La Couronne de Cuivre

" Ne proteste pas, profite ! dit Hubert avec un sourire. Ça veut sûrement dire qu'on va organiser une fête et boire du bon vin."
Le Luménien lui jeta un regard courroucé.
" C'est bien toi, ça, de te rengorger ! Je n'aime pas tellement...
— Attirer l'attention, je sais. Mais c'est très lathandrite. Et notre dieu est sûrement ravi."
Ils suivirent Gabriel vers la salle à manger.
" Sais-tu comment va Giovanni ?" demanda le paladin, soudain plus sérieux.

-Pas mieux, soupira le jeune clerc. Mais pas plus mal non plus... Et comme il est physiquement indemne, il semble que ça soit dans la tête, que ça cloche. Trop de tension, peut-être. Trop d'horreurs contemplées, sans doute. Daniel réfléchit à la question tout en fouillant des bouquins en quête d'informations sur les éventuelles vertus térapeuthiques des gemmes...
Il eut une ombre de sourire.
-On va essayer de le remettre sur pied avant les grandes réjouissances. Car il y en aura, et il doit y figurer en bonne place. Mais comme les plus importantes attendront certainement que la Communauté soit à nouveau réunie, on a un peu de temps devant nous.

" Je me pencherai sur cette question aussi, dit Albérich dans un soupir. Il a certainement été très éprouvé. D'entre nous, il était le moins armé pour faire face à ce qui se trouvait là-bas...
— Et il a vu la chose." murmura Hubert avec un frisson.
Pendant une seconde, son regard devint trouble, signe qu'il était lui-même replongé dans ses souvenirs. Albérich posa une main sur son bras, serra doucement, et il reprit pied dans le réel.
" Les gemmes et le pouvoir curatif d'un dieu bon... Nous y arriverons." murmura doucement le Luménien.
Hubert acquiesça.

Ils pénétrèrent bientôt dans la salle à manger où nombre de leurs compagnons petit-déjeunaient déjà. Ils notèrent aussitôt un changement spectaculaire dans l'atmosphère : les conversations étaient animées, les clons plein d'énergie... Bref, leur exploit avait aussi accompli des miracles sur l'état d'esprit du groupe.
Mais l'ambiance monta d'un cran - ou plutôt, de pluusieurs - dès qu'on remarqua leur présence, ce qui ne prit guère de temps. L'on se leva comme un seul homme et, comme Gabriel l'avait dit -, il y eut des hourras, des applaudissements... Et comme le clerc s'était esquivé, il n'existait nul rempart entre eux et la liesse des membres de la Communauté.

" Oh, diable..." murmura Albérich en s'empourprant.
Presque instinctivement, il se glissa dans l'ombre d'Hubert. C'était son garde du corps, après tout. Ce dernier se figea, un peu décontenancé, et rougit également. C'était nettement plus spectaculaire sur son teint pâle de rouquin. Mais il reprit sa marche vers une place, souriant avec embarras mais aussi fierté. Il avait manifestement l'intention de s'asseoir le plus rapidement possible...

Un instant, l'un comme l'autre eurent le sentiment que tout le monde allait se ruer sur eux pour les couvrir de félicitations.
Mais les colons n'en firent rien, se contentant de leur adresser de larges sourires tout en se rasseyant. Sans doute ne voulaient-ils pas trop les embarrasser ; sans doute, aussi, voulaient-ils les ménager, se disant qu'ils n'étaient pas forcément encore remis de leurs émotions, de leurs épreuves..;
Les places libres ne manquaient pas et les ils avaient donc l'embarras du choix. Le problème, c'est que tout le monde semblait désireux de les accueillir...

" On se sépare ? demanda Hubert à mi-voix.
— Traître." lui répondit Albérich dans un souffle.
Le paladin sourit et se dirigea vers ses officiers. Albérich choisit de rejoindre Marthe. Il aurait bien tenu compagnie à Thibault, mais le Sunite dormait sans doute encore...

En tout cas, il n'était pas dans la salle...
Marthe était attablée en compagnie de Daniel : ils avaient quasiment terminé de manger, signe qu'ils s'étaient levés plus tôt que les autres ou qu'ils s'étaient particulièrement hâtés. Dans un cas comme dans l'autre, cela signifiait sans doute qu'ils entendaient vite retourner à leurs lectures... Pour autant, la venue d'Albérich sembla les convaincre que, tout compte fait, ils pouvaient prendre leur temps...
-Alors, comment te sens-tu ? s'enquit la magistrate.

" Mieux maintenant que j'ai pu me reposer un peu et prier, surtout."
Il eut un sourire un peu incertain.
" Je me sens passablement déphasé... Je vais me remettre."

-Tu as tout ton temps : pour autant que je sache, il n'y a plus de dossier urgent à traiter...
Elle sourit.
-Pour le reste, il me paraît normal que tu sois un peu déphasé après ce que tu as traversé... C'est l'inverse que serait surprenant.

" Je sais."
Il sourit doucement. Des visions d'enfer s'imposèrent un instant à sa conscience, il les réprima sans mal, encore soutenu par l'énergie matinale de son dieu. Ce serait plus difficile plus tard, quand la nuit reviendrait.
" Je ne mesure pas encore... ah... Nous allons devoir rappeler les autres... Enfin... Il reste le problème des Ithiliens. Et il y a peut-être encore des diables dans les rues..."

Le sourire de la magistrate se fit légèrement mutin.
-Tu parles travail à table, dès le petit déjeuner, alors que tu n'es pas encore remis de tes émotions... Au moins tout cela ne t'aura-t-il pas changé.
Elle lui versa une tasse de thé .
-Mais si ça peut te tranquilliser : Il n'y a plus d'Ithiliens au palais, nos compagnons retenus au fort sont de retour, la colonne a été prévenue et nous referont le point avec elle quand elle sera arrivée au Dent Grises. Bref, tu peux vraiment te reposer.

Mais Albérich ne comptait pas la laisser s'en tirer à si bon compte.
" Quoi ?! dit-il, incrédule. Mais que s'est-il passé ?"
Il avait du mal à croire que toutes ces choses aient pu se dérouler en leur absence... et dans l'incertitude de leur destin. Qu'est-ce qui était passé par la tête de Frida, de prendre subitement autant de décisions critiques ?

Elle rit.
-Albérich, il est hors de question que nous ayons une discussion aussi sérieuse au sot du lit. De même que nous nous abstenons de t'inonder de questions sur ce qui s'est passé de votre côté... Tu dois apprendre la patience ! Et... te reposer.
Elle semblait à moitié plaisanter.
A moitié seulement.

Il se renfrogna avec un sourire.
" Tu es cruelle avec moi. Tu sais bien que c'est au saut du lit que je suis justement le plus réveillé... Je vais décliner avec le soleil."
Il baissa les yeux sur son petit déjeuner.
" Mais j'ai faim. Donc je tiendrai le coup."

-Ne t'en fais pas : si la plupart des non Lathandrites manquent d'énergie et sont encore dans le trouble au moment du petit déjeuner, ils ne tardent pas à émerger ensuite : tu n'auras donc pas longtemps à attendre pour être fixé sur toutes ces questions qui te turlupinent... Et en attendant, dis-toi que tout va bien. Je ne dote pas que d'autres soucis finiront par survenir mais n'est-ce pas une raison de plus de profiter de ce moment ? Sans compter que les futures tracasseries seront des broutilles, comparé à ce que nous avons déjà affronté... et surmonté.

Albérich rougit. Elle avait raison. Il cherchait la complication alors qu'à la minute présente il aurait simplement dû jouir de l'instant présent : un bon petit déjeuner, une bonne compagnie, le futur devant eux, et la fin, enfin, de tous ces drames. Mais il n'y parvenait pas : c'était trop récent, il était trop marqué, et pendant des jours et des jours, les écueils avaient été la seule matière des conversations.
" Tu as raison, je suis incorrigible." murmura-t-il.
Il chercha quelque chose qui n'aurait pas paru directement lié à leurs soucis.
" Est-ce que vous êtes sortis ? Prendre l'air ? Profiter du soleil ?"

Elle secoua la tête.
-Non, nous avons préféré être prudents : les seules sorties organisées ont été brèves et ont eu pour seul but de contacter la colonne... ou de vous contacter. Néanmoins, le retour du soleil à considérablement changé l'atmosphère du palais. Sans parler de celle des jardins... C'est le jour et la nuit, pour ainsi dire.

Ils avaient échoué à les contacter : sans doute les Enfers ne le permettaient-ils pas.
" C'est l'hiver, au dehors, mais je suis sûr que nous pourrons faire quelques pas dans la neige très bientôt." dit-il avec un sourire.
Il songea à la colonne. Sans doute ne reviendraient-ils pas avant le printemps. Il avait eu l'intention de démissionner dès le problème des diables réglé, pourtant, mais comment organiser de vraies élections si personne n'était là pour voter ? Peut-être Marthe et Etienne accepteraient-ils de prendre le relais. Ou bien formeraient-ils un conseil provisoire en attendant le retour des autres...
Tant de questions, il eut un léger vertige, et se plongea davantage dans son petit déjeuner.

-Ne dit pas cela trop fort, souffla Marthe. La proportion de civils, et de jeunes civiles, a récemment augmenté, dans ce bâtiment : tu risquerais donc d'être pris au mot et les quelques pas de se transformer en long et épique séjour. Enfin, si Hubert se sent de jouer les portiers, il reste la possibilité d'envoyer du monde passer l'après-midi dans le fort que nous contrôlons.

" J'imagine que cela dépendra de la situation générale... Mais pourquoi pas ? Je ne crois pas qu'Hubert se sente en état de faire quoi que ce soit de très spectaculaire, de toute façon."
Il sourit.
" Et je pense qu'il ne sera pas le dernier à avoir envie de profiter un peu du ciel."
Ils avaient sans doute droit à un petit jour de congé avant de reprendre le fil des nécessités.

De son côté, c'est en véritable héros qu'Hubert avait été accueilli à la table des officiers. Félicitations, compliments, sourires radieux : aucun doute là-dessus, son équipe était fière de lui et fière de l'avoir comme chef. Une fois n'est pas coutume, les moins bavards furent ses deux jeunes collègues, Luther et Letho, qui l'observaient avec une déférence et une admiration non dissimulées et osaient à peine lui adresser la parole.

Hubert était à la fois embarrassé et ravi. Il était conscient qu'il était un peu vain de se rengorger, mais dans le même temps, il n'était lui-même pas peu fier de ce qu'ils avaient accompli. Cela le réchauffait, en ces moments où derrière le bonheur d'avoir réussi, les images des Enfers le guettaient, et son esprit revenait sur ce qui se serait produit s'il s'était rendu, comme l'exigeait le diable. Il aurait sûrement été sacrifié au cours d'un rituel sanglant, et cette simple pensée lui contractait les entrailles, aussi les vivats de ses officiers agissaient-ils comme un baume protecteur. Il ne fallait pas s'appesantir sur ce qui aurait pu être, seulement sur ce qui serait. Mais il ne savait pas bien quoi dire...
" Merci, lâcha-t-il finalement. Je suis heureux d'être de retour parmi vous."

-Et on est sacrément contents que vous soyez à nouveau des nôtres, mon général ! dit Edgar, qui provoqua un concert d'assentiments. Et les remerciements, ben, c'est nous qui vous les devons ! Grâce à vous, ces foutus démons ont été renvoyés chez eux et reviendront pas de sitôt !
Avant qu'Hubert ait pu dire quoi que ce soit, tout le monde se démena qui pour lui servir du thé, qui pour lui donner une portion de gruau, qui pour lui offrir du pain... Sans doute en rajoutaient-ils un peu mais l'on sentait bien que le cœur y était.

" Vous voulez m'engraisser, maintenant. Pour que je m'asseye sur mes lauriers et que je ne me relève plus jamais." dit le paladin en riant.
Il se servit néanmoins un copieux petit déjeuner. Il avait à peine mangé ces derniers jours et la nourriture convoquée par Albérich était comestible mais relativement insipide.
" Il reste peut-être des diables dans les rues, cela dit... et des morts-vivants... N'espérez pas vous en tirer à si bon compte."

Edgar sourit de toutes ses dents.
-Bah, c'est une broutille ! On sait comment vous êtes, mon général : d'un mot, d'un geste, vous éliminez les démons par dizaines ! Vus suffira donc d'une petite promenade dans la cité pour la nettoyer complètement des horreurs qui pourraient encore s'y promener.

" Je peux faire ça une fois par jour ! se défendit Hubert. Alors à moins d'arriver à les rassembler absolument tous autour de moi, en une seule fois... Et je ne suis pas certain que la perspective soit extraordinairement... sûre... Vous allez quand même devoir salir vos épées."
Il espérait, cela dit, que tous les monstres infernaux étaient rentrés chez eux. Même s'il disposait de pouvoirs radicaux pour s'en défaire, il en avait eu sa dose pour un moment...

On l'assura que personne ne rechignerait s'il fallait mettre la main à la pâte et que tout le monde s'était entraîné pour être en mesure de le faire au mieux.
Le petit-déjeuner se poursuivit dans une ambiance joyeuse qui, assurément, n'avait plus eu cours au sein de la Communauté depuis bien longtemps. Depuis qu'on avait célébré l'arrivée à Clairétoile, probablement. A leurs regards, à leur attitude, Hubert comprit que ses compagnons brûlaient d'envie d'entendre le récit de ses exploits mais qu'ils n'osaient pas l'interroger à ce sujet, probablement pour le ménager. On devisait donc de chose légères, badines...

Le paladin était un peu gêné d'entrer lui-même en matière sur cette histoire, sans qu'on lui ait posé la question, et ne savait pas exactement comment amener la chose dans la conversation. Il finit par tenter un angle d'attaque...
" Mais vous paraissez tous partir du principe que j'ai été particulièrement héroïque... Vous ne savez même pas ce qui s'est passé, au juste..."

-Bah, on sait ce que vous avez accompli avant, alors on se dit que, forcément, vous avez encore fait des trucs extraordinaires ! dit l'ancien sergent d'un ton entendu.
Lui comme les autres se mirent alors à énumérer ses prouesses, depuis l'élimination d'Ignace jusqu'à l'anéantissement de tout un contingent de démons, en passant par ses passes d'armes contre les cannibales et les Ithiliens.
-Ceci dit, si vous voulez nous raconter ce qui s'est passé, on a rien contre, bien au contraire ! reprit l'ancien sergent. C'est juste qu'on voulait vous laisser souffler.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue