ça pour vous... murmura-t-elle. Je le répète, je ne crois pas à la moitié de ces choses. Du moins, à leur généralité. Je connais la diversité des dieux, donc des cultes, et les déviances de certains ne doivent pas jeter l'opprobre sur tous. Néanmoins...
Elle hésita, puis se décida à aller jusqu'au bout de sa pensée.
-Néanmoins, s'il y avait une telle abnégation chez les clercs, une telle volonté de servir les autres... Pourquoi se vouent-ils à un dieu, plutôt que de se consacrer entièrement aux hommes ? D'autres le font... Évidemment, il n'est pas question de nier l'existence des dieux, ni de se montrer irrévérencieux à leur égard. On peut très bien aller prier de temps en temps, participer à des cérémonies. Mais de là à leur consacrer toute sa vie...
Elle secoua la tête.
-N'est-ce pas une forme d'égoïsme ? Les clercs ne se font-ils pas, avant tout, plaisir à eux-mêmes ? N'essaient-ils pas de trouver auprès des dieux... ce qu'ils n'ont pas pu trouver ailleurs ? Après tout, ils se regroupent dans leurs sanctuaires, y passent le plus clair de leur temps, entre eux, coupés du monde ou presque...
Elle grimaça.
-Et puis, peut-on dénier qu'ils soient... ambitieux ? Qu'ils veulent le pouvoir ? Ils sont sans arrêts à vouloir recruter de nouveaux membres. Ils parcourent les villages, les campagnes, pour y trouver des enfants à embarquer. Ils les arrachent à leur famille, leur interdisent de la revoir, ou alors très rarement... Pourquoi les isoler si jeunes, si ce n'est, au mieux, pour... les embrigader, les fanatiser ? Pourquoi, aussi, ce besoin de prosélytisme ? Cette volonté d'acquérir, constamment, de nouveau fidèles ? N'est-ce pas pour accroître le pouvoir de chaque culte, ses ressources, grâce aux dons des convertis ? Afin, au final, d'être à même de gouverner les autres, de leur imposer leurs volontés... Si ce n'est pas leur but, alors, pourquoi les cultes sont-ils en constante concurrence ? Moi, je vois plutôt là la preuve qu'ils cherchent à se servir eux-mêmes, et qu'ils dissimulent cette ambition derrière leur prétendu altruisme.