La Couronne de Cuivre

" Dans ce cas, le choix est fait, n'est-ce pas ? Je ne peux pas tourner le dos à l'ombre, ce ne serait pas digne de ma vocation."
Il sourit.
" Mais tu te leurres peut-être sur mon côté indispensable. Ce serait présomptueux de ma part d'estimer que je suis le seul à pouvoir créer un ordre. Enfin... Créer un ordre, en soi, déjà... Je ne suis pas un vieux maître d'armes !"
Il secoua la tête.
" Etienne... Est-ce que tu crois que... tu vas pouvoir prendre Alban sous ton aile, comme nous en avions parlé autrefois ?"

-Non. Grands dieux, non.
Il grimaça, chercha manifestement ses mots.
-D'abord, je ne suis pas du tout certain de rester ici. Ensuite, je ne compte plus exercer la moindre responsabilité, fut-ce sur une unique personne. Enfin... Hubert, penses-tu vraiment que ce môme ait besoin de davantage de grisaille, de davantage de découragement et de résignation ? M'occuper de lui serait sans doute lui faire le pire cadeau empoisonné qui soit.

Hubert accusa le coup. Il s'y était attendu, bien sûr. Et il était responsable de cette grisaille et de ce découragement : il avait été incapable de se montrer à la hauteur du défi que lui avait laissé Robert. A côté d'un écuyer, les diables étaient de la rigolade.
Il était persuadé qu'Etienne guérirait. Qu'à ce désespoir succéderait un nouvel élan. Lui-même l'avait trouvé, après son exil. Albérich l'avait trouvé, lui aussi. Etienne n'y manquerait pas. Mais on ne pouvait pas forcer les choses, il fallait laisser la vie, le temps, s'en charger.
" Je comprends, même si je suis sûr que tu ferais un excellent maître pour Alban, en dépit de la situation. Mais j'espère surtout que tu resteras." dit simplement Hubert.
Tout était encore possible, si on en avait le courage. Mais le jeune chevalier était un homme, avant d'être un symbole, comme chacun d'entre eux, et Hubert ne voulait pas le contraindre à assumer un rôle devenu trop lourd.

-On verra, lâcha le jeune homme. D'un côté, si quelque chose se bâtit ici, mon devoir serait de rester pour tenter de réparer mes torts. D'un autre côté, je ne suis pas sûr d'avoir la force de demeurer en cet endroit où des dizaines de personnes sont mortes par ma faute, où des dizaines d'autres ont souffert à cause de moi. C'est de la lâcheté, sans doute, mais je n'ai jamais prétendu être courageux.

Un chevalier était courageux par essence, il n'était pas besoin de le prétendre, et Etienne n'avait pas démérité, jamais. Hubert comprenait qu'il se sente responsable de ce qui s'était produit, même si c'était faux. C'était une question d'honneur. Rien ne se serait produit s'il n'avait pas mis ce projet en branle. Mais même là, on pouvait se demander ce qui avait présidé à cette découverte, à cette vision... Hubert estimait parfaitement possible que des forces noires aient placé les documents sous ses yeux, conseillé la Banque qui l'avait soutenu ou même murmuré à son oreille quand il dormait. Mais évoquer ces hypothèses était prématuré. Etienne avait besoin d'expier pour reprendre le contrôle de sa vie.
" Nous allons mener des expéditions pour chercher d'éventuels survivants. Si tu es tenté... Tu es le bienvenu."

Il acquiesça.
-Je pense être en état non seulement de ne pas nuire à un groupe mais aussi, qui sait, de lui rendre service. Je viendrai donc : ne pas le faire alors que j'en ai les moyens serait indigne.

" Ce sera pour demain matin. Je pense que les groupes constitués par Frida ce soir sont déjà partis."
Il se leva.
" Je vais te laisser..."
Il hésita.
" Je suis désolé de t'avoir forcé à fuir, Etienne. Je sais que... nous sommes allés contre ta volonté de partager le destin des prisonniers. Mais compte tenu de ce qui s'est passé ensuite... Je ne pourrai jamais le regretter."

-Mais moi si. Il aurait été justice que je partage jusqu'au bout le sort de ceux qui ont subit tout cela par ma faute. Même s'il avait s'agit de possession ou de trépas. Oui, ça aurait été juste.
Il ferma les yeux, un instant.
-Mais toi aussi, tu as fait ce qui te semblait juste. Et de toute façon, ce qui est fait est fait. Alors ne te mets pas martel en tête pour ça. En plus, j'ai désormais des années devant moi pour tenter de réparer mes torts.

Etienne ne réalisait pas les dégâts qu'auraient causé sa possession, bien au-delà de sa propre souffrance. Mais Hubert ne voulait pas le lui évoquer. Il avait raison pour une chose : on ne changerait pas le passé.
" Regarder derrière ne sert à rien, c'est vrai." murmura-t-il simplement, avant de pousser un bref soupir.
Il salua ensuite le chevalier et quitta la pièce, décidé à rejoindre la salle où s'entraînaient généralement les militaires. Il n'avait pas l'intention de se battre avec quiconque, mais c'était sa place, après tout...

Le départ des escouades n'avait guère atténué l'intense activité qui régnait dans les salles d'entraînement. En revanche, Hubert aurait intérêt à jouer finement s'il ne voulait livrer aucun duel : il était en effet l'objet de tous les regards et bon nombre de soldats ou d'officiers avaient manifestement très envie de défier le désormais légendaire pourfendeur de démons.
Quant à Albérich, le premier clerc qu'il croisa fut Gabriel. Ce dernier lui expliqua que, sur le plan physique, les anciens prisonniers avaient été remis sur pied soit par les célestes... soit par les Ithiliens du fort qui avaient, semblait-il, traité leurs captifs avec humanité. En revanche, pour tous leurs malchanceux compagnons, le séjour préalable à la forteresse avait été terriblement éprouvant, fait de travail forcé, de privations, pour certains de sévices et de violences... Bref, les cauchemars étaient nombreux, les traumatismes n'avaient rien de rare...

Albérich avait une certaine expérience de cette souffrance mentale, d'autant plus qu'il l'avait lui-même vécue, dans d'autres circonstances, et il décida d'aller au devant de leur trouble. Il ne craignait ni la rage, ni le désespoir, se sentait prêt à écouter, au besoin à guider. On estimait généralement que le traumatisme vécu en groupe était mieux dépassé que celui qu'on affrontait en solitaire, car malgré la violence, un certain sens de communauté prévalait. Quels que soient les mécanismes sur lesquels il faudrait s'appuyer pour soigner ces blessures invisibles, c'était son métier, aussi. Le Luménien était prêt, quoi qu'il advienne.

Les anciens captifs, cependant, n'étaient pas restés groupés : il s'étaient mêlé aux autres colons, retrouvant parfois leurs proches pour peu que ceux-ci soient demeurés au palais. Il lui fallut donc d'abord faire un crochet par l'intendance, où Marcus lui fit le meilleur des accueils.
-Alors, comment se porte notre héros ? Fichtre, l'expédition a dû être éprouvante : savoir que tu dormais en pleine journée, que ça a duré des heures, je n'en revenais pas !

" Pourtant, j'ai toujours bien aimé dormir... et pour une fois que je le méritais vraiment !"
Il sourit.
" Comment est-ce que ça va, ici ? Tu arrives à gérer cet afflux de nouveaux visages ?"

-Hum, ça a été chaud le premier jour : je ne savais plus où donner de la tête. Mais c'est déjà fini et je commence à nouveau à m'ennuyer : cette Communauté fonctionne trop bien et est trop disciplinée pour qu'un intendant soit réellement nécessaire. Mais peut-être le retour des civils amènera-t-il un peu plus d'imprévus ? Qui vivra verra !

Albérich manqua rire.
" Diable, ce poste t'a... contaminé, au final. Tu ne supportes plus de vivre dans la tranquillité... C'est presque inquiétant. Je suis heureux, évidemment, que ça te plaise, mais... à ce point-là... C'est déstabilisant !"
Il faillit lui demander s'il supporterait de retourner au rythme encore plus calme d'un temple de Lathandre modeste, mais s'en abstint. Il était trop incertain sur ses propres envies pour s'y risquer.

Marcus croisa les bras.
-Tu es mal placé pour me dire ce genre de choses, répondit-il d'un ton léger. En effet, alors même que tu n'es rentré de ton excursion aux Enfers qu'au cours de la nuit, alors même que tu as l'air encore fatigué, alors même que tu sors d'une réunion du Conseil... Je mettrai ma main à couper que c'est de travail dont tu es venu me parler. Preuve en est que toi non plus, tu ne sais plus vivre dans la tranquillité.

" Je voulais juste... me rendre utile auprès des rescapés... S'il y a des gens qui ont besoin d'une oreille ou d'une épaule... C'est mon boulot, voilà tout. Je me vois mal m'asseoir dans un fauteuil pour attendre le repas... En plus, vu ce que nous avons traversé... L'oisiveté va me ramener en arrière et certaines visions infernales... Je n'ai pas envie de me les infliger dans l'immédiat."

-Je comprends, bien sûr. Mais il n'empêche : ce que tu trouves effrayant chez moi... Tu l'as aussi.
Il se pencha sur une pile de documents, en tira un parchemin et le tendit à Albérich.
-Voilà la liste des anciens prisonniers. Tu y trouveras leur lieu d'incarcération, la date de leur libération, la liste des soins qui leur ont été prodigués, les éventuelles séquelles psychologiques ainsi que, le cas échéant, le nom de la personne avec qui ils ont parlé. Gabriel et Daniel ont été très prévenant à leur égard et j'ai donné un coup de main quand j'ai pu.

Ils avaient réussi à consigner ce genre de choses... L'inventaire avait dû être difficile et pénible pour tout le monde. Il se pencha sur la liste, à la recherche de personnes esseulées ou fortement ébranlées, se laissant guider par son instinct pour aller à la rencontre de quelqu'un susceptible d'en avoir besoin.

Écrite de la main de Marcus, la liste était uniquement pensée d'un point de vue thérapeutique : y figuraient les éventuels symptômes, les raisons connues ou supposées qui en étaient à l'origine... Évidemment, les "dossiers" les plus précis concernaient les personnes avec qui un échange avait déjà été mené. De l'ensemble émanait une méticulosité et une application certaines, un réel souci d'aider, de la bienveillance, aussi... Ses confrères avaient fait du bon travail et n'avaient pas ménagé leurs efforts, même si, dans bien des cas, il restait un long chemin à parcourir.

Il salua Marcus et alla marcher un moment dans le couloir, pour se préparer mentalement. Rien de ce qu'il avait lu n'était surprenant, somme toute, mais il devinait qu'il y avait peut-être eu pire, des choses que les gens n'avaient pas osé révéler d'emblée. Lui-même n'avait raconté son calvaire qu'à Ada, la halfeline sorcière de Combeloup, bien des jours après les événements. Il n'avait toujours rien dit à Hubert, pas davantage à Thibault. Il n'était même pas certain de se souvenir exactement de ce qui s'était produit. Il avait la sensation d'avoir dépassé le traumatisme, avec l'aide de ses amis, de Lathandre, mais il ne pouvait jurer de ce qui avait été bouleversé en lui. Moins de patience, plus de colère, une tendance au désarroi qui n'existait pas autrefois.
Il se dirigea vers la salle où se trouvaient certains des isolés, des personnes dont la famille avait rejoint les Dents Grises, qui n'en avaient plus ou n'en avaient jamais eu. Parmi elles, il repéra les quelques uns qui n'avaient pas voulu ou su parler aux clercs lors de leur arrivée, trop choqués par l'enchaînement improbable des événements.

La salle en question était... la salle commune. Aujourd'hui comme hier, les colons ne s'étaient pas dispersés dans les multiples pièces du palais et les nouveaux arrivants - ou les revenants, plutôt - avaient rejoint leurs compagnons. Pour avoir, en son temps, effectué un recensement complet des membres de la Communauté, Albérich n'eut aucun mal à repérer les quelques personnes dont il avait noté le profil : jeune pour beaucoup, d'âge mûr pour d'autres, il y avait là surtout des hommes mais un nombre non négligeable de femmes également. Ils ne détonnaient guère au sein de l'assemblée, sans doute touchés par la joie et l'optimisme ambiants. Mais leurs traits marqués disaient assez par où ils étaient passés.

Le Luménien baissa les yeux rapidement sur son parchemin puis le rangea. Ensuite, il se dirigea vers Gustave, leur ancien chef de cuisine, le tavernier replet du quartier des taudis luménien devenu maigre aujourd'hui et qui avait à nouveau survécu à l'indicible. Il n'avait pas dit grand chose en arrivant, peut-être parce qu'il n'y avait rien à dire, mais Albérich le connaissait de longue date, et il semblait la destination toute naturelle de son élan guérisseur.

Le visage ridé de l'ancien tenancier prématurément vieilli s'illumina lorsqu'il aperçut le Luménien.
-Ah, m'sire Megrall, c't'un plaisir et un honneur d'vous voir ! lança-t-il joyeusement. Toutes mes félicitation pour l'exploit qu'vous et les aut' avez accompli... J'espère que m'sire Giovanni composera une chanson en vot' honneur quand y s'ra remis. C't'un peintre, d'accord, mais c'est aussi un barde, et les bardes savent tous plus ou moins pousser la chansonnette, non ?

Albérich songea au barde, toujours catatonique, dont l'âme était peut-être restée prisonnière. Il se promit de prendre des nouvelles des recherches de Daniel et consorts après le souper, et de les aider à chercher une solution. La magie des gemmes. Il leur en restait très peu, de quoi alimenter certaines fonctions critiques du palais, rien d'autre. Leur usage devrait, tôt ou tard, faire l'objet d'une réflexion au-delà de leur survie quotidienne.
" Je suis heureux de te voir, moi aussi, Gus." dit le clerc en le rejoignant.
L'homme avait encore maigri, si c'était chose possible.
" Comment te sens-tu, de ton côté ?"

-Oh, comme un charme, m'sire. On est de retour au bercail, les démons ou les diables ont été renvoyés dans leur coin... Bref, que demander d'plus ? J'ai juste hâte de pouvoir me remettre au turbin.
Il exhiba ses mains bandées.
-C'est réparé mais vos collègues m'ont conseillé de les ménager un moment.

" Ils ont raison. La magie divine n'efface pas la fatigue ou la faim : tu dois laisser ton organisme retrouver son rythme, reprendre des forces... On a souvent l'impression que tout est rentré dans l'ordre, après les effets d'un sortilège... mais même si tu te sens neuf, tu dois y aller en douceur."
Il sourit.
" Cela dit, ça nous fera du bien d'avoir à nouveau un chef coq admirable en cuisine. Est-ce qu'ils t'ont seulement laissé aller les voir ? Elles sont somptueuses. Bon, tu devras un peu négocier avec Marcus, mais je suis certain que tu arriveras à te le mettre en poche."

-Oh, j'ai déjà discuté avec lui, notamment à propos des menus... Et je pensais qu'il m'aimait bien. Mais j'ai eu beau négocier, il a refusé que je cuisine quoi qu'ce soit. Ah, ces clercs, plus tétus qu'des mules !
Il grimaça.
-Enfin, sauf vot' respect.

Soit Gus donnait bien le change, soit il était doté d'une résilience admirable. Il venait de la mine, son quotidien était resté effroyable jusqu'au bout... Un contrecoup pouvait suivre le soulagement, Albérich le savait.
" Ah, Marcus est un cas particulièrement coriace, effectivement. Mais je crois que tu ne peux pas juger sur le maigre échantillon qui a décidé de se lancer dans l'aventure."
Il sourit.
" Ne t'inquiète pas. Il aime compter le nombre de sacs de blé et de carottes, mais pas tellement remuer dans les marmites. Vous trouverez un terrain d'entente quand il sera convaincu que tu es d'attaque."

-Le souci, c'est que de mon expérience, je sais que les clercs mettent des jours et parfois des veilles avant d'admettre qu'on est d'attaque.
Il haussa les épaules.
-Enfin, j'serai patient. Pis il y aura bien des fois ou il aura le dos tourné, pas vrai ?

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue