La Couronne de Cuivre

Et il s'y abandonna.
De toute façon, ce n'était pas vraiment lui qui décidait, du moins pas dans l'immédiat : il savait qu'il était nécessaire de se défaire des frusques prises en Gisombre, qu'il fallait rentrer rapidement au manoir de Haran mais... son être entendait d'abord profiter de ce merveilleux retour au bercail qui, par contraste, faisait paraître encore plus affreux les lieux de mort qu'ils venaient de quitter.
Ah ça, il allait avoir besoin de soleil, de grand air et de couleurs dans les jours à venir, c'était certain. Et même cette région pas toujours très riante aurait des allures de paradis...

Kiazalle le ramena dans l'instant, lui touchant le bras, puis lui tendant du petit bois, manifestement entreposé à proximité pour un usage régulier.
" Courage, nous y sommes presque. Je suis sûre que Rufus... pardon, Elstephann... nous attend avec quelque chose de chaud... mais il faut d'abord nous débarrasser de tout ça. J'ai des couvertures juste là..."
Elle avait aussi de quoi allumer un feu et dès que la pyramide de petit bois fut terminée, elle y bouta une flamme.
" Il faut que je te parle rapidement du reste... Je vais devoir me replier dans les caves... et je compte sur toi pour ne pas mentionner mon existence aux enfants. Bon. J'ai promis au Gurthal que nous chanterions ses louanges. Ou plutôt sa puissance ou sa force, que sais-je. Je t'ai engagé sur deux ans. Au moins une fois par mois. Avec un peu de spectacteurs, les gamins le soir, ça ne suffira pas. Ça te fait vingt-quatre odes au Gurthal. Tu peux faire chaque fois la même mais tâche d'y mettre un peu de bonne volonté, sans quoi il pourrait en prendre ombrage... même quand tu seras rentré chez toi."

Le barde sourit, presque amusé.
-Eh bien, cela va quelque peu trancher avec mon répertoire habituel mais, pour être honnête, je m'attendais à pire. A bien pire. Franchement, au regard de ce que nous avons obtenu, c'est peu cher payé. Enfin, en ce qui me concerne : j'espère que, pour toi, les engagements ne sont pas plus contraignantes.

Kiazalle se déshabilla sans faire de manière, lançant ses vêtements dans leur feu encore jeune.
" Une pentalogie. Ça ne me gêne pas. Ce ne sera pas mon premier roman où apparait le Gurthal, mais je pourrais bien avoir une idée, déjà... avec un jeune elfe audacieux qui décide d'aller lui rendre visite..."
Elle eut un léger sourire et alla se chercher une couverture derrière une des pierres levées.
" Les esprits de Gisombre ont souvent un petit côté vain... ou alors c'est de la jalousie... On loue les dieux, bons ou mauvais, et on néglige les seigneurs de l'ombre... Bref, la fiction, c'est idéal. Cela renforce leur pouvoir sans qu'on puisse taxer les auteurs de s'adonner à des pratiques problématiques. Et Rufus assumera tout ça avec son flegme coutumier, son sourire ravageur et son minois de jeune premier. Tranquille."

-Il a l'air très doué, dans ce rôle...
Ses propres affaires jetées au feu, il alla également récupérer une couverture.
-Est-ce la première fois que tu rendras hommage à un seigneur de Gisombre dans tes écrits ou y a-t-il déjà eu des précédents ? s'enquit-il.

Elle lui tendit une couverture pour qu'il puisse s'emmitoufler. Il ne faisait pas chaud dès qu'on s'éloignait du feu.
" Oh oui. Mes premiers romans, il y a de ça... soixante ans environ, se déroulaient surtout en Ombreterre. Mais ça n'a pas beaucoup plu. Et puis étant drow... C'était encore pire. Les gens partaient du principe que j'avais assisté à ce que j'écrivais... ou que je m'en réjouissais, a minima. Bref, j'ai changé rapidement de cadre... Ça fait environ vingt bonnes années, maintenant, que la plupart de mes romans incorporent des éléments de Gisombre. Pas toujours de manière très fidèle... Les entités grises sont chatouilleuses, quand on les met en scène... mais certains romans sont assez... réalistes, oui. Simplement, le commun des mortels ne veut pas le croire. Tant mieux. Ils dorment mieux comme ça."

Le barde acquiesça.
-En vérité, quand on y réfléchit bien, le défi ultime consisterait à écrire à propos d'horreurs totalement imaginaires, n'existant ni dans ce monde, ni dans d'autres plans, ni nulle part. Mais je ne m'y essaierai pas tant il semble déjà tout exister... Mieux vaut d'ailleurs ne pas trop y songer.

" Je crains qu'effectivement, la plupart des horreurs à portée de nos esprits existent... Ombreterre, déjà, c'est pas mal. Je ne sais pas si tu as eu affaire à des créatures des profondeurs... Je ne parle pas des drows... mais nous avons quelques abominations bien salées, là en bas..."
Une fois leurs vêtements en cendres, elle fit signe à Taliesin de la suivre vers le manoir.
" Mais il y a des horreurs en Féérie, aussi. Je n'y ai pas été souvent, c'est moins mon style que Gisombre. Mais les enfers, aussi, ça doit être pas mal. Je doute de pouvoir m'y balader tranquillement, cela dit... Après ma mort, peut-être... Ou si j'arrive à faire un pacte avec un diable amateur d'histoires sordides... Bon, Rufus me l'interdirait..."

-Et il aurait bien raison : ce genre d'arrangement n'est jamais en faveur des mortels, il y a toujours de petites lettres au bas du contrat que même le plus sage et le plus attentif n'est pas en mesure d'anticiper...
En tout cas, lui-même ne s'aventurerait pas sur pareil terrain.
-Je n'ai jamais mis les pieds en Ombreterre mais je m'en suis approché, je crois, et ce que j'y ai vécu ne me donne guère envie de retenter l'expérience. Idem pour Gisombre : ce n'est pas vraiment ma tasse de thé, même si l'on peut y faire de belles rencontres. Féérie me correspond bien davantage et je n'aurais rien contre y retourner, à l'occasion. Mais honnêtement, notre bon vieux plan matériel me convient très bien, d'autant que je n'en ai encore vu qu'une infime fraction.

" Un barde est voyageur par essence, je suppose, ça se tient. Moi, malheureusement, je n'ai pas la possibilité de flâner avec la même désinvolture... Enfin, à moins de me travestir... mais c'est pesant, au bout d'un moment."
Ils redescendirent dans la bruyère violette nimbée de lumière. Le manoir n'était pas loin, océan de blancheur sur la végétation sombre, tranchant avec le sinistre des lieux.
" Je pense que vous avez intérêt à retourner à Athrey rapidement... La lecture du testament ne tardera pas, et il vous sera plus difficile d'obtenir un jugement en faveur de votre fils si les choses ont déjà été actées."

Il opina du chef.
-En effet. Si c'est possible, j'enverrai rapidement un message au notaire, pour le prévenir du recours que je compte intenter et lui demander de mettre les choses en branle : cela nous permettrait d'un peu moins nous hâter nous-mêmes pour regagner le village. Sinon, tant pis, nous partirons au plus vite, peut-être même dans la matinée : nous pourrons toujours revenir vous voir quand tout cela sera réglé.

" J'enverrai Rufus se renseigner... Nous n'avons pas de personnel."
Elle haussa les épaules.
" Vous allez parler du cocher et de la cuisinière... mais en fait, c'est moi qui remplis leur rôle. Nous en avons beaucoup discuté et... on préfère les choses comme ça. Ça nous permet de vivre à notre rythme, dès que nous sommes chez nous, sans cachotteries. Sinon... je devrais habiter à la cave... Bof."

-Tu m'étonnes.
Il sourit.
-Vous avez trouvé un bon arrangement. Même si Rufus s'est manifestement débrouillé pour te laisser la majeure partie du travail... C'est un malin, ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie.

" Oh, en réalité, il abat plus que sa part... Mais pas quand nous avons de la visite, bien sûr."
Ils avaient atteint la porte arrière et Kiazalle passa devant lui pour retourner dans le hall. Il faisait tout à fait silencieux malgré l'aube déjà généreuse.
" Bon, je crois que je vais retourner au sous-sol... Est-ce que Rufus t'avait déjà donné une chambre ? C'est peut-être mieux si tu t'y calfeutres, mine de rien..."

-Oh ? Une raison particulière à cela ? s'enquit-il. Enfin, je veux dire, en dehors du fait qu'il me faille prendre un bain, enfiler une tenue convenable et nettoyer la petite morsure dont j'ai écopé ?
Mieux valait avoir accompli tout cela avant le réveil des enfants. Mais peut-être l'écrivaine avait-elle d'autres motifs à l'esprit.

" Non... Je pense juste que... les enfants se lèvent tôt, non, en général ? S'ils te voient dans cette tenue, ils risquent de te poser mille questions... et je pensais que tu ne voulais pas que le fils d'Averlande soit au courant de ton équipée nocturne."
Elle haussa les épaules.
" Après, tant que tu ne me mentionnes pas, ça ne me gêne pas que tu leur en parles. C'est ton choix."

-En vérité, ça dépend surtout d'eux, répondit l'elfe. S'ils ont dormi d'une traite, si j'ai le temps de me raffraichir avant qu'ils ne débarquent, il y a une chance infime pour qu'ils ne remarquent rien et ne posent aucune question. Mais comme ils sont du genre observateurs... et comme leurs nuits sont parfois agitées... je crains fort que notre escapade ne passe pas inaperçue; Et comme j'évite autant que possible de leur mentir... Bref, il est probable qu'ils finissent par savoir. Mais, promis, je ne te mentionnerai pas.

" Bon, allez, je file. J'espère que tu as... toléré ton petit passage en Gisombre, à défaut de l'apprécier. Tu t'en es superbement sorti, en tout cas, et grâce à ça, le garçon récupérera le manoir... Cela dit... Réfléchis bien à ce que tu vas en faire... Il a besoin d'entretien... urgemment... Dans dix ans, ce sera une ruine qui ne pourra plus être récupérée..."
Elle haussa les épaules.
" Mais je n'y entends pas grand chose. Discute peut-être avec Rufus, quand il est levé ? Il saura sûrement quoi faire."
Puis, sur un sourire, elle fila dans les couloirs, direction la cave.

Et lui, ses quartiers.
Il avait envie de prendre un peu de repos. Et, surtout, il avait hâte de se débarrasser des stigmates de son périple. Certes, cela s'était plutôt bien passé, il n'y avait pas eu trop de casse et, s'il avait vu des choses peu agréables, il n'y avait guère de chances pour qu'il en fasse des cauchemars. N'en restait pas moins qu'il avait affronté de peu ragoutantes créatures, qu'elles ne s'étaient pas privées pour l'arroser de leurs fluides tandis qu'il les estourbissait et qu'un bon bain serait des plus opportuns.

Pour le bain, il faudrait attendre car les couloirs étaient déserts et silencieux, il n'y avait aucun personnel et Rufus, où qu'il se trouve, ne les avait manifestement pas attendus avec un baquet fumant ou le petit déjeuner. Taliesin retrouva sans mal le chemin de sa chambre mais il n'y trouva qu'un broc d'eau froide. Le feu était éteint mais encore tiède, peut-être pouvait-il y réchauffer quelque chose... à moins qu'il ne fasse les choses à la dure. Il avait perdu ses vêtements du jour, mais il avait heureusement emporté une tenue de rechange, aussi ne paraîtrait-il pas sous sa couverture lorsque les enfants viendraient s'enquérir de sa nuit.

Eh bien, ce serait à la dure, comme en bien d'autres occasions : s'il y avait une chance d'être suffisamment présentable pour éviter toute question, il fallait la saisir. Et puis, il espérait pouvoir prendre un peu de repos avant le grand débarquement, ce qui excluait de perdre du temps.
Le voilà donc s'attelant à la tâche : il faudrait plus qu'un peup d'eau froide pour le rebuter. Surtout alors qu'il sortait d'une telle expérience...

Taliesin eut le temps d'entrer en Transe et d'en ressortir, sans savoir exactement combien de temps il y était resté, avant qu'on tambourine à sa porte et qu'on l'ouvre sans attendre qu'il réponde. Victor déboula avec l'énergie habituelle dont il était capable, Baptiste, moins pressé, dans son sillage.
" T'as-vu l'heure qu'il est ? Et tu dors encore ? demanda d'emblée le plus jeune des garçons. Tu sais que ça ne se fait pas ?"
Baptiste était resté en retrait.
" Messire Haran veut savoir si on doit te monter le petit déjeuner au lit."

-C'est gentil à lui de demander mais ce ne sera pas nécessaire : je vais descendre.
Puis, à Victor :
-Tu sais, les bardes bénéficient d'une grande tolérance pour ce qui est des grasses matinées. C'est l'un des avantages de la profession.
Il se leva.
-Et sinon, vous avez bien dormi ?

" Et quoi ? T'as fait un spectacle de barde hier soir ? Tu nous as même pas prévenus ? C'est pas de la triche, ça, peut-être ? Tu crois que les bardes ont des passe-droits, comme ça, même quand ils font rien ?"
Il secoua la tête.
" Messire Haran, il est écrivain. Il a la tête de quelqu'un qui a aussi travaillé toute la nuit. Et il est levé, lui. C'est même pas un elfe ! Il peut même pas faire son sommeil de semblant qui prend trois heures et puis on est frais !"

-Ah mais mon bonhomme, notre dévoué hôte aurait rêvé de faire une grasse matinée ! Et il l'aurait faite, d'ailleurs, si vous aviez fait de même ! Mais voilà : il savait que les enfants, ignorant ce qui est bon pour eux, se lèvent comme les poules, donc qu'il devrait lui-même subir cette torture... Il s'est sacrifié pour vous. A cause de vous.
Il soupira, l'air navré.
-Pour le reste... Oui, les bardes ont des passe-droits. Les elfes aussi ont des passe-droits. Alors les bardes elfes, je te dis pas !

" C'est pour ça qu'on les admire, qu'on les jalouse, et que secrètement, on les déteste, je suppose." dit Victor avec un sourire mauvais.
Il se dirigea vers la porte.
" Que sa seigneurie prenne son temps... et s'il ne reste rien à manger, tant pis. Les elfes se nourrissent d'eau fraîche et les bardes de belles chansons, alors les bardes elfes... Je suppose qu'ils se nourrissent de ritournelles sur l'eau..."
Baptiste n'avait toujours pas bougé.

Amusé, le barde mit un point d'honneur à ne pas lui laisser le dernier mot.
-S'il n'y a plus rien à mon arrivée, tu seras de corvée de cuisine, voilà tout... fit-il d'un ton dégagé.
Mais il n'allait pas entretenir davantage la conversation : il voulait attendre le départ de Victor pour échanger quelque mots avec son frère, s'enquérir de son sommeil, de comment il se sentait...

" A tes risques et périls, répondit Victor. Je crois que tu me confonds avec Baptiste."
Puis il sortit. Baptiste resta en arrière.
" On a bien dormi, lâcha-t-il alors. Et toi ? Tu as une tête bizarre. Et ça sent le brûlé."

Vraiment ?
Il avait fait son possibles pour éliminer toutes les traces de son expédition, y compris scrupuleusement soigner et nettoyer sa morsure afin de la rendre quasi invisible, mais il n'aurait jamais pensé que subsisterait la moindre odeur de fumée... Elle devait toutefois être ténue : Baptiste était simplement beaucoup plus attentif que Victor.
-Elle n'a pas été de tout repos mais au moins, elle s'est avérée productive, répondit-il.
Il se voyait mal lui mentir sur l'objectif qu'il avait poursuivi et atteint, d'autant que le garçon ne tarderait pas à assister aux conséquences. Il n'y avait que la méthode qu'il préférait ne pas évoquer.

Baptiste ne s'était manifestement pas attendu à ce genre de réponse car il fronça les sourcils et le dévisagea avec intensité. A force, il était sans doute habitué au pire...
" Productive ? En quoi ? Qu'est-ce que tu as fait au juste ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Route d'Erhedun à Rohan