La Couronne de Cuivre

" Oui. Et je lui parlerai, si tu veux."
Il sourit doucement. Gus était à peine plus âgé que lui et il avait déjà l'allure d'un vieillard. La magie de Lathandre ne pouvait rien contre le poids d'une existence difficile.
" Gus, tu sais que... si tu avais envie... de parler de quoi que ce soit... Tu peux toujours venir me trouver, n'est-ce pas ? Comme autrefois, quand nous étions encore à Luménis... que tu m'envoyais les filles... qui avaient vécu des choses difficiles..."

-J'sais bien, m'sire. Mais justement, y a des filles, ici, qu'aimeraient sans doute bien parler. Pis des gars aussi, d'ailleurs. Moi...
Il haussa les épaules.
-Moi, c'était juste du déjà vu. Ça rend pas les choses plus agréables pour autant mais... c'est presque moins pire que la première fois. Pis honnêtement, comparés aux Rouges, les Ithiliens sont des amateurs.

Les Rouges. Des Luméniens. C'était l'aspect des choses qui demeurait le plus incompréhensible à Albérich. Que des hommes de sa ville aient pu se métamorphoser en bêtes immondes à la première impulsion.
" Je comprends. Mais laisse-toi l'espace de respirer, d'accord ? Les cuisines t'attendront."
Il sourit puis se redressa.
" Je vais te laisser. Je ne serai pas loin si tu as besoin de moi."
Il chercha du regard une seconde personne, une jeune femme dénommée Lara, qu'il n'avait jamais vraiment rencontrée et dont il savait peu de choses, sinon qu'elle avait été gouvernante à Lunaros.

Elle était assisse sur sa couche, le long d'un des murs de la vaste salle. Elle effectuait des travaux d'aiguille mais c'était sans doute surtout pour s'occuper les mains ou se donner contenance. En effet, la tâche qui n'avait rien d'indispensable, compte tenu de ce qu'avait rapporté la colonne revenue de Grand-Estuaire n'avait pas l'air de beaucoup mobiliser son attention : son regard errait plutôt sur la salle, s'arrêtait sur les petits groupes...
Lara était une femme encore assez jeune et plutôt belle, quoique son visage soit marqué et amaigri.

Albérich se dirigea vers elle puis s'immobilisa à quelques pas.
" Puis-je me joindre à vous ?" demanda-t-il simplement.

Lara s'empourpra.
-Moneigneur... C'est un honneur...
Elle se leva et s'inclina d'une manière absolument conforme à l'étiquette.

Il lui adressa un sourire embarrassé.
" Ce n'est vraiment pas nécessaire, murmura-t-il. Je ne suis le seigneur de personne. Rasseyez-vous, je vous en prie."
C'était mal embarqué, avec cette déférence... Elle le privait des contacts authentiques qu'il avait pu cultiver pendant toute sa jeunesse, et cela le rendit un peu triste, un instant.

Elle s'empourpra encore davantage.
-Veuillez me pardonner. Je sais bien que tout cela n'est pas de mise au sein de la Communauté mais à force d'avoir appliqué les bonnes manières et de les avoir enseignées, je ne suis pas certaine que je parviendrais à m'en défaire...
Elle s'assit néanmoins.

" Il n'y a pas de mal, dit le Luménien en s'asseyant auprès d'elle. En temps de crise, il est normal de revenir à des choses familières."
Il lui sourit doucement.
" Est-ce que... vous avez tout ce qu'il vous faut, Lara ?"

Elle parut encore plus embarrassée. Sans doute n'avait-elle pas l'habitude qu'une telle personnalité lui pose ce genre de question.
-Je... Oui, messire. Bien sûr. Tout le monde a été adorable depuis que nous sommes revenus...
Elle pinça les lèvres, hésitante.
-Et vous, messire ? Enfin, si je puis me permettre... Je n'ose imaginer comme votre séjour aux Enfers a été effroyable... Enfin, même si je ne doute pas que vous soyez préparé à ce genre de choses...

Albérich eut du mal à masquer sa surprise. Les gens s'inquiétaient-ils réellement pour lui ou bien était-ce juste une manière d'esquiver ses propres questions ?
" C'est un endroit que nul vivant ne devrait avoir à arpenter, jamais, dit-il. Mais j'ai été protégé du pire."
Contrairement à Hubert et Giovanni.
" Et j'étais peut-être le plus préparé d'entre nous. Je ferai sûrement mon lot de cauchemars mais... la faille est close. Je le sais."

-Et toute la Communauté vous est redevable, à vous et à vos compagnons, d'avoir accompli pareil miracle. La nouvelle mériterait même d'être connue de tous les Hélonniens...
Elle soupira.
-Malheureusement, si c'était le cas, il y en aurait pour vouloir rouvrir la faille. Je crains donc qu'il ne faille garder le secret, bien que ce soit fort injuste pour vous.

Le secret. Elle avait raison. Mais comment allaient-ils faire pour le garder, alors que tant de personnes étaient déjà au courant, dans la communauté, chez les Ithiliens, parmi les Paludiers, auprès de gens qui ne reviendraient jamais jusqu'à Clairétoile, comme Agathe, Rebecca ou Philibert ?
" Je n'ai jamais cherché la gloire. Que les choses restent tues me convient parfaitement."

-Mais les bonnes actions, surtout de cette ampleur, se doivent d'être connues et reconnues à leur juste valeur...
Elle soupira.
-Enfin, vous aurez déjà droit à toute notre gratitude. C'est fort peu de chose, bien sûr, mais c'est déjà ça, j'imagine.

La conversation avait pris un tour tout à fait déconcertant et Albérich resta muet une seconde, ne sachant que dire.
" C'est déjà beaucoup et honnêtement... Je ne demande rien de ça. J'ai l'impression... que nous avons agi... sur le coup de la nécessité. Que n'importe qui, dans la même situation, aurait agi de la même manière. Je sais que je suis un peu naïf, à ce niveau, mais... n'importe quel membre de la communauté, en tout cas."

-Je ne doute pas que nous aurions tous songé à faire la même chose : il n'y a que des gens bien intentionnés, ici, que des gens qui souhaitent se rendre utiles... Mais combien auraient réussi à vaincre la peur et à se lancer ? Mesurez-vous que c'est aux Enfers que vous êtes allés, le pire endroit qu'il existe dans tous l'univers ? Et puis, combien auraient été capable d'accomplir ce que vous avez accompli et de revenir vivants ?
Elle secoua la tête.
-Pas beaucoup, messire. Le commun des mortels n'a pas votre pouvoir, votre détermination. Mais c'est une chance pour l'humanité qu'il existe des gens tels que vous pour la protéger des ténèbres.

Albérich avait changé de couleur. C'était une réputation qu'il n'avait aucune envie de porter : il s'était déjà coupé du monde en devenant conseiller, si maintenant, en plus, on le traitait en héros formidable, comment pourrait-il jamais exercer son métier comme autrefois ?
Allait-il être contraint à chercher l'anonymat à nouveau ? Ou bien devait-il plutôt accepter que plus rien ne serait jamais comme avant ?
Il ne trouva rien à répondre, terriblement embarrassé. Il avait voulu soutenir quelqu'un dans le besoin et on lui renvoyait une reconnaissance qu'il ne se sentait pas en droit d'accepter. Avait-il tant de mérite, puisqu'il était si puissant ?
" Il y a bien des formes de courage, dit-il finalement. Je pense que rares sont les membres de la communauté qui ont démérité. Et même si certains ont plié devant l'adversité... Je serais bien le dernier à leur jeter la pierre."

-Oh, les membres de la Communauté ne manquent ni de mérite, ni de courage. Il en faut pour avoir tenu bon face à... toutes les difficultés qui se sont dressées sur notre route. Et de manière plus générale, il faut avoir du courage pour vivre, simplement : trouver un moyen de subvenir à ses besoins et à ceux de ses proches, surmonter les aléas de l'existence, affronter la violence... Mais vous admettrez que sauver tout un continent d'une invasion diabolique en allant refermer une faille au sein même des enfers est d'un tout autre ordre.
Ells grimaça.
-Mais pardonnez-moi, je vois bien que je vous embarrasse... Désolée : je pense que tout ça se tassera avec le temps, que nous arrêterons de vous rebattre continuellement les oreilles avec ce que vous avez accompli.

" J'espère." dit-il simplement.
Elle avait tort, cependant. Il trouvait bien plus difficile de survivre au jour le jour, quand la vie se faisait cruelle, que de descendre fermer une faille dans les Enfers. Cela avait été éprouvant, tant physiquement que spirituellement, mais la démesure des lieux et de la tâche la rendait insignifiante, à présent qu'ils étaient rentrés. Tout ça n'avait rien à voir avec la véritable existence, les chagrins, les élans, les soupirs et les turpitudes du quotidien, de la réalité. Il lui semblait qu'il fallait bien plus de courage pour continuer à se lever le matin, quand on avait perdu beaucoup, que pour ceindre une arme, passer une aube et aller affronter des diables.
Mais il comprit qu'il n'était plus à sa place, parmi les gens. Plus maintenant. Il devait les laisser venir à lui s'ils le désiraient, mais il ne pouvait plus aller s'asseoir dans la poussière pour écouter leurs doléances. Le fossé qui les séparait s'était creusé, et il avait beau le regretter, il ne pouvait que l'admettre, et chercher d'autres voies de leur être utile.

-Il n'y a pas de raison qu'il en aille autrement, dit doucement Lara. Pour l'heure, nous sommes dans l'euphorie de la victoire et cela s'accroîtra encore quand la Communauté sera réunie. Enfin, s'il y a des gens pour revenir des Dents Grises, bien sûr, ce dont je ne doute pas. Mais ensuite, lorsqu'il s'agira à nouveau de bâtir... Nous nous tournerons vers l'avenir.
Elle eut un sourire fugace puis fit la moue.
-Mais pardonnez-moi : je parle, je parle, et je ne vous laisse quasiment pas en placer une. Peut-être étiez-vous venu me trouver pour une raison particulière ?

" Non, je... je voulais juste m'assurer que vous... alliez bien..." dit-il, à nouveau embarrassé.
Il faillit rajouter que c'était son métier, mais il s'abstint, conscient que le verbaliser aurait été une maladresse. Tout ceci était artificiel. Il n'aurait pas dû entreprendre ce type de démarche, juste être prêt à intervenir au besoin...

-Oh...
Elle soupira.
-Comme vous le savez sans doute, vos confrères sont déjà passés parmi nous et se sont montrés extrêmement prévenants. Mais à titre personnel, je ne suis pas certaine qu'évoquer tout cela soit très bon. Pour moi, en tout cas. Ce qui s'est passé s'est passé, beaucoup d'entre nous en ont réchappé et à présent, les perspectives sont encourageantes... J'ai le sentiment que c'est le plus important.

" C'est très... sage de votre part."
Mieux valait ne pas amener Lathandre dans la conversation.
" Cependant, si vous deviez... avoir des réminiscences ou des doutes... N'hésitez pas à solliciter l'un d'entre nous. Le futur a besoin de bases saines pour se déployer."
Refouler était humain, parfois inévitable, mais ce n'était pas la meilleure manière de construire quelque chose de solide.

Elle acquiesça puis parut très gênée.
-Pardonnez-moi mais... J'ai ouï dire que vous aviez organisé des cérémonies lathandrites chaque matin, au palais, jusqu'à très récemment... Est-ce que vous avez pour projet de recommencer ?

Il lui sourit.
" Oui. Sans doute plus dans les thermes, cependant... Mais oui. Jusqu'à ce que nous puissions intégrer le véritable Temple."
En réalité, qu'est-ce qui les empêcherait de le rallier chaque matin ? Le téléporteur y menait directement et Hubert serait de la partie...
" Etiez-vous... une fidèle du Seigneur du Matin ?"

-Oh,la plupart des gens prient Lathandre, à Lunaros et, dans les familles auprès desquelles j'ai travaillé, il était de coutume d'enseigner aux enfants les principales prières, les principaux hymnes, ce à quoi j'ai bien sûr veillé. Après, je n'irai pas jusqu'à prétendre avoir été une fidèle irréprochable ne manquant jamais de cérémonie importante, mais...
Soupir.
-C'est un peu injuste de ne se tourner vers les dieux que quand on en ressent le besoin. Enfin, j'imagine que depuis le temps, ils savent comment fonctionne l'humanité...

" Je ne crois pas qu'ils se formalisent tant... Nos dieux savent qu'ils ont chacun leur domaine... chacun leur spécialité... Les prier au moment opportun, c'est reconnaître leur valeur, justement... Se tourner vers Lathandre quand on a besoin d'espoir, vers Sunie quand on a besoin d'amour, vers Chauntéa quand on attend une belle récolte ou vers Milil quand on cherche l'inspiration... C'est tout à fait approprié, et certainement pas sacrilège."
Il sourit.
" C'est différent pour les clercs, mais nous nous sommes voués à un principe, c'est tout autre chose. Lathandre n'exige pas de ses fidèles qu'ils lui soient exclusifs."

-Il existe cependant des laïcs ayant une attirance particulière pour un dieu ou étant particulièrement tournés vers la spiritualité... Je n'étais ni dans un cas, ni dans l'autre.
Elle soupira à nouveau.
-Mais donc,vous célébriez aux thermes ? C'est une idée originale. Cependant, il est vrai que c'est un lieu magnifique où la lumière entre à plein, le matin.

" C'était pour nous joindre aux Sunites... Ils ont besoin d'eau pour prier."
Il sourit, puis son expression se fit plus sérieuse.
" Vous semblez regretter ce débarquement subit de la spiritualité dans votre vie... Avez-vous... eu une mauvaise expérience des dieux, autrefois ?"

-Longtemps, j'ai prié... sans me poser de question et sans en ressentir le besoin. Simplement, on nous dit depuis le plus jeune âge qu'il faut le faire : les dieux existent, il faut les respecter et ne leur prêter aucune attention a de graves conséquences pour la vie après la mort. Il y a eu une période, cependant, ou j'ai prié... pour y trouver du réconfort. Pour y puiser de l'espoir. Pas vraiment pour moi, d'ailleurs... Qu'importe : ça n'a rien changé et d'espoir, il n'y en a pas eu une once. Dès lors, je m'étais juré qu'on ne m'y reprendrait plus : les dieux existent, oui, et ils sont bienveillants pour certains, mais ils sont surtout trop occupés pour prêter la moindre attention a chacun d'entre nous en tant qu'individu. Il n'y a guère que les clercs et les paladins pour... les sentir vraiment, être vraiment touchés par eux. Alors, me disais-je... Pourquoi s'embêter la vie ? Pourquoi gaspiller du temps à lancer des appels qui restent lettre morte ?

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue