La Couronne de Cuivre

-On voit que vous n'avez jamais eu à vous occuper d'une bande de marmots déchaînés, sinon, vous y réfléchiriez à deux fois ! Et il est hors de question que nous nous affrontions en public : si j'étais battu, je perdrais toute autorité sur eux, et ma vie deviendrait un véritable calvaire. Il est hors de question que nous nous affrontions tout court, d'ailleurs : mon grand-père s'appelait Hubert, vous comprendrez que ça me bloque !
Les instructeurs se lancèrent alors dans ce qui ressemblait fort au concours de l'excuse la plus lamentable : l'un affirma qu'il craignait d'être terrassé par Lathandre s'il blessait l'un de ses paladins, un autre, surnommé Poil de Carotte, qu'il existait une solidarité entre roux à laquelle on ne saurait déroger, un troisième qu'il pensait que le conseiller Megrall userait de son influence pour le faire déporter sur une île déserte, s'il venait à gagner...
Robert et Alban étaient toujours les seuls à ne piper mot, mais ils paraissaient beaucoup s'amuser.

" Bon, tant pis, dit le paladin, finalement. Je m'entraînerai avec les civils. Je suis certain que si je propose de les affronter seul contre quatre ou cinq, il y aura des volontaires. Ils ont besoin d'apprendre à combattre en groupe, de toute façon, ça leur fera un bon exercice de coordination et d'entraide."
Il croisa les bras et soupira théâtralement.
" Bon, je serai aussi obligé d'expliquer à tous ceux qui me poseront la question qu'aucun d'entre vous n'en a assez dans le pantalon pour oser croiser le fer avec moi."

Il fut aussitôt la cible d'une huée presque générale, qui ne manqua pas d'attirer l'attention des tables voisines.
-Alors ça, les coups en-dessous de la ceinture, c'est pas chevaleresque du tout.
-Pas plus que la technique du chantage.
-Si vous continuez comme ça, Hubert, on va penser que vous n'êtes pas vraiment paladin, et il faudra nous montrer vos diplômes.
-En plus, si vous faisiez un truc pareil, je vous jure que j'encouragerai les gosses à ne plus penser qu'aux concours dont vous faites l'objet, en promettant des récompenses aux gagnants et même aux méritants !
-De toute façon, si vous alliez nous blesser des civils, vous subiriez la colère d'Agnès : elle était furieuse, hier, quand on lui a amené Will avec sa belle entorse...

S'il avait su que cette demande on ne peut plus raisonnable déboucherait sur un tel bordel, Hubert aurait probablement renoncé à tirer son épée du fourreau à tout jamais. Voilà que la moitié du réfectoire s'intéressait à leur conversation, à présent. Comment se faisait-il qu'où qu'il aille, il se retrouvait chaque fois en butte aux plaisanteries de ses interlocuteurs ?!
" Très bien, très bien ! Je ne m'entraînerai pas, ni contre vous, ni contre les civils — que je n'aurais jamais blessés, vous avez si peu de foi en mes compétences, c'est vraiment dramatique ! J'attendrai sagement que les éclaireurs rentrent pour aller chasser la grenouille dans les marais."
Puis il se tourna subitement vers Sir Robert.
" Mais vous n'avez rien dit, Sir Robert. Vous mesurerez-vous à moi, vous ? Ou bien y-a-t'il une clause qui interdit aux conseillers de prendre ce genre de risques ? Je sais contrôler mes coups et Lathandre me permet de soigner assez efficacement les entorses, entailles et autres torticolis..."

Le silence s'était fait parmi les instructeurs, et parmi les membres de la communauté qui les environnaient. Les expressions étaient curieuses, attentives, impatientes. D'entre toutes, cependant, celle d'Alban était la plus marquante, à la fois anxieuse et pleine d'espoir.
-Vous êtes retors, Hubert. Vous saviez parfaitement ce qu'il adviendrait, en faisant cette demande devant témoins. Devant mes collègues et mon écuyer, de surcroit. Mais...
Il y eut des murmures. Le gamin, n'y tenant plus, paraissait sur le point de s'évanouir.
-Mais je ne vous en veux pas, et j'accepte votre défi.
Alban poussa une exclamation et se mit à applaudir, avant de s'interrompre, embarrassé, rougissant. Toutefois, ses voisins l'imitaient déjà, et les personnes alentours aussi, point de départ d'un tumulte qui atteignait bientôt Albérich, lequel venait dans cette direction, puis la cantine tout entière.
-En public ! lança quelqu'un, au milieu des hourras.
-Oui ! En public ! reprirent en écho dix, vingt, cinquante voix...

Oups, songea Hubert.
Il se cherchait juste un partenaire d'entraînement, pourquoi la situation avait-elle dérapé de la sorte ? Robert avait l’air de se sentir piégé et une simple passe d’armes se métamorphosait en événement pour la communauté. Misère. Il était maudit. Il n’avait lancé de défi à personne ! Il voulait s’entraîner ! Ces gens étaient-ils complètement sourds ?
En même temps, c'était l'idéal pour que les choses rentrent dans l'ordre. Il ne doutait pas de pouvoir résister à Robert un certain temps, aussi doué soit le conseiller, et s’il était ensuite vaincu, cette espèce de réputation étincelante qu’il trimballait à son corps défendant serait mise à mal. Les gamins se calmeraient et les autres instructeurs accepteraient de l’affronter derrière le petit bois sans faire tout un cirque.
Mais il fallait qu’il réponde au chevalier, aussi sourit-il.
« Merci de me faire cet honneur, Sir. » dit-il.
Il aurait bien essayé de convaincre l’assemblée que les choses pouvaient se faire discrètement, mais ce serait peine perdue. Il croisa le regard d’Albérich qui approchait, circonspect, et lut une interrogation muette, presque accusatrice, dans ses yeux. Il ne put que grimacer avec un haussement d’épaules désolé.

Mais, comme il l'avait dit, Robert ne paraissait pas lui en vouloir le moins du monde. Au contraire, il se leva et vint vers lui, pour être entendu malgré le brouhaha qui ne cessait de croître.
-Si ces idiots avaient fait moins de bruit, nous aurions pu nous entraîner en toute quiétude, loin des regards indiscrets. Malheureusement, vu le tour qu'ont pris les choses, plus moyen d'y couper : ce sera donc un duel public. Bah, qu'importe, au fond : la communauté a besoin de se retrouver autour d'événements tels que celui-ci, cela contribue à la souder.
Autour d'eux, les conjectures allaient bon train : les deux chevaliers allaient-ils jouter ? Combattraient-ils au moins à cheval ? Quant au lieu et à l'heure de l'affrontement, un consensus se dessinait déjà : sur le terrain d'exercice, au coucher du soleil...

Hubert acquiesça, contrit.
" J'espère que cet épisode aura au moins cet avantage. Je suis vraiment désolé de vous avoir interpelé dans cette atmosphère. Mais j'étais tellement persuadé que vous vous joindriez au choeur de vos instructeurs que je n'imaginais pas créer ces difficultés..."
Albérich continuait à les observer, vaguement interdit. Il allait penser que le paladin avait un besoin maladif de se donner en spectacle. Ce n'était vraiment pas ce qui s'était produit, mais comment l'en convaincre ?
" Les gens ont l'air de penser que nous nous battrons demain soir... La bienséance exige que je vous laisse le choix des armes et du déroulement du duel."

-Si quelqu'un doit être désolé, ce n'est pas vous, mais bien moi. Ils vous taquinaient, comme ils le font toujours avec les nouveaux venu : c'est une manière de bizutage. Comme vous aviez du répondant, je n'ai pas jugé nécessaire d'intervenir. J'aurais dû, cependant, car il était prévisible que, de réparties en réparties, cette joyeuses ambiance n'allait faire que monter... J'aurais sans doute dû, aussi, entrer dans leur jeu, vous opposer une réponse humoristique, quand vous vous êtes adressé à moi... Je n'en ai pas eu le cœur, néanmoins : vous avez remarqué la tête du petit ? Il avait tellement envie que je relève le défi qu'il aurait pu prendre mon refus au sérieux, être terriblement déçu, voire considérer que j'avais dérogé aux lois de l'honneur.....
Il sourit.
-Bref, vous n'avez rien à vous reprocher. Et quitte à se livrer à un duel public, autant sortir le grand jeu ! Optons donc pour l'épée et le bouclier, les armes traditionnelles de la chevalerie. Et... Juste par curiosité... Vous savez jouter ?

Hubert sourit.
" Je sais jouter, oui. Je devrais dire : j'ai su jouter, plutôt. Mais j'imagine que si j'ai un peu de temps libre demain après-midi, je devrais pouvoir me remettre dans le bain. Cela dit, je n'ai pas de lance."
C'était une maigre excuse, on lui en fournirait sûrement une. Et les membres de la communauté apprécieraient le spectacle. C'était une excellente manière de tromper l'ennui et l'inquiétude en attendant le retour des éclaireurs. Il espérait juste qu'il n'avait pas trop perdu la main.

-Oh, nous pourrions aisément remédier à cela. De surcroît, soyez rassuré : le dernier tournoi auquel j'ai participé remonte à dix bonnes années. Cependant, il ne s'agit là que d'une proposition : je ne voudrais surtout pas vous imposer un exercice avec lequel vous êtes mal à l'aise. Le but est quand même, aussi, que nous nous amusions tous les deux... Alors sentez-vous libre de décliner la joute : nous pouvons directement passer à l'épée... Oh, et si vous avez besoin de faire vérifier votre armure, ou d'une personne pour vous aider à vous préparer, n'hésitez surtout pas à le dire : les volontaires se bousculeront, j'en suis certain !

" Je devrais me débrouiller." dit-il, en jetant un coup d'oeil vers Albérich.
Celui-ci, les bras croisés, observait le tumulte autour d'eux d'un air distrait.
" Je ne sais pas, pour la joute. C'est spectaculaire, et cela devrait satisfaire les appétits de sensations fortes du public... Mais je ne sais pas si votre destrier à l'habitude de jouter, ce n'est pas quelque chose qui s'improvise avec le premier cheval venu. Et ce serait dommage que vous ou moi nous blessions sérieusement à quelques jours du départ... En même temps, vous me direz que Dame Agnès, un autre clerc ou moi-même pourrions y remédier aisément... Vraiment... Je ne sais pas. Dix ans, ça fait quand même un sacré bout de temps. Béranger de Solarcis organise un tournoi une fois l'an, et j'ai l'habitude d'y monter."

-Autrefois, je n'étais pas trop lamentabl à ce jeu, et je pense que les vieilles habitudes reviendront si je m'entraîne, demain. D'autre plus, si je ne suis plus entré en lice depuis une décennie, j'ai ensuite formé quelqu'un à le faire....
Une ombre passa sur son visage, éclipsant son expression joyeuse le temps d'un clignement d’œil.
-au quotidien, je monte mon vieux destrier; Mais pour l'occasion, je pourrais utiliserai le sien qui, je gage, n'a pas encore tout oublié. Donc pour cela comme pour le reste, vous n'avez pas à vous inquiéter. Et si l'idée de la joute ne vous rebute pas trop, je suis ainsi d'avis de la garder. Ce serait effectivement un beau spectacle.

Hubert remarqua le changement d'expression du chevalier et ne sut pas quoi en faire. Référait-il à quelqu'un de décédé ? Ou bien à une personne, membre de l'expédition, avec laquelle il était désormais en froid ? A moins qu'il ne s'agisse juste d'un brin de nostalgie ? Il était incapable d'en tirer la moindre conclusion.
" D'accord, dans ce cas, proposons-leur la totale..."
Il eut un sourire.
" Et avec ça, je n'aurai droit à aucun échauffement avant de vous affronter, puisque personne ne veut me servir de partenaire ! Je vais me claquer quelque chose, c'est garanti. Enfin... Je ferais surtout mieux d'aller dormir... Sir Robert..."
Il se préparait à s'incliner lorsqu'Albérich s'approcha, lui jetant un regard presque inquiet, puis se tourna vers le chevalier.
" Excusez-moi de vous déranger dans vos... préparatifs, mais personne ne m'a dit à quelle heure j'étais supposé me présenter à l'entraînement, demain. Est-ce qu'il y a un programme affiché quelque part ? Ou bien, en l'honneur du tournoi à venir, toutes les séances sont-elles miraculeusement annulées ?"
Le sourire du Luménien ne laissait pas planer le doute : il plaisantait.

Mais ce fut d'un ton des plus sérieux que lui répondit le chevalier.
-Au contraire, leur durée est doublée : quand un grand événement se profil, mieux vaut occuper les gens plutôt que de les laisser oisifs, rongés par l'impatience... Quant à l'horaire, c'est comme vous le souhaitez : il y a des groupes de tous niveaux à chaque roulement.
IL lui sourit, amical, puis se tourna vers Hubert :
-N'ayez crainte : ils se moquaient gentiment de vous mais, en réalité, je suis sûr qu'ils ont très envie de vous affronter. Et même si ce n'était pas le cas, ils n'auraient pas le choix : les meilleurs combattants ne doivent pas se relâcher mais au contraire se perfectionner, ce qui passe par s'affronter les uns les autres. Et puis, il n'y a nulle honte à perdre devant plus fort que soi : au contraire, c'est un encouragement à progresser, à faire mieux la fois suivante.

Hubert essaya de ne pas trop regarder la mine du Luménien, préférant répondre au chevalier.
" Bien sûr... mais peut-être reporterons-nous cela au lendemain... J'aime autant conserver l'illusion que je suis bon combattant jusqu'à notre affrontement. Le contraire risquerait de me démoraliser durablement."
Il se tourna ensuite seulement vers Albérich, qui affichait une expression passablement indifférente.
" Mais nous allons nous retirer. Je vous verrai demain à l'aube."

-Si vous êtes aussi rouillé que vous le prétendez, ce que je ne crois pas vraiment, il vaudrait mieux que vous vous entraîniez sérieusement. En cas de besoin, je vous trouverai un partenaire qui, je vous le garantis, ne cherchera pas à profiter de votre.manque d'exercice, mais bien à vous aider.
Son sourire se fit plus amusé encore.
-Mais comme je viens de le dire, je suis certain que vous en rajoutez, pour me mettre en confiance et mieux me terrasser le moment venu ! Ah, il faut donc que je profite au maximum des heures qui nous séparent du duel, parce qu'ensuite, plus personne ne me prendra pour un chevalier digne de ce nom.
Il serra la main de ses deux interlocuteurs.
-Hubert, Albérich, je vous souhaite une bonne nuit et vous dis à demain.

Les deux hommes saluèrent encore le chevalier, puis sortirent de la cantine et prirent la direction du secteur nord-est. Plusieurs personnes interpellèrent le paladin, qui répondit tantôt d’un geste amical tantôt d’un mot ou d’un sourire. Il paraissait cependant légèrement embarrassé.
« Tu n’auras pas perdu de temps, dit finalement Albérich d’un ton léger.
— C’est un malheureux concours de circonstances, en réalité. Je n’avais aucune intention d’en arriver là. Je cherchais juste quelqu’un avec qui m’entraîner. »
Le Luménien ne put s’empêcher de sourire.
« Je te le jure ! s’indigna Hubert.
— Je te crois, les paladins ne mentent pas. »
Le chevalier secoua la tête.
« Sir Robert pense que cela servira la cohésion du groupe. Les tournois ont toujours beaucoup de succès auprès des gens.
— Je ne pense pas en avoir jamais vu.
— Et bien ça te fera une première fois. Mais nous ne sommes que deux combattants. Ce sera vite terminé.
— Quel est le programme ?
— Et bien, nous allons jouter à cheval, d’abord. Et ensuite nous nous combattrons à l’épée. Du classique, en somme. Peut-être Sir Robert parviendra-t-il à convaincre d’autres hommes de s’affronter, cela dit… Je ne sais pas. »
Albérich se contenta d’opiner du chef. Il n’y connaissait rien.
« Tu es fâché ?
— Pourquoi serais-je fâché ?
— Je ne sais pas. »
L’ancien clerc rit doucement en haussant les épaules.
« C’est manifestement toi qui as l’impression d’avoir fait quelque chose de mal.
— Je vais me donner en spectacle. Je sais que tu préfères la discrétion. »
Albérich s’immobilisa et le dévisagea, interdit.
« Hubert, qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ? »
Le paladin ne trouva rien à répondre et demeura planté là, gêné.
« Je ne sais pas… J’imagine que je ne veux pas te faire honte. Nous sommes… associés… dans l'esprit des gens... »
Le Luménien sourit et faillit lui répondre que cela ne durerait plus longtemps. Il avait bien vu avec quelle aisance Hubert s’était intégré dans le groupe des militaires, trouvant sa place en une seconde, armé de sa bonne nature et de sa tranquille estime de lui-même. Et même s’il était encore en butte aux plaisanteries classiques qui frappaient les nouveaux, il était manifeste qu’une fois ce tournoi terminé, il serait définitivement des leurs. C’était une formalité, un rite de passage, et malgré son embarras, Hubert était clairement ravi. Albérich ne lui en voulait pas une seconde, c’était dans l’ordre des choses.
« Je ferai en sorte que la communauté entière sache que je ne cautionne pas ton comportement, Hubert, répondit-il, malicieusement. En même temps, si tu en sors triomphant, j’aurais tort de ne pas profiter de ton aura… Hum… Cruel dilemme. »
Hubert parut apaisé par la boutade et ils reprirent leur chemin.

Au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient de la mer, les badauds se faisaient moins nombreux, et la plupart des tentes étaient aussi obscures que silencieuses. En effet, bien que la nuit soit tombée depuis deux heures au moins, il était encore tôt, et la plupart des membres de la communauté, même ceux qui avaient déjà mangé, étaient encore loin de songer à se retirer, préférant rester au centre du campement pour bavarder ou se distraire. Les deux hommes finirent d'ailleurs par entendre, s'élevant derrière eux, l'entrainante mélodie d'un violon.

« Tu veux retourner te distraire ?
— Je vais me distraire dans mes rêves, ce sera très bien. »
Hubert sourit.
« On se fait vieux, hein.
— Je ne te retiens pas.
— J’ai besoin d’énergie pour demain. »
Moulu, Albérich entra le premier dans la tente et réalisa qu’Hubert en avait organisé l’intérieur. Il enjamba précautionneusement un sac, arriva sur sa couche et s’assit. C’était diablement exigu, mais le paladin devait avoir une certaine habitude de ce genre de casse-tête et avait réussi à mettre leurs affaires à disposition tout en leur ménageant un étroit passage entre les tapis de sol, pour qu’ils ne se marchent pas dessus. Hubert suivit cependant son regard et grimaça.
« Tu vas t’habituer… C’est sûr que le contraste est choquant…
— C’est toujours mieux que la grotte. Grâce à la grotte, je ne me plaindrai plus jamais. »
C’est vrai qu’il faisait froid et qu’un bon âtre, un bon fauteuil, un matelas moelleux n’auraient pas été de refus. Mais voilà.
Hubert pinça les lèvres, manifestement tout à fait conscient de la subite lassitude du Luménien. Il ne dit cependant rien, se contentant de se déshabiller en silence. Albérich en fut soulagé : le détromper aurait été nécessaire et pourtant au-delà de ses forces. Vingt jours à ce régime, en hiver, ils étaient fous. Et il avait accepté. Qu’est-ce qu’il lui était passé par la tête ?!
C’est trop tard, va de l’avant, se morigéna-t-il en se changeant à son tour.
La morsure du froid sur sa peau nue lui donna un coup de fouet et il se hâta de s’emmitoufler sous sa couverture. La température redevint supportable, il regarda la buée que formait sa respiration en s’envolant sous la toile. Hubert souffla la bougie qu’il avait allumée et les plongea dans le noir. Albérich bâilla. Il était épuisé.
« Je peux te poser une question. » murmura alors Hubert, depuis son lit.
Albérich l’entendit se redresser sur un coude et en fit de même, étouffant un soupir.
« Non, Dame Agnès ne me plait pas, grommela-t-il à mi-voix.
— Quoi ? Je n’ai pas entendu…
— Rien, rien. Quelle est la question ?
— Toi qui maîtrises ces arcanes… Est-ce que politiquement, je ne dois pas le laisser gagner ? Je veux dire… il est conseiller, il est en charge de tous les aspects militaires de l’expédition… Pour le moral des troupes, de manière générale, est-ce qu’il n’est pas nécessaire qu’il triomphe ? J’ai l’impression de m’ériger en jeune coq qui à peine débarqué lui dispute le leadership… C’était vraiment ma dernière intention, mais n’est-ce pas la manière dont tout le monde va lire cet affrontement ?
— Pas forcément.
— Pas forcément, ha ! Il faut que je sois battu, absolument.
— Tu sais… Il est relativement normal qu’un seigneur ait parmi ses hommes un chevalier plus doué que lui-même. Tu étais sûrement meilleur que Béranger.
— Mais Béranger n’était pas chevalier : il avait d’autres prérogatives et s’entraînait une heure par jour, c’est tout. Et même comme ça, il ne m’aurait jamais laissé le battre en public ! Ma supériorité n’était apparente que dans le secret de la salle d’entraînement. Sans compter que je ne me serais jamais permis de le dominer clairement, même lorsque nous étions en tête à tête. »
Albérich sourcilla.
« Ce Béranger m’a l’air bien chatouilleux…
— C’est une question d’honneur, Albérich. Ils sont presque tous comme ça. »
Le Luménien ne put s’empêcher de sourire dans le noir mais préféra changer de sujet.
« Bon, mais penses-tu que tu seras fatalement meilleur que Robert ? Il est encore jeune et a guerroyé davantage que toi ces derniers temps, de ce que j’ai compris. Il pourrait tout à fait avoir le dessus…
— Je n’ai aucune idée de ce qu’il vaut, tu as raison. Mais je dois me préparer à toutes les éventualités.
— Ne crains-tu pas qu’il se rende compte que tu le laisses gagner, le cas échéant ?
— Non. En joute, c’est difficile, d’autant que Grand Vent va vouloir faire l’imbécile, mais une fois à terre, il me suffira d’être un peu lent. Il sait que je suis en manque d’entraînement, il ne sera pas surpris. »
Albérich resta silencieux un moment.
« Je ne sais pas quoi te conseiller. Oui, sans doute est-il mieux que tu perdes, si ton code d’honneur te le permet…
— Les paladins lathandrites cherchent à faire pour le mieux. Cela ne me pose pas de problème.
— Si la chose se sait, Robert ne te le pardonnera pas, cependant.
— Je sais. Mais toi et moi sommes les seuls à savoir et tu ne me trahiras pas. Je ne peux pas prendre le risque de saper son autorité. »
Albérich connaissait bien cet argument et songea à un moment à Solarcis. S’écraser pour le bien de la communauté. Hubert en souffrirait certes moins que lui : l'enjeu était trivial.
« En plus tu as raison, il sera sans doute bien meilleur que moi, de toute façon. J’espère juste qu’il ne sera pas mille fois meilleur… Je n’ai pas non plus envie de me faire humilier.
— Allons, il n’y a aucun risque, Hubert. »
Le paladin soupira.
« Misère ! Je voulais juste m’entraîner ! » s’exclama-t-il à voix haute, cette fois.
Albérich l’entendit se frotter le visage et prendre une profonde inspiration.
« Mais merci.
— De rien. »
L’ancien clerc se retourna sous sa couverture et sombra presque aussitôt.

Une surprise les attendait au réveil. Une ? Vingt, plutôt, au bas mot. On avait glissé sous le pan de toile fermant leur tente de petits morceaux de papier repliés. Tous étaient adressés à "Sire Hubert de Maleval", le nom étant orthographié de diverses manières, certaines fort fantaisistes. Tous contenaient des messages commençant invariablement de la même façon, hormis quelques changements mineures : "Messire, si vous avé besoin d'un écuyé pour le tournoi, je serai très onoré de vous servir". Tous, enfin, émanaient de gamins de la communauté qui ne manquaient pas de se présenter avec plus ou moins de modestie : le benjamin avait sept ans, l'aîné quinze, et on comptait même quatre filles dans le lot.

Albérich avait, contre toute attente, bien dormi. Sans doute était-ce la fatigue accumulée des jours précédents qui l'avait préservé d'une envie pressante au milieu de la nuit ou de se soucier de la motte de terre qui boursouflait pourtant son tapis de sol à hauteur de l'épaule droite... Hubert, couché sur le dos, regardait le plafond de toile avec le regard vide du condamné. Il avait déjà lu trois des messages, qu'il avait étalés sur sa poitrine, et le Luménien, assis en tailleur sur son lit, se chargea de lui faire la lecture des suivants.
" Misère, souffla le paladin, sans trouver la force de se lever.
— Allons. Ceux qui doivent surtout s'inquiéter, ce sont les instituteurs de l'école. Ces gosses font un nombre invraisemblable de fautes d'orthographe.
— Il n'y a qu'une seule solution, Albérich.
— Ah ?"
Hubert tourna la tête et le fixa de ses yeux bleus, par-dessus son sac d'où pointait le coin du plateau d'Hermines.
" Tu vas devoir me servir d'écuyer.
— Quoi ? Moi ? Pourquoi ?
— Je ne peux pas choisir parmi ces enfants. Il y aurait trop de déçus.
— Je pensais que tu ne voulais pas me faire honte !
— Je pensais que tu voulais profiter de mon aura !
— Mais tu vas perdre !
— Chuuuuut ! grommela le paladin en le fusillant du regard.
— Oups."
A bien regarder la mine d'Hubert, il ne devait pas avoir beaucoup dormi. Il ne devrait sans doute pas faire grand chose pour avoir le dessous.
" Sérieusement. Cela règlerait le problème.
— Mais je n'y connais rien de rien, Hubert. A la limite, je pourrais faire ton héraut, mais ton écuyer !? Je ne sais pas comment on revêt une armure... Je ne connais rien aux règles d'un tournoi... Je ne sais même pas si on tient la lance dans la main gauche ou droite.
— Droite. Enfin, si on a l'habitude d'utiliser la droite. Mais je peux t'apprendre tout ça rapidement. Ce n'est pas un vrai tournoi, juste un entraînement qui a dégénéré."
Le Luménien secoua la tête, peu convaincu. Il n'avait aucune envie de se retrouver la cible des regards.
" En plus, si je prends un gosse, que je perds, il sera monstrueusement dépité. Tandis que toi...
— Moi je serai monstrueusement dépité aussi, tu sais." dit Albérich avec une moue faussement chagrine.
Hubert attrapa une chaussette qu'il lui lança, mais le Luménien n'eut même pas à bouger pour l'esquiver car elle atterrit mollement dans la zone de séparation.
" Ecoute, on en reparlera. Mais si tu ne veux pas être en retard pour ton premier jour, tu ferais mieux de te lever rapidement."
Le paladin se releva sur les coudes.
" C'est encore l'aube...
— Presque l'aurore."
Hubert étouffa un juron et se leva précipitamment. Quelques minutes plus tard, ils sortaient tous deux dans le petit matin gris, et se rendaient sur le terrain d'entraînement. Albérich avait décidé d'en finir au plus vite avec ses désagréables obligations. Peut-être auraient-ils dû petit-déjeuner d'abord, mais cela attendrait.

Qu'Albérich ne soit pas le seul à préférer se débarrasser des exercices martiaux avant de prendre son premier repas de la journée ou que les responsables de la communauté tiennent à dorloter les plus matinaux de leurs membres, Albérich et Hubert découvrirent qu'on avait dressé, à l'entrée du pré, une cuisine de fortune et une table sur laquelle s'étalait tout ce que l'on pouvait souhaiter en matière de petit-déjeuner, depuis le thé fumant jusqu'aux viennoiseries, en passant par les jambon grillé et les œufs au plat. Il y avait foule, alentours, et, en son sein, les deux hommes remarquèrent Robert, son écuyer et les instructeurs, bien sûr, mais aussi Ignace, Marthe et les instituteurs, la mine maussade, ou encore Agnès et Étienne, l'air beaucoup plus joyeux. Tout se beau monde salua les nouveaux venus avec bonhommie : manifestement, l'entraînement ne débuterait pas immédiatement.

« Tu m’as fait me presser pour rien, souffla Hubert.
— Mais non, tu vas avoir le temps de petit-déjeuner. Et vu ton état vaseux, ce ne sera pas du luxe. »
Le paladin soupira.
« Bon, je crois que je ferais mieux de voir quel groupe on va me confier pour commencer. Tous ces gens sont bien matinaux…
— Je vais aller grommeler avec les réfractaires, je pense. J’ai une réputation à entretenir.
— Albérich, tu es sûrement meilleur qu’un intendant, une juge ou une institutrice ! Ne vas pas jouer les manchots pour le plaisir…
— J’imagine que je devrai passer une sorte de test ! Je suis ravi rien qu’à l’idée ! s'exclama le Luménien avec ironie.
— Tu es de bonne humeur…
— Même à moi, ça arrive. »
L'ancien clerc le gratifia d’un clin d’œil puis se faufila entre les colons, saluant les gens machinalement, avant d’aller se servir une tasse de thé et de rejoindre les grognons.

L'arrivée de l'ancien aubemestre fit naître des sourires sur leurs mines chagrines.
-Ah, voilà une autre victime du complot militaro-sécuritaire ! lança Ignace.
-Nous étions justement en train de nous dire que nous refuserions de brandir une autre arme que la plume ! fit Atathe.
-Rejoindrez-vous notre noble cause ? Lutterez-vous à nos côtés ? demanda Rebecca.
-Que vous êtes présomptueux ! tempéra Marthe. Vu sa formation, Albérich est sans nul doute beaucoup plus doué que nous. Qui sait si son examen ne l'enverra pas dans l'un des meilleurs groupes, et s'il ne prendra pas goûts à croiser le fer en si habile compagnie ?

Albérich rit de bon coeur.
" J'y avais pensé, à la plume, dit-il à Agathe. Malheureusement, ma cote de popularité auprès de Sir Robert étant déjà abyssale, c'est à peine si j'ose encore vous adresser la parole, je dois bien l'avouer."
Il feignit de grimacer et attrapa de quoi se sustenter.
" Je ne peux pas nier qu'autrefois, dans ma lointaine jeunesse, j'ai appris à me battre contre... des tonneaux, si je me souviens bien. J'avais tout oublié, mais avec deux mois de cours particuliers entre les mains d'Hubert, j'imagine que je n'ai plus le niveau d'il y a six mois. Je n'en sais rien. A son aune, je suis toujours très mauvais, assurément."

-Il y a pire qu'être très mauvais. Il y a être extrêmement mauvais, comme moi.
-Me concernant, je pense que le terme approprié est lamentable.
-Que devrais-je dire, alors ? Irrécupérable ? Oui, je crois que c'est le mot qui convient.
-Vous voyez, Albérich, vous êtes dans une catégorie bien supérieure à la nôtre. A mon avis, Robert décèlera tout de suite les signes de vos entraînements anciens et récents, et il vous enverra parmi ceux pour lesquels il a encore de l'espoir. Je ne vous envie pas, car c'est de loin le groupe avec lequel les instructeurs sont les plus sévères.
Difficile de savoir si la juge était sérieuse ou non, car elle arborait à nouveau son habituelle expression de gravité.

Le Luménien se fendit néanmoins d'un sourire.
" Je pense que j'en suis au stade où si Sir Robert peut me faire souffrir, il me fera souffrir. Il me l'a clairement signifié hier." dit-il avec un haussement d'épaules. " De plus, Hubert sait parfaitement ce que je vaux, je ne pourrai donc même pas faire semblant... Non, je pensais que ma seule porte de sortie consistait à me casser une jambe, mais comme Dame Agnès aura tôt fait de me réparer, ça ne vaut pas le coup... Il ne me reste qu'à carrer les épaules et affronter mon destin. Cela dit, j'espère que j'aurai l'opportunité de me laver avant de venir vous aider."

-Vous le pourrez, du moment que vous n'êtes pas allergique aux bains de mer hivernaux : nous en sommes tous réduits à cela, pour l'heure. Cependant, nous serions bien mal engagés si nous commencions déjà à nous plaindre car, dans les marais, à moins d'un miracle, se laver deviendra tout bonnement impossible. Enfin, il y a de l'espoir pour la suite : il semble en effet que Clairétoile ait été réputée pour ses thermes... Les dieux fassent qu'il n'y ait pas trop de travail pour les restaurer !

" J'espère que vous avez réussi à convaincre un expert d'Antelucas de nous accompagner ! s'exclama le Luménien. Mais la mer m'ira très bien, en attendant."
Il ne s'était pas vraiment attendu à autre chose, de toute façon. C'était bon pour la peau, de surcroît. Autant se faire une raison. Il arrêta cependant de manger car si un peu d'énergie lui serait nécessaire, rien n'était pire que de s'agiter le ventre plein. Observant les instructeurs de loin, il se demanda s'il lui serait nécessaire de se mettre à l'épée ou s'il pourrait continuer à utiliser une masse. Il n'était pas certain de pouvoir transférer sa faible maîtrise de l'une à l'autre.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil