La Couronne de Cuivre

Une fois qu'il commença à tirer, l'ascension fut terminée en moins d'une minute. Dès qu'elle posa les mains à la surface, il l'attrapa par les avant-bras et la hissa sur le sol. Elle vit son regard jaune se rétrécir tandis qu'il la libérait de la corde.
" Tu t'es blessée à l'épaule." dit-il.
Il jeta un oeil dans le trou.
" Coprin, c'est profond. C'est une chance que tu n'aies pas perdu connaissance."
Il n'y avait aucune trace de Prince, aucune des deux animaux qui l'avaient traquée plus tôt.
" Si ça ne te fait rien, je vais incanter pour te débarrasser de ça. Ce n'est pas comme si nous avions toute la nuit devant nous."

Elle hocha la tête.
"Je veux bien, merci... Et merci d'être venu à mon aide..."
Mais... Où était Prince ?
"C'est mon ami Prince qui t'a guidé ? Mon... familier ?"
Était-ce comme cela qu'un centaure l'appellerait ?
Mais ce n'était pas normal qu'il ne soit pas là. Il fallait qu'elle se concentre, qu'elle retrouve une trace de sa présence.

" Prince ? Je ne connais pas de Prince. Mais j'avais perçu cette créature. Elle est restée endormie pendant toute ta visite dans la harde..."
Il se mit à incanter avant qu'elle n'ait pu rétorquer quoi que ce soit. Une énergie verte et violette l'entoura brusquement, en petits éclairs virulents, puis il pointa un doigt vers la rôdeuse et un serpent de lumière louvoya dans l'air froid avant de toucher son épaule par l'avant et ressortir via son omoplate. Astrée ressentit comme un massage expert, des doigts assurés, pressant son muscle au bon endroit, puis la sensation s'estompa et avec elle la douleur.
" Je me doutais qu'il y aurait un coup fourré, dit le shaman avec un sourire. Alors je t'ai cherchée et trouvée."
L'esprit de Prince n'était nulle part dans les environs et Astrée ne put le toucher.

"Merci..."
Prince était trop loin... Elle espérait que ce n'était que ça.
"Il doit être à la recherche de Dymphéa. Je l'avais envoyé chercher de l'aide, juste avant qu'ils ne ferment le trou. Si le tu vois..."
Sous quelle forme se trouverait-il là-bas ? Elle hésita, grimaça.
"si tu vois... un écureuil... qui se comporte bizarrement et essaie d'attirer l'attention de Dymphéa, c'est lui. Mais de toute façon, tu ne pourras sans doute pas lui faire comprendre que je suis saine et sauve..."
Elle soupira.
"C'est deux centaures qui m'ont piégée... Avec un sanglier et un félin... Enfin, je crois. Mais ils parlaient le commun... "
Elle secoua la tête, l'esprit embrouillé. Elle n'arrivait plus à réfléchir.
"Comment savais-tu qu'il y aurait un souci ?"

Il lui tendit une outre remplie d'un étrange liquide, odorant, mais non alcoolisé. Comme une tisane de plantes très concentrée, adoucie par du miel.
" Ils ne parlaient sûrement pas le commun. Mais je t'ai jeté un sortilège de compréhension des langues, ce matin, avant de partir. Je ne pensais pas être de retour avant ton départ, je me suis dit que cela pouvait servir... et comme tu avais donné ton accord hier..."
Il eut un sourire embarrassé.
" Bon, j'aurais pu te réveiller pour te demander ton avis, mais tu dormais comme un roc. Je n'ai pas eu le coeur de te secouer."
Il eut un haussement d'épaules et son regard courut sur les arbres autour d'eux.
" Les opposants à la parole de Sheldon sont restés beaucoup trop passifs. Ils auraient dû faire quelque chose de plus marqué, essayer de semer le doute te concernant... Or, ils n'ont pas bougé. Au repas, personne n'a rien dit, comme si tu n'étais même pas présente. Coprin, une humaine parmi nous, la harde aurait dû bouillonner, la nuit résonner de murmures... Donc je me suis dit qu'il allait se passer quelque chose."

Astrée but la tisane, songeuse. Les opposants à la parole de Sheldon... Ou ceux qui craignaient qu'elle parle aux villageois ? Ceux qui lui lançaient des regards noirs ? Parmi les opposants, qui ? Elle n'avait pas assez observé, pas eu le temps de repérer. Il y avait peut-être beaucoup d'opposants, beaucoup de courants de pensée. Tous ceux qui ne voulaient pas d'une guerre aux côtés des orques, ou ceux qui voulaient que la harde s'enfuie, par exemple. Dymphéa et Leanne, sans doute, faisaient partie d'une certaine catégorie d'opposants. Il devait y en avoir d'autres. Ceux qui espéraient prendre la place de chef ? Ceux qui ne voulaient pas de chef ? Qui donc avait intérêt à éviter le retour de Byron apportant la parole de Sheldon ? Peut-être beaucoup de monde en réalité...
"Merci, pour le sort, finit-elle par dire. Tu as bien fait."
Elle soupira.
"J'aimerais bien savoir qui... et pourquoi... Que Byron revienne ou pas, qu'est-ce que ça change vraiment ? S'il ne revient pas, ça ne fera sans doute que reporter les décisions, sans les changer vraiment... Il y aura débat pour savoir s'il faut un nouveau chef, ou pas, mais tôt ou tard il y en aura un... qui prendra peut-être les mêmes décisions que Sheldon. Ou peut-être pas, c'est vrai, on ne peut pas savoir..."
Mais elle ne voyait guère d'autre décision possible, hormis la fuite. Dymphéa avait dit qu'il y avait d'autres options... mais lesquelles ? Il fallait donc chercher ses agresseurs plutôt parmi les opposants à la guerre...
Et pourquoi Prince ne revenait-il pas ?

Le centaure rangea sa corde et son outre dans sa besace puis sourit doucement à la jeune femme.
" Ces questions sont prématurées, dit-il. Tu as du travail, la nuit tombe et le village est encore loin. Il sera bien temps d'observer les réactions lorsque tu reviendras avec Byron. Je te demande de n'absolument rien dire de ta mésaventure, et à personne. Ne parle pas de moi, non plus. C'est ainsi que nous aurons la meilleure chance de déceler qui est coupable. Car je sais qui t'a fait tomber dans ce trou. Mais je ne sais pas qui les a envoyés te faire tomber dans le trou."

Astrée acquiesça, et chargea son sac sur son épaule.
"Je ne dirai rien, à personne, et je me contenterai d'observer. J'ai de la chance que tu aies pressenti qu'il y aurait un problème, que tu me sois venu en aide...
Souhaitait-il la guerre, pour chasser les humains ? Etait-ce pour cela qu'il l'avait aidée ? Son rôle n'était pas d'écrire l'histoire, disait-il... mais en l'aidant, il y contribuait pourtant.
"Et j'espère que tu trouveras mon familier, que tu pourras le rassurer. Et..."
Elle soupira.
"Neffen...... puisque tu sais qui m'a fait tomber... pourquoi ne pas me le dire ? "

" Parce que ça ne servira à rien, dit le centaure. Je ne veux pas que tu deviennes méfiante. Comme je te l'ai dit, il est important que tu sois avec nous, et des rancunes inutiles ne feront que nous encombrer. Je garderai l'oeil ouvert jusqu'à confondre le véritable responsable et ensuite nous aviserons."
Il la regarda s'équiper puis sourit.
" Je te souhaite bonne route. Hâte-toi car le temps t'est compté. Je pense que ton familier te retrouvera avant que je ne le retrouve, cependant. La harde s'est déplacée. Dis à Byron que nous sommes à la cascade. Il saura ce que cela veut dire."

Astrée soupira.
"Ils se sont déplacés de peur que je ne révèle leur position aux villageois j'imagine... Mais bon, je peux le comprendre, ils sont en guerre."
Même ceux qui lui faisaient a priori confiance pouvaient craindre qu'elle ne soit faite prisonnière et contrainte de parler. Elle grimaça.
"Mais ne t'inquiète pas, je reste avec vous. C'est juste que je vais hésiter à avoir confiance en quiconque désormais, tant qu'on n'en saura pas plus."
En qui pouvait-elle se fier ? Elle n'était plus sûre de rien.
Elle jeta un œil au ciel qui s'obscurcissait. Si Prince avait été là, elle aurait été plus vite sans doute, mais elle devrait s'en passer.
"Je dois filer... A demain... j'espère ! Et merci pour ton aide."
Aide désintéressée ? Ou non ? Elle devenait décidément trop méfiante...

" Merci pour la tienne." répondit le shaman avec un sourire.
Puis, sur un salut de la main, il repartit d'un pas tranquille dans la pinède, faisant tourner son bâton dans son main comme un jongleur. Il fut rapidement avalé par la pénombre, sa robe chamarrée se fondant curieusement bien dans l'environnement. Astrée put donc reprendre sa route, pleine d'une énergie un peu paradoxale, sans doute causée en partie par le breuvage qu'elle avait ingurgité. Elle put longer la pinède jusqu'à la falaise sans plus rien rencontrer d'inquiétant, puis se faufiler le long du mur du roche jusqu'à la lisière des bois. Il faisait désormais nuit, la lune était invisible, les étoiles nombreuses. Les ténèbres avaient chassé centaures et humains à l'intérieur des remparts de Montequine et la campagne était silencieuse, endormie

Elle s'était concentrée sur sa marche, reléguant toutes ses interrogations au fond de son esprit. Neffen avait raison, il serait temps d'observer et d'enquêter à son retour. Pour le moment, il était tard, Byron devait s'inquiéter, il fallait qu'elle se hâte même si elle ne pouvait marcher aussi vite qu'en plein jour. Elle remercia intérieurement le shaman pour sa potion qui lui donnait l'énergie dont elle avait besoin.
Elle arrivait top tard pour observer la position des sentinelles, mais peut-être que cela ne lui aurait rien apporté. L'obscurité déformait ses perceptions, aussi ne pouvait-elle guère repérer de cachette éventuelle qui soit plus proche que l'orée des bois. Mais ce n'était peut-être pas une bonne idée de trop s'approcher, le risque qu'on la voie était important. Elle en discuterait avec Byron et aviserait le lendemain.

Elle veilla à se faire plus discrète en approchant du village, se coulant d'arbre en arbuste, de buisson en rocher. Elle allait franchir le mur à son extrémité ouest, comme la dernière fois. Elle voulait prendre le temps d'observer comment les gardes s'organisaient, essayer de déterminer leur nombre, au cas où ça ait une quelconque utilité un jour. Mais mieux valait attendre le trajet retour pour cela : Byron l'attendait depuis trop longtemps déjà.

Son périple se déroula sans accrocs jusqu'au moment où elle se coula dans la rue qui remontait vers la vaste écurie. Elle avait franchi l'enceinte en l'escaladant, débarrassée de sa douleur à l'épaule, traversé le chemin de ronde, gagné le toit du hangar à véhicules, puis les pavés de Montequine, tout cela sans attirer la moindre attention ni croiser âme qui vive. Mais au moment où elle se glissait de ruelle en ruelle, évitant la lueur trop vive des lampes à huile, elle distingua, un peu plus loin devant elle, une autre silhouette, postée dans l'entrée d'une allée. Vêtue d'un long manteau, la forme n'était ni complètement dissimulée, ni complètement visible, un peu comme si elle hésitait sur l'attitude à adopter. Ce qui était certain, c'est qu'elle scrutait la rue, aux aguets, y compris dans la direction d'où venait la rôdeuse, et qu'il lui faudrait passer juste devant elle pour atteindre sa destination. A moins de faire un détour par l'autre côté, évidemment.

Astrée fronça les sourcils, hésitant sur la conduite à tenir. Qu'est-ce que cette personne pouvait bien guetter à une heure aussi tardive ? Bah, sans doute un rendez-vous quelconque, rien qui mérite qu'elle s'en préoccupe... Mais c'était tout de même une heure bien tardive pour un rendez-vous. Elle n'avait croisé personne d'autre.
Elle était tentée de se dissimuler et d'attendre quelques instants que l'inconnu s'en aille. Mais si la personne attendue arrivait du côté où elle se trouvait, elle risquait d'être découverte, prise entre les deux. Elle chercha du regard une ruelle transversale dans laquelle elle pourrait se glisser, pour faire le tour du pâté de maison et arriver par l'autre côté. Mais elle attendrait quelques instants tout de même, guettant un bruit de pas éventuel, à la fois pour ne pas se faire surprendre par quelqu'un venant en sens inverse et pour satisfaire sa curiosité. Après tout, s'il y avait des personnes circulant dans les environs, mieux valait être certaine qu'elles s'éloignent suffisamment et ne risquent ni d'entrer dans l'écurie, ni d'errer dans les parages au cas où elle décide d'aller parler à Sheldon avec Byron.

Astrée dut faire un fameux détour qui l'entraîna dans des rues plus larges et donc moins endormies de la petite cité. De nombreuses fenêtres étaient encore illuminées, elle entendit le murmure de conversations, des rires, de la musique, et des odeurs de nourriture planaient dans l'air. Si les Montequins étaient sur le pied de guerre, ils ne le montraient pas vraiment. Elle finit par retrouver l'allée qui menait à la petite place et aux écuries par le sud, la descendit pas à pas, aux aguets, jusqu'à percevoir à nouveau un mouvement. La silhouette était quelques pas devant elle, également drapée dans un manteau. Il était possible que ce soit la même personne s'étant déplacée, mais cela pouvait aussi être quelqu'un d'autre. Plus loin, dans la lumière de la place, la rôdeuse distingua une autre forme humaine, debout à côté du centaure contraint.

Astrée fronça les sourcils. Il y avait beaucoup trop de monde ce soir dans les rues. On aurait dit que cette personne en manteau - ou ces personnes peut-être- montaient la garde. Etait-ce en lien avec la personne qui se trouvait près de Sheldon ? Mais que faisait cet humain exactement ? Il le harcelait, sans doute.... mais dans ce cas, pourquoi un ou des acolytes faisaient-ils le guet ?
Subitement inquiète, elle chercha un moyen de gagner la place, par un autre itinéraire, par des rues transversales, pour essayer de voir sans être vue, et d'entendre, ce qui s'y passait.

Il restait une dernière ruelle, obscure et étroite, dont le sol était boueux, qui permettait d'atteindre les abords de la place, et ce fut par là qu'Astrée put approcher des lieux. Elle demeurait cependant beaucoup trop loin du centaure lui-même pour pouvoir percevoir exactement ce qui se tramait auprès de lui. Un homme en manteau et capuchon était debout à hauteur de sa croupe, une main sur son dos, une autre sur sa cuisse, parfaitement immobile, comme s'il dormait. Le centaure lui-même ne bougeait pas. Il paraissait pareil à lui-même, peut-être un peu plus maigre ou un peu plus vouté, ou peut-être pas. Ses liens étaient toujours en place, il n'avait manifestement pas bougé d'un pouce depuis son asservissement.
Puis soudain, une lueur verte jaillit entre les doigts de l'humain dissimulé et se perdit dans la croupe du centaure. Celui-ci se crispa tout entier, en vain, comme toujours. Cela ne dura qu'un instant et la lumière disparut. La silhouette se dirigea vers l'épaule du centaure et s'accroupit dans la poussière, une main sur le flanc de l'animal, l'autre sur son genou.

Astrée blêmit et porta une main à sa bouche, étouffant un cri. Que lui faisaient-ils ? Quelle forme de torture était-ce là ? Le centaure souffrait, c'était évident. Mais que cherchaient-ils à obtenir de lui ? Le faire craquer, sans doute...
Mais pourquoi les montequins lui avaient-ils dit qu'ils n'avaient pas de mage, parmi eux ? Un mensonge, une fois encore. Ce n'était tout de même pas le prêtre qu'elle avait vu ? Mais pourquoi mentir sur ce point ? Elle ne les questionnait pas, ce jour-là, et Hugo avait semblé sincère. Et puis, ça n'avait pas de sens qu'il se dissimule ainsi pour torturer le centaure puisque leur manière d'obtenir sa soumission était elle aussi une forme de torture.... Ou alors... Les autres villageois ignoraient-ils son existence, ses pouvoirs ?
Quoiqu'il en soit, elle ne pouvait pas se rendre auprès de Byron tout de suite, c'était trop dangereux. Si jamais ceux-là la surprenaient... Non, il fallait attendre qu'ils s'éloignent. Tôt ou tard ils allaient partir. En attendant, elle était forcée d'assister à leur séance de torture. En faisaient-ils autant... aux autres ? A Byron ? Faisaient-ils cela souvent ? Toutes les nuits ?
Tiens bon Sheldon, se surprit-elle à penser de toutes ses forces.

Le cri d'une chouette retentit soudain sur la droite, et l'homme se redressa, aux aguets. Le cri se répéta et Astrée l'entendit distinctement jurer à mi-voix. Une seconde plus tard, il détalait dans la direction opposée, rapide et silencieux. La rôdeuse perçut alors un sifflotement guilleret et les pas de plusieurs personnes remontant la rue, venant des remparts. Trois jeunes gens passèrent devant sa cachette, s'arrêtant un moment sur la place. Elle ne les connaissait pas. Deux d'entre eux s'entre-aidèrent pour enfourcher le centaure prisonnier, qu'ils chevauchèrent en riant, manifestement avinés. Puis ils descendirent, toujours hilares, et s'en furent dans la même direction qu'avait empruntée l'inconnu encapuchonné. Le silence tomba enfin sur la rue. Il ne semblait plus y avoir personne.

Ainsi, il le torturait bien à l'insu des autres villageois. Mais dans quel but ? Elle n'y comprenait absolument rien. Et il avait des complices, des guetteurs. Ce qui signifiait que ce passait ici n'était peut-être pas seulement une conséquence de la bêtise humaine. Il y avait... autre chose. Étrangement, le découvrir la soulageait d'un grand poids. Il y avait des responsables... Ce n'était pas forcément tout le village...

Elle attendit d'être certaine qu'il n'y ait plus personne pour s'avancer à son tour. Elle fit un crochet pour passer près de Sheldon, devinant qu'il se tendait en entendant ses pas. Elle allait sans doute le sentir plein de haine. Mais elle ne pouvait pas se contenter de passer en l'ignorant après ce qu'elle avait vu.
"Ne crains rien, c'est Astrée..., murmura-t-elle en s'arrêtant près de lui. J'ai vu ce qu'ils te font. Tiens bon, Sheldon. Je vais d'abord retrouver Byron, et l'aider à s'échapper, puis j'essaierai de trouver un moyen de t'aider toi aussi. Et les autres."
Elle n'attendit pas de réponse, mais observa sans réel espoir sa réaction. Peut-être jugeait-il humiliant de devoir compter sur une aide humaine, peut-être n'aurait-elle pas dû lui parler. Il n'avait aucune confiance en elle de toute façon, comme en aucun humain. Y avait-il la moindre place pour l'espoir au milieu de tant de haine ? Mais c'était trop tard pour regretter. Elle s'éloigna d'un pas rapide en direction de l'écurie.

Sheldon s'était tendu, comme toujours, à son approche, mais peut-être moins vivement et moins longuement que d'ordinaire. Elle n'en obtint bien sûr rien d'autre et put progresser jusqu'à l'arrière de l'écurie : la rue était désormais déserte et silencieuse. Comme la dernière fois, elle trouva la porte de la réserve aux légumes ouvertes, puis pénétra dans la sellerie. En l'absence de Prince pour la guider, il lui fallut allumer sa bougie avant de pouvoir progresser dans les travées de l'écurie, prudente, au rythme des respirations amples des centaures endormis.
Byron était toujours dans la même stalle et il se redressa vivement lorsqu'elle apparut. A la lueur faible de son unique flamme, Astrée ne put pas réellement appréhender quel était son état. Il était toujours entravé de la même manière que quelques jours plus tôt mais portait également un harnais de cuir autour du torse et du cou, par lequel il était attaché à un anneau dans le mur. Il lui jeta un regard craintif lorsqu'elle entra et ne put empêcher son grand corps gris de tressaillir, bien qu'il l'ait manifestement reconnue.

"Oh, Byron..." souffla-t-elle d'une voix étranglée en s'approchant. Il avait l'air si apeuré. Et pourquoi l'avaient-ils attaché ainsi au mur ? C'était plutôt mauvais signe... Et surtout, il ne pourrait pas parler à Sheldon... Cela dit, elle pourrait sans doute le détacher si besoin.
Elle posa son sac et sa bougie au sol, et lui ôta son bâillon avec douceur.
"Attends, je vais sortir une couverture si tu veux... Et j'ai aussi à boire et à manger. Mon pauvre Byron... Mais qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?"

Le centaure ne répondit absolument rien, même une fois qu'elle eut libéré sa bouche. Il accepta à boire, cependant, avant de prendre plusieurs grandes inspirations. Il avait le coin des lèvres en sang et se les humecta du bout de la langue, avant d'oser la regarder à nouveau.
" Rien d'inattendu." répondit-il finalement, avec une légère grimace.
Il combattait ses larmes mais elles ne coulèrent pas.
" Je suis heureux que tu sois revenue."

Il était temps qu'il sorte de là. Il n'en pouvait plus. Il fallait absolument qu'il réussisse à s'enfuir demain.
Astrée l'enveloppa dans une couverture, et lui pressa doucement l'épaule, en silence, l'observant d'un oeil inquiet.
"Je voulais venir plus tôt, mais j'ai été un peu retardée en route..., expliqua-t-elle sans rentrer dans les détails. J'ai rejoint la harde hier. Ils t'attendent à la cascade. Ta mère m'a donné un peu de viande pour te requinquer, si tu veux. Et aussi des vêtements que tu pourras enfiler lorsque tu auras réussir à fuir.

" C'est gentil, dit-il. Mais je ne veux pas prendre le risque de les alerter maintenant. Je pense qu'ils me sortiront demain... mais tu devras m'aider. Je n'ai aucune chance de parvenir à m'enfuir tout seul."
Il lâcha un bref soupir.
" Il faut que tu puisses m'approcher suffisamment près pour fragiliser mes entraves sans qu'ils ne s'en rendent compte... Trois jours, ce n'est pas assez pour qu'ils me libèrent. Je devrai désarçonner le débourreur et filer. Or, si nous agissons maintenant, il s'en rendra compte en me harnachant demain. Il faut donc que tu puisses intervenir dans la plaine."
Il la dévisagea.
" Est-ce que ça te semble possible ?"

Astrée fronça les sourcils. Elle ne savait pas vraiment si c'était possible, elle n'avait pas eu le temps de reconnaître le terrain, à cause d'un maudit sanglier et de deux centaures... Mais dans son souvenir, il y avait quelques vergers, quelques vignes, des endroits où elle pourrait se dissimuler. Et puis il le faudrait bien de toute façon. Il n'y avait pas d'autre solution.
"Je me débrouillerai pour être là, oui... Mais tu penses qu'ils ne vont pas te surveiller de trop près, et que je pourrai t'approcher sans qu'ils voient qu'il y a quelqu'un près de toi ? Ils t'ont déjà fait sortir ? Ce serait plus simple si je savais à l'avance de quel côté ils vont t'envoyer... Mais même sans ça, je m'arrangerai pour t'aider, ne t'en fais pas.

" Je suis un peu sorti aujourd'hui, mais pas très loin du village... Je sais, cependant, que le débourreur veut tester ma vitesse. Il a bien vu que j'avais une autre morphologie que les autres, et s'il veut pouvoir profiter de mon galop, il devra fatalement aller en bordure de la forêt, je pense, là où aucune barrière ne peut freiner mon élan... Si je suis irréprochable demain matin, j'imagine qu'il tentera le coup."
Il haussa les épaules.
" Je sais, ça fait beaucoup d'incertitudes... mais les humains ne sont pas prévisibles... Deux jours, ce n'est pas beaucoup pour comprendre ce qu'ils attendent de moi."

Astrée réfléchit.
"Il voudra certainement tester ta vitesse, oui. Mais il risque de te monter tout le temps, surtout loin du village. Il faudrait qu'il te laisse un petit temps où tu puisses marcher librement, même près du village, avant de te monter, pour que je puisse agir... Peut-être dès le début de matinée ? Est-ce qu'il prévoit un programme particulier d'habitude ? Le problème c'est que je ne sache pas à l'avance où me planquer..."
Et s'il le montait en permanence... Il faudrait trouver un moyen tout de même. Elle grimaça.
"Et déjà, est-ce que tu peux me laisser examiner tes entraves pour voir comment elles sont faites ? Je risque d'avoir très peu de temps pour agir, là-bas...

" En fait, il se sert de deux choses pour me contrôler... Il devra me libérer les jambes pour que je puisse galoper, mais il gardera une lanière probablement attachée à un pâturon, devant ou derrière, pour me faire trébucher si je ne réponds pas à ses injonctions. Il faudrait la fragiliser... mais je crains qu'il ne s'en rende compte tout de suite si elle est déjà abimée... D'ailleurs, je ne sais pas où il les range..."
Il eut un haussement d'épaules.
" La seconde, c'est au niveau de ce collier... il y a une partie qui coulisse à l'intérieur et qui lui permet de me couper la respiration d'une simple traction... Peut-être qu'il y a déjà moyen de la trafiquer maintenant, mais je dois m'assurer de ne le contrarier en rien demain, sans quoi il pourrait s'en servir trop tôt et tout réduire à néant... Or, il est plutôt du genre colérique..."

"D'accord... Pour la lanière on ne peut rien faire à l'avance. Il faudra que je sois cachée derrière un buisson quelconque, que tu puisses t'approcher, je pourrai la sectionner suffisamment pour qu'elle lâche s'il tire dessus. Je me débrouillerai pour me trouver sur ton passage."
Mais où serait-il ? Peut-être Caribert entraînait-il d'autres centaures avant lui ? Peut-être parviendrait-elle à repérer le lieu ?
"Pour le collier, il vaut mieux le fragiliser maintenant. Ça m'a l'air plus compliqué, ce n'est pas le genre de chose que je pourrai faire d'un coup de couteau au dernier moment. Et je suis sûre que tu réussiras à être doux comme un agneau pour qu'il n'ait absolument rien à te reprocher. Fais-moi voir ça de plus près... Il faut que je comprenne comment marche le mécanisme, il doit y avoir un point faible qu'on peut saboter discrètement... Et puis il y a aussi tes entraves aux bras. Dymphéa m'a expliqué qu'il fallait que tu n'aies aucune entrave pour pouvoir galoper efficacement. Tu crois qu'il va te les enlever ? Ou bien j'essaie de les fragiliser aussi ?

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine