La Couronne de Cuivre

Le barde ne pensait pas que cette impuissance, cette impossibilité dans laquelle ils étaient d'aider les autres soit réconfortante. Il n'avait jamais été du genre à ne pas s'inquiéter pour les choses sur lesquelles il ne pouvait influer. D'autant moins qu'il avait appris, à ses dépends, que sa capacité d'agir était terriblement modeste. Sinon presque inexistante.
Heureusement, Guéric avait ajouté "pour le moment". C'était un espoir. Peut-être illusoire, mais un espoir tout de même.
Il songea à Constance, à ceux qui, comme elle, s'étaient réfugiés dans le comptoir. Mais il se détourna d'eux avec violence, préférant orienter ses pensées vers le groupe de Valaellyn. Comment s'occupaient-ils ? Ils ne devaient pas sortir, et il espérait qu'ils s'y tiendraient. Sans doute, comme eux, exploraient-ils les cavernes, pour pouvoir se replier en cas d'intrusion ennemie. Une activité bien ténue, un palliatif bien maigre face à l'oisiveté à laquelle ils étaient contraints...

Les parois de la grotte prenaient une teinte plus claire, peu à peu, signe que le jour se levait probablement au dehors. Comment le soleil communiquait-il ses rayons à sa roche resterait un mystère. Tous les habitants de la grotte semblaient avoir accepté le caractère profondément surnaturel de leur nouveau refuge. Peu à peu, certains se mirent à remuer dans leur sommeil. Elerinna s'attela à la préparation du petit déjeuner. Jehan sortit de son lit tandis que Victor rabattait la couverture sur sa tête. Goran émergea en sursaut, et regarda un moment autour de lui comme s'il ne savait plus où il se trouvait. Le Mélandien s'assit sur sa couche et y demeura prostré. Une nouvelle journée d'oisiveté s'annonçait pour tout le monde...

Taliesin fut surpris par les prémisses de l'aube : il avait pensé se trouver encore au cœur de la nuit. Mais, apparemment, il avait dormi beaucoup plus longtemps qu'il ne l'aurait cru. Pourtant, ce n'était guère étonnant, vu le peu de repos qu'il avait pris, les jours précédents...
Une nouvelle aube, donc. Annonciatrice de longues heures sans rien avoir à faire d'autre que, peut-être, explorer à nouveau les cavernes. Quoi que Martin aurait besoin de se reposer...
Bah,, il verrait bien. Pour l'heure, il pouvait s'occuper, et ne s'en priva pas, rejoignant Elerinna et l'aidant de son mieux à préparer le petit déjeuner qui serait bientôt servi.

Les rescapés de la grotte vinrent manger au compte-gouttes. Victor, Fred, Bellyra et Griselda ne quittèrent pas leur lit, apparemment amateurs de grasse matinée. Il n'y avait pas grand chose d'autre à faire... Jehan s'installa près du halfelin et l'assomma de questions diverses sur l'art de la furtivité et le travail de piégeage qu'ils avaient réalisé dans les couloirs la veille. Guéric le dévisagea avec effroi, à peine réveillé, se demandant manifestement comment il se déferait d'un tel moulin à paroles. Elerinna alla parler avec le jeune Mélandien et finit par le convaincre de se laver, bien qu'il semblât terriblement embarrassé de se baigner en public. La jeune femme lui promit probablement qu'elle veillerait à ce que personne ne le dérange car elle s'installa ensuite à proximité pour surveiller les abords du trou d'eau tandis qu'il y barbotait avec inquiétude.

L'elfe avait observé avec un amusement certain - et visible - le volubile Jehan asséner au malheureux Guéric un flot ininterrompu de questions. Le gamin, s'il n'avait pas quitté la ferme familiale de manière imprévue, serait sans doute déjà devenu l'apprenti de Mathieu. Un rôdeur en herbe, donc. Pas étonnant que le furtivité l'intéresse. Quant à la pose de pièges... Ce n'était sans doute pas la chose la moins ludique au monde.
La grasse matinée de Victor ne l'inquiéta pas un seul instant : certes, celui-ci était d'ordinaire matinal, mais il se rattrapait parfois en ne quittant pas son lit avant une heure avancée. Alors, qu'il en profite tant qu'il voudrait ! Somnoler serait moins ennuyeux que... ne rien faire.
Taliesin demeura donc à sa place, déjeunant tranquillement et saluant ses compagnons au fur et à mesure de leur arrivée. Il essaya de ne pas réfléchir à ses occupations du jour, mais se tenait prêt à saisir la moindre opportunité. Rester les bras ballants, c'était courir le risque de trop réfléchir...
Et trop réfléchir, dans leur situation, dans son état, ce n'était pas forcément très indiqué. Il avait repris du poil de la bête, c'était certain, et il en demeurait étonné ; néanmoins, il se sentait encore fragile, prêt à succomber à un nouveau déferlement d'idées noires.

Rien de particulier ne semblait devoir s'organiser. Fred finit par émerger, puis Victor se leva à son tour et vint s'asseoir à table. Une pile d'assiettes sales avait commencé à s'empiler sur une des concrétions, ce qui augurait d'une vaisselle à venir, quand le bassin serait vide. Mais le Mélandien semblait goûter à la détente et ne manifestait aucune intention d'en sortir, pour l'heure. Guéric finit par battre en retraite et alla dérouler d'une des cartes, sur laquelle il se pencha avec attention. Jehan rejoignit Victor et Fred, qui mangeaient en silence. Goran était retourné dans le garde-manger, dans un but imprécis...

Surpris - sinon peiné - que Victor ne lui ait pas adressé un seul mot lors de son arrivée, prenant brusquement conscience qu'ils n'avaient pas échangé la moindre parole depuis leur installation dans leur nouveau repaire, Taliesin choisit cependant de n'en rien laisser paraître, et renonça a s'imposer au trio qu'il constituait avec Jehan et Fred. Il alla plutôt quérir, dans ses affaires, encre, plume et parchemin puis, regagnant la table, recopia les informations que Noéline et Loukian lui avaient données sur leur fils. Ce faisant, il gardait un œil jaloux sur la vaisselle sale : sitôt que le bassin serait libre, il irait la laver. Occupation peu palpitante, d'accord... Mais occupation néanmoins. Et par conséquent précieuse.

Mais s'il avait espéré qu'on le laisse tranquille, il en fut pour ses frais. Bien moins embarrassé que l'elfe, Victor vint s'installer à côté de lui et bâilla à s'en décrocher la mâchoire.
" Y'en a un qui ronfle, c'est pas possible... Enfin, un. Au moins quatre, je dirais. Et avec une grotte comme ça, ça résonne de partout."
Il soupira.
" Tu écris quoi ?"

Le barde, qui l'avait accueilli d'un sourire - il se faisait sans doute des idées pour rien, comme de coutume - hésita quant à la réponse à lui donner.
-Des choses... pour la suite fit-il enfin.
Il s'écarta, au cas où Victor veuille jeter un œil au parchemin. Il saurait ainsi ce qu'il en était... Il ne lui laissa pas, cependant, le temps de poser d'autres questions sur le sujet. Il espérait encore, aussi difficile cela puisse être, préserver un tant soit peu le mystère sur à leurs objectifs réels...
-De mon côté, j'ai dormi comme un loir... Mais j'étais épuisé, reprit-il. Et... Tu ne t'es pas trop ennuyé, hier ? Tu as réussi à t'occuper ?

" Oui, ça a été. On a joué aux cartes. Puis j'avais mes livres. Et on a aussi joué dans le bassin, l'eau est vachement bonne, comme dans un bain, sauf que ça refroidit pas, c'est chouette. Puis Jehan dit qu'une fois qu'on connaîtra bien les alentours, Guéric nous laissera sûrement aller jouer dans les couloirs pas dangereux. Comme ça on se défoule et on rend pas les gens nerveux. C'est Ruyven, qui l'a dit, qu'on le rendait nerveux, alors qu'on faisait que sauter sur les lits. Même pas sur le sien. On s'est aussi déguisés, parce qu'il y a des fourrures trop drôles, on peut faire comme si on était des barbares ou alors des loups-garous, tu vois."
Il sourit et se dévissa le cou.
" Mais tu écrivais quoi, au juste ? C'est pour les pirates ?"

Cette fois, il grimaça, jeta un regard alentour, puis se pencha vers l'enfant.
-Non, pas pour les pirates. Mais on m'a chargé... de retrouver quelqu'un d'autre. Si tu vois ce que je veux dire. Alors je note pour ne pas oublier.
Il ne pouvait pas être plus explicite...

" Tu dois chercher le fils de Noéline et Loukian, c'est ça ?" demanda Victor. " Tu sais, je pense que tout le monde ici sait pourquoi on traversait la mer. Sauf peut-être Goran. Et le Mélandien. Mais Elerinna et les autres, ils le savent très bien. Ou en tout cas, ils se doutent. Fred et George, ils ont discuté avec Martin, hier, parce que Martin il vient de Mélandis, alors il connait bien certains coins bizarres de la ville, et donc, il a pu leur donner des adresses... Moi je crois qu'on devrait demander au Mélandien... Il est méchant, mais il connait aussi bien Mélandis, non, tu ne crois pas ?"

Il soupira.
-Tu as sans doute raison : je m'inquiète trop, et je me raccroche à un secret qui n'en est plus un. Par contre, pour le Mélandien... Ce n'est pas qu'il est fondamentalement méchant. Comme le disait Elerinna l'autre jour, à Fred... ou à George, je ne sais plus, il a grandi dans un monde particulier, où certaines choses qui nous révoltent paraissent normales... et donc lui paraissent normales. Mais je crois qu'on doit quand même ne rien lui dire : il pourrait peut-être nous aider, oui, mais peut-être refuserait-il de trahir son pays, en quelque sorte. Et puis, il rentrera chez lui tôt ou tard, on pourrait lui poser des questions... Mieux vaut être prudents.

" Elerinna dit qu'il va se faire arrêter, quand la marine luménienne va arriver. Qu'il ne rentrera pas à Mélandis avant longtemps. Elle dit qu'on devrait profiter de ce qu'il est là pour lui ouvrir les yeux. Moi je ne sais pas. Enfin, elle m'a pas dit ça à moi. Elle a dit ça à George, hier, pendant que vous étiez en train de vous promener dans les grottes..."
Il croisa les bras.
" Ce qui me fait penser que j'ai passé la moitié de la journée à faire de la lessive. Y compris un manteau absolument répugnant."
Il se fendit d'un sourire.
" En tant que lavandier préposé à tes frusques, j'aimerais que tu en prennes un peu plus soin."

Le barde ne s'attarda pas sur le sujet du Mélandien : il craignait qu'en s'ouvrant trop, ils le braquent. Et s'il venait à apprendre son identité...
Non, mieux valait écarter l'idée et rebondir sur les propos plus anodins du petit garçon.
-J'essaierai. Mais je ne peux rien garantir : les batailles sont... les batailles. Et l'exploration des tunnels n'est pas la meilleure activité pour rester propre. D'ailleurs, je crois qu'une nouvelle tenue crottée t'attend.
Il sourit.-Je plaisante. D'une part, je te promets de laver ta lessive à l'occasion. D'autre part, faire la mienne sera un moyen de m'occuper assez inespéré, parce qu'en dehors de ça... et de la vaisselle, je n'ai pas beaucoup d'autres perspectives. D'ailleurs, si toi, tu as des idées, je suis preneur.

Victor le regarda un peu de travers.
" Hey... Je suis pas ta mère, hein. Ce sont les adultes qui sont supposés s'occuper des enfants et pas l'inverse. Il me semble qu'il y a quelques jours seulement, tu m'as fait un discours sur ce thème... Maintenant, il faut assumer."
Il croisa les bras.
" Profite donc de la liberté que je n'ai pas."

Le barde demeura muet quelques secondes.
-Je crois que tu confonds un peu tout... fit-il doucement. Mon grand discours touchait à des points autrement plus fondamentaux que trouver des occupations pour meubler une journée d'oisiveté.
Il secoua la tête.
-Bon, disons que si tu as envie de faire certaines choses et que je peux t'y aider, tu ne dois pas hésiter à le dire. Après, effectivement, si rien ne te tente particulièrement... J'essaierai de faire marcher ma cervelle. Ou ce qu'il en reste.

Victor sourit.
" Je vais voir si je peux convaincre Guéric ou Goran de m'embarquer aujourd'hui. Sinon Elerinna va me mettre le grappin dessus et ce sera corvées toute la journée ! J'ai bien vu que l'oisiveté était synonyme de rude travail. Cela me donne une idée de ce qu'aurait été la vie sur Mersant en votre absence... Je vais prendre le premier navire pour Luménis, merci."

Il acquiesça.
-Ecoute... Je filerai un coup de main à Elerinna, histoire qu'elle ne te recrute pas. Et si d'aventure une nouvelle exploration s'organise, avec moi dedans... Je pourrais peut-être t'embarquer, si les autres en sont d'accord. Dans le pire des cas, hum... Je peux toujours t'enrôler pour des tâches hautement stratégiques qui t'épargneront les corvées. Quoi qu'il ne doit pas rester grand chose en la matière, vu le boulot abattu hier.

" Combien de temps on va devoir attendre ? Est-ce qu'on ne pourrait pas imaginer une technique pour intervenir ? Je sais que les pirates sont très nombreux, mais on est forts, et on a le pipeau... Si on coulait leurs bateaux ou qu'on mettait le feu à leur campement, par exemple ? Ou alors on sort et on les tue un à un... Je ne sais pas, moi. Tu crois qu'ils vont arriver quand, les Luméniens ? Ou alors on devient des pirates, aussi ?"

Il grimaça.
-Je ne crois pas qu'ils nous recruteraient. Je ne crois pas non plus que beaucoup, ici, auraient envie de les rejoindre après... Après le meurtre d'une partie des nôtres.
Il baissa les yeux sur son parchemin. Se hâta de les relever, de regarder ailleurs.
-Et je crains qu'on ne puisse pas vraiment agir, pour l'heure. Si on commence à tuer certains d'entre eux, ils vont comprendre qu'il y a des survivants et... fouiller les grottes. Nous trouver, tous, y compris le groupe où se trouvent Valaellyn et Benoît. Si on incendie leurs bateaux, c'est la même chose. Et pour le campement... Nous n'avons aucun moyen de les éliminer tous, en une seule fois, Victor. Sinon, nous l'aurions déjà fait.
Il soupira à nouveau.
-Pour le pipeau... Ce soir, je vais sortir avec Guéric, pour le tester. On verra ce qu'il se produit. Et sauf au cas où une armée apparaitrait, il nous faudra attendre l'arrivée des Luméniens avant d'intervenir. Et donc... rester cantonnés ici. On n'a pas le choix. Mais... On arrivera toujours à s'occuper : on ne manque pas d'imagination !
Victor ne pourrait pas dire qu'il le traitait comme un enfant : il lui avait expliqué les choses comme il l'aurait fait pour un adulte.

Victor demeura silencieux quelques instants, puis finit par opiner du chef.
" D'accord." dit-il simplement.
Il finit par soupirer.
" Mais je suis certain que les choses vont finir par bien s'arranger. Elles le doivent, sinon ce ne serait pas juste, et les choses finissent toujours par être justes, non ?"
Il ne laissa cependant pas le temps à Taliesin de répondre.
" Je vais aller apprendre à Jehan à jouer à la Sylvestre en équipes. On doit faire un tournoi contre Fred et George, et il est vraiment nul, pour l'instant... A plus tard !"
Puis, sans attendre, il fit volte face et abandonna le barde à ses écrits.

C'était heureux que Victor n'ait pas attendu qu'il réponde à sa question : il en aurait été bien incapable. Aurait été trop tenté, peut-être, de dire que non, les choses ne finissaient pas toujours par être justes. Ce qui aurait été pour le moins malvenu.
Il termina de recopier les quelques informations transmises par Noéline et son mari, ce qui ne lui prit qu'un instant, puis alla ranger nécessaire d'écriture et parchemin dans son sac, avant de revenir près de la vaisselle. Peut-être le Mélandien allait-il se décider, enfin, à libérer le bassin... Si ce n'était pas le cas, il se tiendrait à la disposition d'Elerinna pour effectuer toute tâche qu'elle voudrait bien lui donner. Car, il devait l'avouer, il ne bouillonnait pas d'idées pour remplir les heures à venir.

Le Mélandien finit par sortir de l'eau. Elerinna l'envoya se nourrir et accepta l'aide de Taliesin avec gratitude, bien qu'il n'y ait, en réalité, pas de quoi occuper deux personnes à la plonge. En dépit de la situation, la prostituée portait des vêtements qui la mettaient élégamment en valeur et elle travailla d'abord en silence, avant de se tourner vers son compagnon de labeur, qu'elle avait préposé au séchage.
" Venez-vous du continent ? Je veux dire, avant d'arpenter Hélonna et Dorrandin... Avez-vous vu les grandes cités de Féérune ? Vous n'avez pas l'accent de Manost... Ni celui de Mélandis. Et d'après ce que j'ai entendu des Luméniens... Je ne vous aurais pas placé parmi eux."
Elle sourit.
" Je ne veux pas me montrer indiscrète. J'ai bien compris que vous ne vouliez rien dire de vous. Mais le lointain passé... Vu votre race... devrait être moins dangereux, non ?"

Il parut vaguement embarrassé.
-J'espère que mon... silence me concernant ne vous a pas vexés, toi et les autres. Ce n'était pas mon intention, en tout cas. L'expérience m'a juste appris à en dire le moins possible. Mais... J'ai cru comprendre que d'autres parlaient plus librement. Du coup, mes mystères en deviennent bien futiles, sinon déplacés...
Il sourit franchement à la jeune femme.
-Pour en revenir à ta question, je suis effectivement originaire de Féérune, et j'y ai passé l'essentiel de ma vie. Il faut dire que vu sa taille, on peut s'y promener longtemps sans jamais revenir au même endroit... J'ai donc visité nombre de ses citées, comme Eauprofonde ou la Porte de Baldur, mais... j'ai surtout écumé les campagnes, a vrai dire. Je crois qu'elles ont ma préférence, dans le fond...

Elle opina du chef, pensive.
" J'ai tendance à me dire : voilà un continent neuf, un monde de possibles, mais n'est-ce pas un leurre de penser chaque fois qu'on va trouver mieux ailleurs ? Que l'herbe est plus verte de l'autre côté de la route, de la montagne, de la mer ? Je ne dis pas pour toi, après tout, voyager est ton métier, c'est compréhensible. Mais pour le reste des gens ? Ne perdons-nous pas notre temps à espérer le bonheur ailleurs alors que nous pourrions user de nos forces... et de notre précieux temps, pour nous autres, humains, à construire quelque chose là où nous nous trouvons ?"
Elle soupira.
" Si Mersant est ravagée, il faudra pourtant bouger, sans doute. Ou rester. Je n'en sais rien."

Il acquiesça doucement.
-Oui, on a toujours l'impression qu'il existe mieux ailleurs. Alors qu'en réalité, chaque lieu possède sa part d'ombre et sa part de lumière, ses avantages et ses inconvénients. Ses dangers que l'on ne voit pas forcément lorsqu'y arrivant, on pose sur tout un regard neuf et enthousiaste. Ou quand, non encore parti, on ne voit que les côtés négatifs de l'endroit où l'on se trouve... Je n'échappe pas au phénomène, même si, ayant depuis toujours dû voyager, j'ai bien souvent regretté de ne pouvoir m'attarder, de ne pouvoir m'enraciner quelque part, y nouer des contacts, des amitiés. Y trouver une place, en somme.
Il reposa le bol qu'il venait d'essuyer.
-Aujourd'hui, je n'aspire plus au voyage. Tout ce que je désire, c'est poser mon sac, rester en un lieu, quel qu'il soit, du moment que j'y vis avec ceux que j'aime. J'espère un foyer, en quelque sorte. Je ne sais où il sera... Je sais juste avec qui je voudrais le bâtir. Malheureusement, entre vouloir et pouvoir... Il y a un monde.

" Ah ça, tu ne m'apprends rien." fit Elerinna avec un sourire mélancolique. " Je ne crois pas que la gamine que j'étais s'attendait à se retrouver là où j'en suis..."
Elle lui tendit une assiette humide.
" C'est pour ça que... je sais que c'est stupide mais... Je me dis que cet horrible épisode... C'est peut-être une chance, finalement... Si nous nous en tirons... Et nous nous en tirerons... Le destin m'invite peut-être à ne pas attendre le prince charmant... Je commence à ne plus être toute jeune. Ma carrière... si on peut appeler ça une carrière... touchera à sa fin tôt ou tard. Et jusqu'ici... les hommes aiment ma compagnie pour une heure, deux, une nuit... Mais aucun ne m'a encore proposé plus. Si je dois quitter Mersant... J'ai peut-être une opportunité de me redéfinir. De recommencer... autre chose. Juste à temps."
Elle haussa les épaules et lui fourra une poignée de couverts dans les mains.
" Est-ce une femme qui vous a arraché à la route ? Ou autre chose ?"

Le barde demeura silencieux, les sourcils froncés, tandis qu'il essuyait l'assiette et les couverts. Il ne savait comment répondre. Pas qu'il craigne de trop se révéler, non. Juste qu'il ne savait pas exactement ce qu'il en était.
Qu'est-ce qui avait réellement joué dans son envie de se sédentariser ? Les échecs répétés ? La fin désastreuse - ou peu s'en fallait - de la quête confiée par Hafgan ?
Peut-être en partie, oui. Mais pas seulement.
Il songea à un temps guère ancien. A son séjour dans une cour elfique qui était presque devenu son foyer. A ce mariage qui avait failli avoir lieu... Il était déjà tout prêt à renoncer au voyage, alors. Et s'il n'y avait eu cette mission, ce devoir de retrouver les derniers rescapés de son peuple...
Il secoua la tête, chassant cette pensée.
-Oui, dit-il enfin. Alors que j'arpentais les routes, rares étaient mes compagnons. Mon maître... et c'est tout. Lorsqu'il s'en est allé, je me suis retrouvé complètement seul, devant vivre de relations de passage, d'amis éphémères. Et puis... Après des tours et des détours, des séparations et des retrouvailles... Il y a eu ma compagne. Pour la première fois depuis des années, j'avais de vrais liens. Des liens solides. Pas de ceux qui vous retiennent prisonniers, non. De ceux, au contraire... Qui vous font vous sentir libre, et rendent le voyage bien moins attrayant. A moins, bien sûr, qu'il ne se fasse à deux. Ou a trois, en l'occurrence.

Elerinna sourit.
" Alors je comprends que vous ne vouliez pas la laisser filer..." murmura-t-elle. " Ces rencontres sont probablement aussi rares et bénies que le chantent les bardes... Vous devez le savoir mieux que moi."
Elle lui remit deux bols, encore.
" Si vous ne connaissez pas bien Mélandis... Mais j'ai eu comme l'impression que vous y étiez déjà allé... Je vous aurais conseillé de parler avec Martin. Cela dit... Vous devriez profiter de la présence de notre ami..."
Elle désigna le Mélandien du menton. Il mangeait, distrait, lorgnant les murs lumineux.
" Je suis certaine que vous pourriez lui soutirer de nombreuses informations, même à son insu... et ce n'est pas comme s'il allait rentrer chez lui dans l'immédiat."

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