[Lieu] Une cité perdue

[Hubert de Maleval]

Hubert ne savait pas ce qu'il devait comprendre de ce que Frida venait de lui dire. Il demeura interdit, silencieux, tâchant de paraître détendu alors même qu'il se sentait déboussolé. Etait-il contraint de ne plus agir que dans des moments critiques ? Fallait-il qu'il se retire de toute action ? C'était absolument complètement impossible. Et si c'était le destin qu'il devait embrasser pour satisfaire ses confrères de la cité... Il ne pourrait que partir. En même temps, il y avait ce sceau, il se devait de rester pour le protéger, absolument, et c'était une tâche nécessaire à laquelle il ne pouvait se soustraire. Cette pensée — devoir rester tout en étant contraint à l'inaction — lui donna momentanément le tournis.
" Je vais... heu... te laisser organiser ça..."
Il se leva. Il avait besoin de voir Albérich. Il n'était pas certain que la cérémonie de l'aube soit terminée, mais il se réchaufferait à ses paroles le temps qu'il en ait fini.

[Taliesin]

Frida soupira.
-Je te présente mes excuses, Hubert. Je n'aurais pas dû aborder le sujet : je suis trop frontale, trop maladroite... Tout ce que as fait était parfait et je ne voulais certainement pas t'engager à ne plus rien faire. Enfin bref, désolée, oublie ça. Et ne te prive surtout pas de partir en expédition : ce n'était vraiment pas le message.

[Hubert de Maleval]

" Ne t'excuse pas, tu as bien fait. Il faut parfois des gens frontaux pour prendre la mesure des choses." dit-il avec un sourire embarrassé.
Il battit ensuite en retraite vers le couloir et se mit en quête du clerc. Il était sans doute retourné à la salle des vitraux ou alors aux thermes... Il suffisait de tendre l'oreille et il le dénicherait.

[Taliesin]

Les thermes étaient déserts et il n'entendit aucun chant, mais il finit par croiser des colons descendant du premier étage : quelques baroudeurs, quelques soldats et surtout d'anciens prisonniers. Pas grand monde, au total, mais ça n'était guère étonnant, puisque la cérémonie n'avait pas été annoncée à l'avance.
En tout cas, Albérich ne tarderait sans doute pas à se montrer, lui aussi.

[Hubert de Maleval]

Albérich descendit effectivement, tranquille et lumineux, et pendant une seconde, Hubert ne dit rien, se contentant de le contempler. Cela suffit à lui redonner un peu de courage : il pouvait advenir n'importe quoi, tant qu'il l'avait à ses côtés, la vie resterait rose. Le clerc se fendit d'un léger sourire en arrivant à sa hauteur.
" Tu fais une drôle de tête."
Hubert baissa les yeux.
" Désolé. Je suis un peu... déphasé.
— Que se passe-t-il ?"
Hubert l'entraîna dans le couloir, Albérich se laissa guider.
" Frida dit que je dois... arrêter de... je ne sais même pas quoi. D'agir, je pense. Que... les gens sont en train d'imaginer qu'ils ne servent plus à rien et que je peux tout faire tout seul."
Il secoua la tête.
" Je ne comprends pas comment une idée aussi folle a pu germer dans leur esprit. Si nous étions quinze, je ne dis pas... mais moi tout seul ? Enfin... Ce qui est, est. Du coup, je ne vais pas sortir avec les groupes de recherche. Mais je ne sais pas ce que je peux faire...
— Calme-toi. C'est le contrecoup des derniers événements. Si tu leur laisses quelques jours...
— Quelques veilles, tu veux dire.
— Tu retrouveras ta place, Hubert, tu ne dois pas t'en faire.
— Je ne sais pas. Je pensais... je ne sais pas."
Albérich sourit.
" Tu auras toujours des choses à faire. Ne peux-tu pas... te contenter d'entraîner les gens pendant un moment ?"
Hubert eut un geste de mauvaise humeur.
" Sors avec moi. Chasser le mort-vivant. Personne n'a besoin de le savoir.
— Nous ne pouvons pas partir comme ça, Hubert, tu le sais bien. Ils ne peuvent pas nous contacter... et s'il arrive quoi que ce soit..."
Le paladin soupira.
" Prévenons juste Frida, alors. Ou bien je pars seul, si nous devons laisser un conseiller ici...
— Ce n'est pas raisonnable.
— Personne ne voudra sortir avec moi à part toi."
Albérich posa une main sur son épaule.
" Je sais que nous devons discuter du futur, et des rôles qui vont nous être dévolus. Je me pose beaucoup de questions, moi aussi. Et je te promets que nous prendrons, posément, le temps d'en parler... mais après le petit déjeuner, d'accord ?"
Hubert acquiesça.
" Je vais passer voir Giovanni. Je te retrouve ensuite."

[Taliesin]

Alors que le paladin se rendait au chevet d'un Giovanni toujours plongé dans un état aux allures de catatonie, Albérich gagnait la salle à manger, laquelle s'était considérablement vidée : la plupart des colons, déjà rassassiés, s'en étaient allés vaquer à leurs occupations. Ne restaient plus guère que ceux ayant assisté à sa cérémonie et que Frida, qui faisait durer le plaisir, l'air à la fois songeuse et fatiguée.

[Galathée]

Albérich se garda bien d'aller rejoindre Frida. Elle n'avait certainement pas envie de parler de choses sérieuses à une heure aussi matinale et sortait certainement d'une conversation un peu tendue avec Hubert. Il faudrait pourtant organiser un conseil dans la journée. Le futur avait grand besoin d'être dessiné, désormais : il fallait régler la question des Ithiliens, aviser pour la colonne, organiser des élections, et surtout prévoir leurs prochaines actions. Bref, même si la rôdeuse était allergique à leurs réunions — un comble, vu sa position — elle devrait bien s'y résoudre. Mais cela pouvait attendre l'après-midi, Albérich était tranquille, investi de son énergie divine, peu pressé d'en découdre.

[Taliesin]

La rôdeuse finit par se lever mais, loin de s'esquiver, elle se dirigea vers lui.
-Bon, j'ai discuté avec Hubert et comme je suis très mauvaise rhétoricienne, je crains de m'être très mal fait comprendre, dit-elle après l'avoir salué. Bref : les expéditions ne vont pas tarder à partir mais il a le temps de s'y joindre s'il le souhaite. Et s'il a d'autres projets, qu'il n'hésite pas : je pense qu'on peut désormais agir plus librement, du moment se montre prudent et qu'on s'informe les uns les autres. En tout cas, je vais rester ici ce matin, en ce qui me concerne.

[Galathée]

Albérich sourit doucement.
" Je ne crois pas qu'il va sortir ce matin. Tu ne dois pas t'en faire : lui et moi avons besoin d'envisager l'avenir et... autant avoir toutes les cartes en main. Nous allons peut-être sortir faire un tour, je ne sais pas. Tu peux peut-être juger de la nécessité de notre présence dans les groupes de recherche ? Sont-ils assez nombreux ? Enfin... J'imagine qu'on n'est jamais assez nombreux, pour ce genre de choses."

[Taliesin]

-Le nombre n'est vraiment pas un problème : nous avons un clerc, quatre paladins, des officiers, des éclaireurs et une foule de soldats qui rongeaient leur frein et attendant de pouvoir sortir et qui sont donc ravis d'avoir enfin l'opportunité de le faire utilement. Pour autant, il est toujours possible de faire plus de groupes ou des groupes plus gros... Bref, c'est comme vous le souhaitez. Mais on peut partir du principe que vous ne vous joignez pas aux opérations ce matin et faire le point vers midi.

[Galathée]

" Faisons ça. Il est possible que nous sortions, comme je le disais, cependant. Mais nous ne prendrons pas de risques... A mon avis, nous nous contenterons d'un tour au Temple de Lathandre, quelque chose comme ça."
Il la dévisagea.
" Pouvons-nous réunir le conseil en début d'après-midi ? Je crains que notre convalescence ne touche déjà à son terme."

[Taliesin]

-Hum, nos possibilités d'action sont encore limitées et les grandes décisions ne me sembles pas être pour tout de suite. Mais pas de problème, réunissons-nous après le repas.
Et sur ce, elle s'en alla, probablement pour donner le signal du départ aux expéditions de recherche.

[Galathée]

Albérich retrouva Hubert, comme prévu. Les nouvelles de Giovanni n'étaient pas bonnes, il s'en était douté. Même si sa santé ne se détériorait pas, il ne s'alimentait pas et finirait par mourir de faim. Mais il préférait ne pas en parler au paladin : c'était une fin atroce, et il n'était pas dit qu'ils ne parviendraient pas à quelque chose avant qu'il ne soit trop tard. Il l'espérait de tout coeur.
Il entraîna son ami vers le téléporteur et ils passèrent au Temple de Lathandre. Hubert avait emmené son épée, un peu par réflexe, une arme ordinaire cependant, car il ne se sentait plus en droit (ou en devoir) de porter la lame céleste. Albérich n'avait rien emporté, de son côté, mais il ne doutait pas de trouver le sanctuaire du dieu de l'aube absolument tranquille...

[Taliesin]

Il l'était.
Il s'avéra également plus magnifique que jamais, grâce à la lumière de l'astre diurne qui entrait à plein par les vitraux.
Difficile, ici, de se laisser gagner par l'inquiétude, d'imaginer que les difficultés quelles qu'elles soient ne trouveraient pas rapidement une solution...

[Galathée]

Ils marchèrent un moment, en silence, recueillis. Albérich se sentait transfiguré par la magnificence des lieux, bien que ce ne fut pas sa première visite. Le soleil, bien sûr, donnait une nouvelle dimension aux lieux, une allure fantastique, comme si la puissance de Lathandre trouvait subitement à s'incarner dans les murs, les vitraux, les ornements. Lui qui n'avait jamais été touché par l'esthétique, qui estimait que l'on pouvait tout aussi bien louer le seigneur du matin debout à l'extérieur, les pieds dans la rosée matinale, devait admettre que les Anciens avaient réussi quelque chose de stupéfiant.
Il se tourna finalement vers Hubert. Celui-ci lui jeta un regard en biais, lui sourit doucement, puis alla s'asseoir sur un banc. Albérich le rejoignit.
" Que vais-je faire ? demanda finalement le paladin. Frida dit que je dois rester en retrait, pour que les autres puissent à leur tour... agir. Que je peux intervenir dans les cas critiques... mais que sinon, j'ai joué mon rôle.
— Frida sortait de son lit.
— Frida est le reflet de ce que pensent les autres. Que j'ai pris trop de place, qu'ils ne trouvent plus la leur. Je n'ai jamais voulu remplacer Robert, être un demi-céleste, descendre aux Enfers...
— Je sais. Mais tu l'as fait, tout de même."
Il soupira.
" Je ne peux pas juste... rester à ne rien faire pour ne pas froisser les autres. Ce serait indigne. J'ai ces pouvoirs, je dois absolument les utiliser. Agir autrement serait gaspiller le don qui m'a été fait.
— Je crois que tu dois leur laisser quelques jours... Les événements se sont succédés... Ton aura s'est... embrasée, quelque part. Mais cela va retomber. Les gens vont reprendre leurs marques. Ils vont se souvenir de qui tu es sous le vernis chatoyant de tes hauts faits. Frida a raison : nous devons leur laisser jouer leur rôle à présent. Tu pourrais en profiter pour... je ne sais pas... te reposer ? Quand tu étais capitaine du Rayon, à Solarcis, tu ne participais pourtant pas aux interventions.
— Ah, c'était différent. Il y avait mille choses à régler en permanence. Et comme je te l'ai déjà dit... Ce n'est pas une période que j'ai envie de revivre. Je ne veux plus être un chevalier derrière un bureau ou sur un terrain d'entraînement. Cet endroit regorge de morts-vivants. J'ai des choses à faire."
Albérich acquiesça.
" Mais à long terme... Qui va me remplacer ? Personne. Etienne ne remontera jamais suffisamment la pente pour reprendre les forces armées en main. Guillermo se drape derrière son honneur blessé et son contrat interminable. Personne d'autre n'a l'étoffe du poste, et ils vont tous s'enfuir si je leur demande de me remplacer. Je vais me retrouver calé exactement à l'endroit que j'avais voulu fuir : capitaine, général, chef ! Bon sang, Albérich, je ne voulais plus être le chef. Je voulais monter au front et combattre. Et puis il a fallu que Robert meure ! Et que je me révèle... autre. Merde, des ailes vont me pousser, je ne pourrai même plus monter à cheval !"
Pendant une seconde, il noya son visage entre ses mains. Albérich lui massa l'articulation de l'épaule.
" Aie foi. Je ne crois pas que tu sois destiné à rester entre les murs d'une commanderie."
Hubert releva les yeux.
" Mais toi ? Qu'est-ce que tu imagines ? Devenir aubemestre, ici, reprendre une vie de temple ?
— Peut-être, oui. Mais peut-être que mon destin est plutôt de traverser la mer pour aller soutenir l'effort de guerre en Dorrandin.
— Quoi ?!"
Albérich sourit doucement.
" Tu l'as dit : il faut prendre la mesure du pouvoir qui est le nôtre. A l'heure où les forces du Bien luttent contre le Mal mélandien, notre place n'est-elle pas de l'autre côté de la mer ?"
Le paladin secoua la tête.
" Albérich... C'est excessif.
— Je ne sais pas. C'est sans doute trop tard, de toute façon. Mais je ne sais pas si c'est excessif."
Hubert soupira.
" Voilà ce que je te propose. Nous attendons que les choses se soient réglées ici. Ithiliens, retour de la colonne, élection d'un nouveau conseil. Puis nous partons, comme prévu. Jusqu'à Maleval. J'ai d'autres... étapes à proposer, aussi. Et nous prenons cette opportunité pour réfléchir à la suite, à notre aise, sans pression.
— Ah. Ce n'est pas possible, Albérich. Les gens vont vouloir que nous leur donnions des garanties. Moi-même... Je vais vouloir m'assurer que ce sceau est bien protégé. C'est juste... Je ne veux pas d'un nouveau carcan. J'ai besoin de vivre ma vocation..."
Le Luménien l'étreignit doucement, Hubert l'embrassa sur la tempe.
" Si tu redeviens aubemestre, nous ne pourrons jamais vivre ensemble, murmura-t-il soudain. Tu seras prisonnier des rythmes du temple, du réfectoire, tu auras des appartements de fonction...
— Rien de cela n'est défini, Hubert. Ce temple existe, mais pas la congrégation qui va y résider. Nous pourrions imaginer un temple-commanderie, par exemple.
— Il faudrait des espaces adéquats... une cour... des écuries...
— Et ça n'a rien d'impossible.
— C'est vrai."
Albérich sourit.
" Laisse tes officiers s'ériger en sauveurs à leur tour. Nous irons chasser le mort-vivant en catimini, comme tu l'as proposé. Si nous sommes nécessaires, qu'il reste de grosses poches de diables ou que les Ithiliens exigent une intervention plus musclée, Frida nous préviendra. Nous avons mené notre guerre et nous l'avons remportée. C'est important, si nous voulons pouvoir partir, que les membres de la communauté aient confiance en eux-mêmes pour affronter les défis du quotidien."
Hubert acquiesça, le serra contre son épaule.
" Merci, dit-il. J'y vois plus clair."
Le Luménien se leva et l'entraîna à sa suite, vers le couloir latéral.
" Visitons les lieux, puisque nous sommes ici. Je n'en avais vu qu'une toute petite partie, la dernière fois... et toi, rien du tout !"

[Taliesin]

Rien n'avait changé, dans le temple : il n'y avait pas plus de poussière ou de dégradations que lorsque le Luménien l'avait exploré pour la première fois. Et pourtant, il ne pouvait s'empêcher de le trouver plus beau, plus paisible. Plus galvanisant, aussi.
Peut-être parce que la faille était refermée, désormais. Peut-être parce qu'ils y avaient célébré une cérémonie, ce qui n'avait plus été accompli depuis des siècles.
En tout cas, l'impression était tenace.

[Galathée]

Hubert et Albérich remontèrent un premier couloir. La lumière les environnait de toutes parts, perçant à travers les puits de lumière et les vitraux et se reflétant sur les murs clairs pour chasser l’ombre.
« Je peux presque les entendre… les voir…
— Qui ça ?
— Les clercs et les novices.
— Cet endroit t’a ensorcelé…
— Sans doute. Je suis consentant. J’ai besoin d’un foyer. »
Il s’immobilisa, se tourna vers le paladin.
« N’es-tu touché en rien ?
— Pas autant que toi. »
Hubert sourit.
« Mais ne t’inquiète pas. Ça ne me fait pas peur. »
Albérich lui prit la main, l’entraîna plus avant. Ils poussèrent une porte qui donnait sur une salle vide, sans plus le moindre meuble, rectangulaire.
« Voilà qui est déconcertant, reconnut le Luménien.
— C’était peut-être un vestiaire : après tout, tous les textiles ont disparu. »
Le clerc rit et traversa la pièce pour aller ouvrir la porte du fond. Ils débouchèrent dans une vaste cour intérieure, bordée d’arcades couvertes, complètement enneigée. Un arbre se dressait en son centre, grande araignée de branches nues, le tronc large, probablement âgé de plusieurs siècles, si pas davantage. Albérich traversa l’esplanade, marquant la tapis immaculé et rutilant de son pas, jusqu’à poser la main contre l’arbre. Il y avait un banc en-dessous, mais la végétation l’avait englouti au fil des années.
« Un figuier, comme à Eredhun. » murmura le Luménien, d’un ton émerveillé.
Hubert ne put s’empêcher de rire.
« Cet endroit fait tout pour te capturer dans ses filets. Je ne vais même pas tenter de lutter. »
Albérich sourit puis s’écarta et traversa la cour jusqu’à l’arche d’une double-porte qui avait disparu. Le paladin le suivit et, ensemble, ils débouchèrent dans un nouvel espace, plus vaste, carré, entouré de murs. Au fond, un bâtiment bas, presque en ruines, s’ouvrait sur des alcôves alignées.
« Et voilà pour toi. » dit Albérich.
Des écuries, assurément. Hubert secoua la tête.
« Je dois reconnaître que… c’est troublant.
— Le temple de Lunaros est aussi une commanderie. Ce n’est pas si surprenant.
— C’est vrai. »
Le paladin marcha à son tour dans la neige, s’immobilisa au centre de l’esplanade. Albérich vint jusqu’à lui, s’appuya contre son épaule. Hubert avait levé le visage vers le soleil et fermé les yeux.
« Tu les vois ?
— Pas distinctement.
— Ça viendra. »

[Taliesin]

Le ciel était d'un bleu limpide, sans la moindre tâche.
Contrepartie : il faisait très froid.
Mais ce n'était pas le même froid que lorsque la cité avait été recouverte de sa gangue d'obscurité. Celui-ci était vif, vivifiant.
Vivant.

[Galathée]

Ils demeurèrent un instant immobiles au milieu de la cour, avant qu'Hubert ne reprenne ses esprits et aille jusqu'aux stalles écroulées. La structure paraissait solide, encore, mais il y avait des travaux à faire.
" Quarante-deux, dit-il finalement. C'est honnête, pour une troupe d'élite. Installer les paladins lathandrites ici signifierait cependant investir un autre endroit pour les chevaliers du sceau.
— Les chevaliers du sceau ?
— Ceux qui veilleront sur son intégrité. Nous avons besoin d'une structure oecuménique. Je ne sais pas bien comment on pourra l'imaginer. Peut-être suffira-t-il d'un bâtiment, et chaque commanderie, chaque temple, y dépêchera quelques personnes. Quelque chose comme ça. Je dois y réfléchir avec les autres paladins, les chevaliers... avec tout le monde en fait.
— C'est une organisation qui devrait être créée par le conseil... ou même par l'Assemblée.
— Sans doute, oui.
— Nous trouverons."
Hubert acquiesça puis se retourna et se fendit d'un sourire.
" Puisque nous allons habiter ici, cherchons donc nos appartements !"
Ils se choisirent une porte au hasard dans la muraille et regagnèrent le temple. Ils ne tardèrent pas à découvrir une cage d'escaliers monumentale, coiffée d'un puits de lumière de verre jaune, rose et bleu, figurant le soleil, dont le dessin s'étendait, étonnamment précis, sur le sol.
" Félix, on ne descend pas sur la rampe ! dit Albérich d'un ton mutin, et Hubert leva les yeux au ciel.
— Arrête avec tes fantômes !
— Ce sont des fantômes du futur ! J'ai le droit !"
Ils aboutirent sur un palier d'où partait un couloir circulaire puis plusieurs autres, rectilignes, dans le prolongement des rayons du soleil.
" Les appartements de l'aubemestre sont fatalement à l'est." dit Albérich en entraînant Hubert dans cette direction.
Des mosaïques fantastiques couvraient les murs, à peine poussiéreuses, largement intactes. De nombreuses portes s'ouvraient à intervalles réguliers, signes qu'ils avaient atteint une zone de couchage. Il restait des lits dans certaines pièces, les traces d'un dortoir ou de cellules individuelles, mais bien sûr aucun matelas. Enfin, en bout de couloir, ils découvrirent une porte de bois clair qui avait survécu au passage du temps, sur laquelle était simplement gravé un soleil émergeant du sommet d'une colline. Bien que la représentation soit étonnamment dépouillée, elle paraissait imbue d'un sortilège qui donnait l'impression que l'astre était vivant, en mouvement, brûlant.
Albérich posa la main dessus et donna une légère poussée : elle s'ouvrit et révéla les appartements qu'ils cherchaient.
Ils étaient composés de trois pièces toutes tournées vers l'est, et sans doute situées sur la gauche de la nef. Les fenêtres étaient immenses, les draperies les masquant avaient disparu, et débouchaient sur des balcons. La première salle, vaste et accueillante, contenait plusieurs fauteuils et une table basse, c'était sans doute le salon de réception. Un âtre de belle taille occupait le mur nord.
" Adopté." dit Hubert, en se chauffant à un feu imaginaire.
La pièce suivante était le bureau, avec sa table de bois sombre, usée, et les étagères où bien des parchemins s'étaient réduits en poussière.
La dernière était la chambre, comme en attestait la présence des vestiges d'un lit.
" Dommage, je l'aurais bien testé." remarqua le paladin, dont l'humeur s'était allégée.
Albérich rit doucement.
" Mais où allons-nous mettre ta sellerie ambulante ?
— Ne te moque pas, Albérich. Ou il t'en cuira.
— Ah oui ?"
Le paladin l'attrapa par le bras, puis la nuque, et le plaqua contre le mur pour l'embrasser.
" Je n'ai pas besoin d'un matelas pour étrenner les lieux, lui souffla-t-il à l'oreille.
— Le contraire m'eut surpris." rétorqua le clerc, en glissant les mains sous la tunique du paladin.
Hubert l’embrassa tout en se pressant contre lui, cherchant d’une main à sa ceinture pour lui baisser les chausses. Albérich gémit quand sa paume effleura son sexe avant de lui saisir une fesse. Le paladin était déjà embrasé, lui-même peinait à contrôler son souffle. Il eut une pensée pour l’immense fenêtre qui les dévoilait au monde extérieur, un monde dépeuplé pour l’heure, une ville déserte, qui retrouverait bientôt vie, avec la bénédiction de Lathandre. La bouche d’Hubert chercha sa gorge, son épaule nue, il sentit sa chemise glisser au sol. Le corps rayonnant du paladin épousa le sien tout entier, contraste électrisant avec le mur glacial derrière lui. Albérich lui saisit les épaules, perçut sa tension quand il posa les mains sur les légères boursouflures qui préfiguraient des ailes, avant de replier les bras dans le creux de ses reins.
Une fois encore, le monde cessa d’exister autour d’eux. Albérich se laissa emporter par les vibrations de son corps, son désir, celui de son amant, dont les gestes se faisaient impérieux, tendres, pressants, nécessaires, ou tout à la fois.
Hubert le fit tourner, il appuya le front sur le mur, les coudes, recula les hanches, sans réfléchir à rien.
La lumière s’intensifia, tout autour et en lui. Pour la première fois, il libéra sa voix, car ils étaient seuls dans ce temple magnifique, personne ne pouvait les entendre ou les surprendre, ils avaient l’espace de s’aimer sans limites.
Hubert gronda comme un volcan, puis le serra fébrilement dans ses bras, lui couvrant le cou et le visage de baisers. Albérich frémit plusieurs fois, sans pouvoir s’en prémunir, chercha à reprendre le contrôle de sa respiration, de son cœur, répondit aux lèvres du paladin, puis l’écarta un rien pour le regarder dans les yeux.
Il avait les yeux bleus les plus magnifiques qu’Albérich ait jamais contemplés, mais il était biaisé, ivre, amoureux, et il aurait voulu s’y perdre encore toute une vie. Hubert paraissait enfiévré, le regard trouble et ne se laissa pas écarter de ses lèvres très longtemps. Ils s’étreignirent comme s’ils voulaient se fondre l’un dans l’autre, jusqu’à en avoir mal, à leur couper le souffle, avant de se détacher.
Albérich contempla le gâchis de leurs vêtements en tas froissé dans la poussière avec un léger sourire. Hubert marcha, complètement nu, jusqu’à la fenêtre. Le Luménien l’observa dans la lumière, la courbe sèche de sa hanche, ses épaules larges habituées au port de l’armure, ces marques rouges, désormais un peu en relief, qui lui barraient les omoplates, la légère cambrure de son dos, sa chevelure rousse, désordonnée, qui avait besoin d’un coup de ciseaux, après toutes ces veilles chahutées, et il se sentit ému.
Tant de lumière après la noirceur absolue des Enfers.
Il était béni, il n’y avait pas d’autre mot.
Hubert se retourna et lui sourit.
« Vous avez bonne mine, messire Megrall. »
Le clerc abandonna leurs nippes à leur triste destin et vint le rejoindre. Hubert passa un bras autour de ses épaules, l’embrassa sur la tempe, avant de contempler à nouveau la rue en contrebas, les bâtiments voisins, Clairétoile.
« Giovanni aimerait le spectacle, remarqua Hubert.
— Lequel ? La ville ou nos fesses ?
— Les deux sans doute. »
Un soupir s’échappa de la poitrine du paladin. Quelque chose d'invisible se déchira.
« Il va s’en sortir, Hubert. Thibault l’emmènera à Eredhun si nous ne parvenons pas à l’arracher à sa catatonie dans les prochains jours.
— Il mourra avant Eredhun. Il ne s’alimente pas. Même si on parvient à l’abreuver, un rien, cela ne suffira pas.
— Nous pouvons contacter quelqu’un qui sait se téléporter. Nous trouverons une solution. Aie foi.
— Il ne mérite pas ce qui lui arrive. Il a été courageux… incroyablement courageux. Sans lui, nous n’y serions jamais parvenus. Et maintenant… il gît. »
Il secoua la tête.
« Tout ça est terriblement injuste. »
Il serra le clerc plus fort contre lui, et Albérich eut l’impression de sentir sa culpabilité suinter dans l’air.
« Je m’étais juré de le protéger et j’ai échoué. Je sais que je ne pouvais rien contre cette chose… mais néanmoins… Je lui avais promis.
— Il va s’en sortir, Hubert. »
Le paladin acquiesça, mais leur moment de lumière s’était estompé et Albérich eut soudain froid. Il s’arracha à l’étreinte de son amant, Hubert n’essaya pas de le retenir. Ils se rhabillèrent en silence, puis retraversèrent la chambre, le bureau, le petit salon et gagnèrent le couloir.
« Je suis désolé, j'ai tout gâché, murmura le paladin, finalement.
— Ne dis pas n'importe quoi, dit le clerc en lui prenant la main. Nous partagerons la lumière et l’ombre, je ne voudrais pas qu’il en soit autrement. »
Ils se dévisagèrent, Hubert le prit un instant dans ses bras, bref, avant de le relâcher, et ils repartirent vers la nef. Il était temps de rentrer et de reprendre leur place, en retrait, dans la marche de la communauté.

[Taliesin]

Lorsqu'ils regagnèrent le palais, midi était passé depuis un petit moment et une bonne partie des colons étaient donc réunis dans la salle à manger, se sustentant avec appétit et dans une atmosphère joyeuse. Les expéditions du matin ne semblaient pas être encore revenues et, au nombre des absents, on comptait également Thibault. Pour le reste, personne ne manquait à l'appel.

[Galathée]

Albérich et Hubert se séparèrent sur le seuil de la pièce, bien décidés à aller manger l'un avec les érudits, l'autre avec les militaires. Le Luménien espérait pouvoir interroger Daniel et Marthe sur l'avancée de leurs recherches concernant les pouvoirs curatifs des gemmes. Le paladin, lui, s'était résigné à passer l'après-midi dans la salle d'entraînement.

[Taliesin]

Résigné, peut-être. Mais il n'était pas impossible qu'il finisse par changer d'avis, à force de se voir demander s'il sortirait cet après-midi-là : toutes les personnes à sa table, qui avaient grand hâte de participer aux expéditions à venir, lui posèrent en effet la question.
Quant à Albérich, il apprit que les recherches n'avaient absolument rien donné d'encourageant concernant Giovanni : oui, on pouvait utiliser la magie des gemmes dans une optique curative, mais cela ne semblait s'appliquer qu'aux blessures physiques, voire à la résurrection, et non à ce qui touchait à l'âme ou à l'esprit...

[Galathée]

Mais Hubert expliqua qu'il se sentait encore un peu faible, qu'il avait besoin de se ressourcer, qu'il n'était pas certain qu'il soit très bon pour lui de sortir aussi rapidement. Des balivernes, mais il espérait ainsi faire ce que Frida lui avait demandé : donner de l'espace à des gens qualifiés et capables, qui n'avaient nullement besoin de lui pour mener leur mission à bien.
Albérich, de son côté, se promit d'aller voir le barde après le conseil. Il n'espérait pas réussir là où les autres avaient échoué, mais il voulait se faire son idée, simplement. Il ne voyait pas bien ce qu'il aurait pu faire, pratiquement. Il se demandait ce qu'il était advenu de l'esprit du barde : était-il simplement trop choqué pour revenir à la conscience ou bien avait-il réellement abandonné son âme dans les Enfers, prisonnière d'un sinistre sortilège... Les spécialistes d'Eredhun le sauraient, sans doute.

[Taliesin]

Le repas terminé, ils gagnèrent donc la salle du Conseil ou Frida ne tarda pas à les rejoindre.
-Lex expéditions ne devraient plus tarder à rentrer, fit-elle. Dès que ce sera le cas, nous pourrons envoyer les suivantes.
Pour Albérich, elle refit le bilan de celles qui s'étaient prolongées une partie de la nuit. Puis elle se tut, n'ayant manifestement pas d'autre point à aborder.

[Galathée]

" A part ces Ithiliens morts, vous n'en avez vu aucun ? demanda le Luménien. Ne pas savoir ce qu'ils ont derrière la tête me semble réellement problématique."
Hubert croisa les bras.
" Avez-vous posé des questions à ce sujet à ceux qui ont été libérés les derniers ? Ils ont peut-être entendu quelque chose..."

[Taliesin]

Frida secoua la tête.
-Non. Les derniers temps, les Ithiliens se souciaient soit de faciliter la tâche aux diables, pour ceux qui étaient possédés, soit de survivre, pour ceux qui ne l'étaient pas. Quant à leurs plans au cas où la menace serait écartée... Aucun des nôtres n'en sait rien. Ils ont simplement pu nous parler de l'ambiance au sein de la forteresse, du fait que certains s'offusquaient des mauvais traitements qu'on infligeait aux prisonniers et se voyaient dès lors disgracies, écartés...

[Galathée]

" Je pensais davantage aux prisonniers du fort... Ceux qui ont été bien traités ces derniers jours." dit Hubert.
Il se tourna vers Albérich.
" Nous pourrions utiliser les deux derniers qu'il nous reste. En envoyer un comme ambassadeur... Promettre la libération du second en échange de son retour avec des informations... A présent qu'ils sont décimés, nous pouvons négocier avec eux... Enfin, pas moi, bien sûr, mais Marthe."

[Taliesin]

-Les Ithiliens du fort faisaient partie des disgraciés, répondit-elle à Hubert. Comme ceux, apparemment, qui ont... séjourné ici. Ils n'ont en tout cas rien dit de leurs intentions.
Puis, à Albérich :
-Je ne sais pas s'il est humainement possible de négocier avec un Ithilien. Mais rien n'empêche de tenter le coup.

[Galathée]

" A minima, connaître leurs intentions... Si nous allons être assiégés prochainement... Nous devons le savoir. Antelucas est toujours en pourparlers avec le Prince, mais si nous pouvons éviter une escalade et une implication plus franche de nos alliés du sud... Ce serait mieux pour notre indépendance."
Il passa une main dans ses cheveux, pinça les lèvres.
" Je dois dire que fonder une cité appelée à être sans cesse convoitée par Ithilion ne me transborde pas de joie. On peut les repérer à leur accent, mais ils ont aussi leurs espions et leurs traîtres... Je ne vois pas bien, pratiquement, comment nous allons nous en prémunir. Le Prince est un homme fier : il pourrait ne pas du tout apprécier que son cousin ait été mis en déroute — quoi qu'il soit advenu de lui, je n'en sais rien, en réalité."

[Taliesin]

-Il appréciera encore moins si le duc agissait sous ses ordres... Cependant, que ça lui plaise ou non, il ne pourra pas tenter quelque chose de trop ouvert contre nous : Marthe en parlerait mieux que moi mais il me semble que si une cité en attaque une autre, c'est une infraction à la charte hélonnienne qui peut entraîner une coalition contre les coupables... Bref, je le vois mal prendre ce risque. Le tout est de procéder rapidement à la fondation officielle de notre ville et d'obtenir la reconnaissance de la capitale.