La Couronne de Cuivre

Ils se séparèrent au rez de chaussée : Hubert partit voir Giovanni, Albérich se mit en quête de Thibault, qu'il n'avait pas revu depuis la veille. Le Luménien craignait que le paladin ne découvre le barde dans le même état que quelques heures plus tôt. En fonction de ce que Frida rapporterait de son expédition à l'extérieur, il consacrerait la journée du lendemain à la lecture, pour essayer de trouver une solution à cette situation. Un peu avant de descendre aux Enfers, il avait lu quelque chose sur le pouvoir curatif des gemmes...

Tandis qu'Hubert faisait le douloureux constat que rien n'avait changé pour Giovanni, le Luménien devait poser des questions pour retrouver la piste d'un Thibault s'étant fait particulièrement discret ces derniers temps.
Il le découvrit finalement dans le jardin d'agrément, assis près de la fontaine, à la contempler d'un air absent.

Albérich n'avait pas l'intention de le surprendre, aussi avança-t-il vers lui en empruntant le chemin de sable, et l'interpella-t-il dès qu'il fut suffisamment près.
" Thibault ? Est-ce que ça va ?"

-Oui oui, répondit le Sunite.
Il esquissa un sourire.
-Et de ton côté ? Tu te remets ?

" Pour l'heure, ça va. Pas encore de contrecoup."
Il s'assit non loin de son ami, conscient qu'il n'était pas dans son assiette.
" Tu es sûr que tout va bien ? Est-ce à cause... de Giovanni ?"

-Oh... hum...
Il se racla la gorge, embarrassé.
-Bien sûr que je me fais du souci pour lui. Autant nous avions raison de le juger indispensable, autant je pense que nous n'avons pas mesuré... à quel point ce serait éprouvant pour lui. D'ailleurs, il était beaucoup plus lucide que nous, sur ce point, ce qui ne l'a pas empêché de venir... Sacré bonhomme, ce Giovanni. J'espère juste qu'on arrivera à le remettre sur pied.

" Je suis sûr que nous y arriverons, dit le Luménien, et il l'était. Mais je ne sais pas combien de temps cela va nous prendre..."
Certains sortilèges puissants étaient hors de leur portée, et si l'âme du barde était vraiment restée en arrière, aller la chercher ne serait pas aisé. Pour autant, Albérich avait l'espoir qu'ils parviennent à le ramener, tôt ou tard.
" Mais ce n'est pas ça qui te trouble, en réalité..."

-Bien sûr que si ça me tracasse, et pas qu'un peu ! protesta Thibault. Après...
Haussement d'épaules.
-Après, je suis juste crevé, voilà tout. Il n'y a qu'Hubert et toi pour être presque tout de suite d'attaque après une descente aux Enfers. Au sens propre du terme.

Albérich sourit.
" J'ai dormi toute la journée, je te signale. Je n'appelle pas ça être d'attaque. Et je m'effondrerai peut-être demain. Mais là... Je me sens juste... tellement abasourdi, je pense que ça me soutient. Après... Je n'irai sûrement pas me coucher très tard... Hubert, c'est autre chose, mais il a une endurance hors du commun, aussi."

-Concernant Hubert, la vraie question est : qu'est-ce qui n'est pas hors du commun, chez lui ?
Thibault sourit.
-Ceci dit, tout humain que tu sois, tu es assez hors-norme également, force est de le constater.

Albérich sourit.
" Pas plus que toi. La seule différence entre nous, c'est que tu es mort... et moi pas. Pour le reste, tu sais bien que si tu l'avais voulu, tu serais toujours chef de culte, à Eredhun, et que tu aurais sans doute pu le devenir à Luménis ou à Antelucas si tu l'avais désiré. Nous n'avons jamais eu les mêmes aspirations... et nous n'avons donc pas emprunté les mêmes chemins."
Il pinça les lèvres.
" Ne me sors pas un discours sur une prétendu caractère exceptionnel, Thibault, je t'en prie. Tu sais que ce n'est pas vrai."

Le Sunite éclata de rire.
-Oui oui. On devient Aubemestre d'Helonna, conseiller de Luménis, régent de Solarcis par pur hasard, c'est bien connu. Comme c'est bien connu que les dieux se manifestent à n'importe qui, comme ça, par pure lubie. Tu sais quand même que je n'ai jamais rencontré Sunie, pas vrai ?
Il secoua la tête.
-Ah, quelle bourrique tu fais ! Ceci dit, ce n'était pas vraiment là-dessus que portait ma remarque. C'était plutôt lié aux symboles que nous avons dû tracer : j'ai craqué un bon moment avant toi et même si je n'étais pas mort récemment, ça n'aurait rien changé. Tu atteins une puissance rare même parmi les clercs bien plus âgés : c'est un fait. J'en suis ravi pour toi, pour ceux que cela te permettra d'aider.

" Je n'ai jamais dit que mon parcours était le fruit du hasard... Juste qu'il était dû à nos élans... et que j'avais envie de changer le quotidien de mes concitoyens..."
Il haussa les épaules.
" Après, je ne nie pas que mon lien avec Lathandre s'est renforcé ces derniers temps..."
Sans doute grâce aux Sharites, aussi incroyable cela soit-il...
" ... et qu'il m'a certainement soutenu quand nous étions là en bas..."
Mais il ne voulait pas croire que ce contact privilégié avec le Seigneur du Matin puisse le rendre étranger aux gens ordinaires... Il se sentait parfaitement normal, en dépit de ce que disait Thibault. Evoluer en marge, même pour des raisons formidables, lui faisait plutôt peur.

-Écoute, coupons la poire en deux, si tu veux. Admettons qu'en tant qu'individu, tu n'aies rien d'exceptionnel : je n'en suis pas le moins du monde convaincu, mais bon. En revanche, exceptionnel, ton parcours l'est indéniablement : des élans similaires aux tiens, l'envie de changer le quotidien de ses concitoyons, beaucoup de gens les ont. Mais très peu se retrouvent grand manitou d'un église nationale et dirigent d'un pays tout entier.
Il sourit.
-C'est important que tu l'admettes, tu sais. Parce que pour autant que je sache, tu es le seul à te voiler la face à ce sujet.

" Thibault, j'admets que je me suis retrouvé — à mon corps défendant — à cette place, oui. Mais j'ai été conseiller de Luménis... un peu plus de huit mois ! Huit mois, qu'est-ce que c'est ? C'est presqu'un accident de l'histoire. Pense aux conseillers qui m'ont précédés, à Luménis. Certains étaient encore bien plus jeunes... Songe, je ne sais pas, à Garfield, par exemple. Il n'avait même pas trente ans, quand il a accédé à ce poste. J'en ai quarante cette année. Je suis clerc depuis vingt-deux ans, je ne suis plus... jeune, justement. J'ai de l'expérience. Je suis en âge de devenir aubemestre. Je ne suis pas beaucoup plus jeune que la plupart des dirigeants de cités, sur notre île. Et je le répète... Je suis en grande partie devenu conseiller parce que j'étais aubemestre, et je suis en grande partie devenu aubemestre parce que... il restait une douzaine de clercs, au Temple, après les purges morféennes, tu sais ? J'étais un des plus âgés et un Luménien de souche. Et personne ne voulait du poste, alors que j'ai toujours été incapable de dire non..."

Thibault leva les yeux au ciel.
-Alby, à un moment, il faut savoir : soit tu n'es personnellement pour rien dans ce qui t'arrive, auquel cas ton destin est juste tout bonnement exceptionnel et, à ce rythme, pourrait bientôt t'amener à devenir Empereur de tout Toril, soit tu y es un peu pour quelque chose et tu n'es donc pas quelqu'un d'ordinaire. Mais tout nier en bloc... C'est juste pas crédible, mon vieux.
Il sourit.
-Mais bon, après, si c'est comme ça que tu préfères voir les choses, soit. Il te faut juste accepter que tu sois le seul à les voir ainsi, et que quand les autres te voient, ils voient une personne qui, à à peine quarante ans, a déjà accédé, en même temps, aux deux fonctions suprêmes de cette île. Et que non, contrairement à toi, ils n'y verront jamais un pur hasard sans aucune signification.

" Ah, tu es dur." dit le Luménien en détournant un moment le regard.
Il pinça les lèvres, poussa un bref soupir.
" Comment diable en suis-je arrivé là ? Je n'ai jamais... voulu... autre chose que me rendre utile..."
Il passa les mains sur son visage.
" Je ne dois pas me voiler la face, tu as raison. Je vois bien que... on me traite avec une certaine déférence..."
Il secoua la tête.
" Cela me donne des envies de fuite, à nouveau, d'anonymat... Je m'étais promis de ne plus m'élever..."
Un sourire revint sur ses traits.
" Mais je vais rentrer dans le rang."

-Et pourquoi donc devrais-tu le faire ?
Le Sunite semblait surpris.
-Tu n'aimes pas te mettre en avant, je le sais bien. Mais t'es-tu demandé si, au fond, ce n'était pas ainsi que tu étais le plus utile ? En occupant des positions élevées ? Des postes de responsabilités ? Pour avoir été, ces dernières veilles, l'un de tes administrés, je ne peux que reconnaître que tu t'en tires très bien.

" Je n'ai plus les nerfs d'autrefois, Thibault. Et je ne suis pas assez démocrate... J'ai vraiment à coeur que la communauté puisse s'établir comme le voulaient ses instigateurs... même si certains d'entre eux abandonnent et quittent la ville... ou n'y reviennent jamais. Je crois que... je serai bien plus à ma place comme aubemestre. Si mes pairs m'y acceptent. Ce sera un poste à ma mesure, qui me permettra de revenir à ce que j'aime... tout en étant fidèle à mes voeux..."
Il sourit.
" Cela ne signifie pas que je ne prendrai pas part aux décisions... et que je ne reviendrai pas vers le conseil plus tard, un jour, si je m'en sens l'élan."
Et toi ? songea-t-il sans oser le verbaliser, craignant la réponse du Sunite.

-Aubemestre, ça te va comme un gant : utile, absolument et totalement dictatorial...
Il lui dédia un sourire innocent.
-Et c'est beaucoup plus réaliste que la voie de l'anonymat. Parce que ça, mon vieux, faut te faire une raison : quand on a occupé les positions que tu as occupées, on ne peut redevenir un quidam. A moins de partir sur un autre continent, il y aurait toujours quelqu'un pour te reconnaître, à moins que tu ne finisses par commettre une maladresse ruinant ta couverture... Et puis, vivre sous un faux nom, sous une fausse identité, c'est triste.
Son sourire revint.
-Mais bref : aubemestre, ça me semble parfait pour toi.

" Oui... Et ce n'est pas si simple, en même temps... Il faut que j'en parle avec ma hiérarchie, déjà. Ce qui signifie que je vais devoir retourner à Luménis, et le plus tôt, le mieux... Et il va falloir voir comment les Ithiliens se positionnent, si nous arrivons seulement à les bouter hors de la ville. Même si Clairétoile demeure une cité laïque, ma présence sera connue... et malheureusement, comme tu l'as dit... Ce n'est pas complètement anodin. Nous serons fatalement perçus comme un avant-poste luménien, quoi que nous prétendions, et quelle que soit la réalité."

-Et ce sera très bien comme ça : il est temps que l'étau ce resserre autour de cette vilaine tache noire qui salit la carte chamarrée d'Helonna. De surcroit, ta présence, connue et reconnue, empêchera le prince d'agir trop frontalement : il se doutera qu'en un ou deux sortilèges, tu pourras mobiliser de puissants amis contre lui.
Son sourire se fit espiègle.
-Allez, fais donc plaisir à Lathandre et sois un peu optimiste. Pour ça et... pour le reste. A mon avis, personne ne te refusera ce poste d'aubemestre : ceux qui t'aiment bien seront ravis pour toi, ceux qui ne t'aiment pas seront rassurés de voir que tu ne convoites pas leur place... Tout le monde sera content, au final, et Clairétoile aura un atout de poids lui assurant un avenir radieux.

" Pourtant, ma présence n'a absolument pas découragé le groupe qui nous a attaqués. Et je n'ai d'ailleurs pas pu faire grand chose pour les repousser. Je ne sais pas. J'imagine que je peux constituer un atout comme une malédiction. Il faudra que j'en parle avec le conseil élu et que je me plie à ses décisions. Cela ne me gêne pas."
Il prit une légère inspiration.
" Thibault, penses-tu que... tu pourrais vouloir reprendre le Temple de Sunie, de ton côté ? Je sais que tu n'as pas aimé cette position, autrefois, mais c'était dans un tout autre endroit, régi par d'autres règles... et avec d'autres personnes, davantage crispées sur leurs habitudes..."

-Je n'en sais rien, avoua-t-il. Dans l'absolu, ça pourrait être une expérience intéressante. Mais contrairement à toi, je ne suis pas vraiment taillé pour ce genre de rôle, sans compter qu'il faudrait également que j'en discute avec la hiérarchie : chez nous, c'est moins centralisé que chez vous, on est un peu plus libre mais la moindre des chose est quand même de tenir informés les collègues. Et rien que ça, ça m'épuise d'avance. Par ailleurs... Je ne sais pas, j'ai parfois des envies de voyage.

" Est-ce que..."
Il s'éclaircit la gorge, embarrassé.
" Est-ce que c'est à cause de moi, que tu ne veux pas rester ?"

Le Sunite poussa un profond soupir.
-Je mentirais si je disais que ça ne pèse pas dans la balance. Mais c'est quand même plus compliqué que ça, alors ne te mets pas en tête de partir pour me permettre de demeurer ici. Si je dois m'en aller, je m'en irai indépendamment de ce que tu feras. Itou si je dois rester.

Albérich faillit ajouter quelque chose, mais n'en fit rien. Il regrettait d'avoir posé la question.
" D'accord." murmura-t-il finalement.
Il n'osa pas dire qu'il espérait que Thibault resterait. C'était égoïste, et il était conscient de devoir laisser la liberté au Sunite de faire ce qui était le mieux pour lui. Il se sentait déjà suffisamment responsable de ce qui l'affligeait. Mais l'idée que son ami puisse quitter un lieu aussi magnifique pour le fuir lui était insupportable
" Mais je partirai si tu me le demandes. Sache-le."

Thibault fit la grimace.
-Je ne ferais jamais un truc pareil. Ce serait... ignoble.
Il soupira à nouveau.
-Ne te prends pas la tête avec ça, va. De toute façon, en ce qui me concerne, je m'en remets à ma déesse. Je sais d'expérience que mon propre jugement et mes propres décisions sont tout sauf pertinents. Bref : Elle décidera.

Ces paroles rendirent le Luménien subitement triste. Thibault avait parlé de la nécessité d'être maître de son destin, peu auparavant, et voilà qu'il abandonnait tout contrôle de sa propre vie aux mains d'une déesse distante dont il devait décrypter les signes. Mais il songea que c'était peut-être la seule manière dont Thibault parvenait à gérer ses incertitudes.
" Puisse-t-elle te guider avec amour." dit-il finalement.

-Puisse-t-elle me juger digne d'être guidé, murmura le clerc.
Il soupira.
-Bon, de toute façon, si Giovanni ne va pas rapidement mieux, il faudra sans doute l'amener à l'hôpital d'Eredhun. Tu sais, ils sont spécialisés dans les soins psychiques... Je l'y conduirai et j'en profiterai pour voir la famille.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue