La Couronne de Cuivre

" Pour faire cela... Nous avons quand même besoin de sécuriser nos accès, de récupérer la forteresse, de bouter les derniers Ithiliens dehors. Sans quoi, rien ne les empêche de fonder leur ville avant nous, et nous serons alors, effectivement, les envahisseurs."
Il secoua la tête.
" Quels que soient les risques pour le Prince, il va faire des vagues. Même s'il ne nous attaque pas, il va nous en menacer. C'est nécessaire pour sa crédibilité auprès de son peuple : il doit s'ériger en bravache qui ne craint pas le pouvoir luménien. Nous en entendrons encore parler, il va falloir nous faire une raison."

-Tous les villages, tous les bourgs, toutes les villes qui avoisinent les frontières ithiliennes entendant constamment parler du prince. elles s'en tirent néanmins, ne font pas l'objet d'attaques constantes... Bref, je pense que nous pouvons nous en tirer. De toute façon, si nous renonçons, Ithilion s'empressera de s'installer ici, récupérera tout ce que renferme la cité et l'utilisera à mauvais escient. J'aime autant que cela n'arrive pas.

" Oh mais je n'ai jamais sous-entendu que nous devions partir, dit Albérich. Mais je pense qu'il ne faut pas nous leurrer, c'est tout, et que cette menace doit faire partie de nos réflexions. Nous sommes autrement plus attractifs qu'un village des Landes, et même si une partie de la rhétorique du prince n'est rien d'autre, de l'esbroufe, c'est quelqu'un qui n'a pas beaucoup de limites, il faut en rester conscient. Bref, je ne veux pas plomber le débat et je ne parle pas de partir. Mais nous allons avoir besoin d'alliances fermes et explicites. En ménageant notre indépendance, bien sûr. Mais ce ne sont pas des choses que nous pourrons régler par communication magique, en restant derrière nos murs."

-C'était plus ou moins prévu : même si nous n'avions pas imaginé que la pression serait d'emblée si forte, nous avions tenu compte de la proximité d'Ithilion, de la nécessité, aussi, de disposer de sources de ravitaillement jusqu'à ce que nous soyons autosuffisants et donc envisagé des alliances. Mais c'est sûr que nous les voyions surtout locales et qu'avec Luménis, nous n'avions songé qu'à ce que font la plupart des autres cités, à savoir la reconnaissance de son rôle de capitale.

" Et de ses lois, ajouta Albérich. Luménis ne se déplace pas souvent, mais il existe quand même un certain nombre d'interdits que nous devons respecter en nous mettant sous sa juridiction."
Il eut un sourire apaisant.
" Rien que nous n'aurions adopté de toute façon. Mais Correliah, Lunaros et Solarcis sont probablement nos alliés naturels, effectivement. Beaucoup plus qu'Antelucas, malgré les liens entre le projet original et cette cité."

-N'écarte quand même pas trop vite Antelucas. D'abord, il y a cette histoire de dettes à rembourser : certes, c'est officiellement de la banque Lestival que nous sommes les débiteurs mais... il y a quand même des liens. Ensuite, puisqu'ils se démènent sur la scène diplomatique afin de nous protéger, ne leur témoigner aucune reconnaissance et ne pas réfléchir à l'établissement de liens privilégiés... Ils pourraient mal le prendre.

" Oh, mais je ne parlais pas non plus de couper tout lien avec Antelucas !" se défendit le Luménien.
Décidément, il se montrait trop catégorique.
" Je pense simplement que les cités les plus proches sont psychologiquement plus à même d'inquiéter le Prince. Je suis bien placé pour savoir qu'il cherche à établir une route commerciale avec Solarcis, par exemple. Il n'a donc aucun intérêt à froisser Béranger... De la même manière, Correliah demeure son seul lien avec le sud... S'il devait y avoir un embargo, il serait en difficulté. Bref, je ne néglige en rien l'alliance avec Antelucas... et la dette que nous avons envers eux... mais courtiser le soutien de nos voisins les plus proches me semble plus directement efficace.
— Si Béranger accepte de nous aider. Je ne suis pas certain qu'il nous a à la bonne." murmura Hubert.
Albérich sourit.
" Nous nous arrangerons. Il est lathandrite. Officiellement, nous nous sommes quittés en bons termes. C'est finalement juste sur toi qu'il est fâché. Et cet endroit est l'assurance que je ne reviendrai pas l'embêter."

-Je pense qu'on est globalement d'accord sur le plan diplomatique. Il faut juste savoir que Louis avait déjà pris contact avec plusieurs cités des environs : même s'il a trahi depuis, il semble qu'il ait alors bien fait les chose que que cela nous fournisse donc une base intéressante. Les comptes-rendus de ces discussions ont sans doute brûlé en même temps que le reste de nos documents mais de ce que je m'en souviens, c'était positif et, au moins, ces villes nous connaissent.

" Il faut juste espérer qu'il n'a rien promis qui impliquait les Ithiliens..." dit Hubert.
Albérich secoua la tête.
" Non, il n'en a sûrement pas parlé. Honnêtement, je ne comprends toujours pas ce qui lui est passé par la tête... J'imagine qu'il a été contacté plus tardivement, même si cela n'explique pas la défection de Lothar. Mais aucune cité côtière, même de maigre importance, n'aurait donné son accord à une alliance avec une colonie sous la coupe d'Ithilion. Les gens ne sont pas fous. Le général Maelwedd est rancunier.
— Oh oui." souffla Hubert.

-Charmant, ce monsieur. Parfait pour tenir tête au prince, sans doute, mais... On se demande un peu ce qu'il fait à la tête de Luménis.
Elle haussa les épaules.
-Bon, mais voyez-vous autre chose à aborder ?

Albérich n'aimait pas le général, mais s'il pouvait empêcher Ithilion d'essaimer sur sa seule réputation, c'était bon à prendre, quoi qu'en pense Frida.
" Oui. C'est sans doute prématuré, mais... Je me demandais si... nous imaginions tenter de réinvestir la forteresse. Je sais que ce palais est extrêmement confortable, mais symboliquement... récupérer ce qui nous a été ravi par traîtrise pourrait être un signe fort de nos intentions."
Il pinça les lèvres.
" Pragmatiquement, aussi, nous y avons subi beaucoup de pertes... Je ne sais pas ce que les Ithiliens ont fait des corps, mais... s'ils ne les ont pas brûlés... Il me semblerait digne d'essayer de les récupérer pour leur offrir des obsèques dans les règles."

Frida acquiesça.
-Je suis bien d'accord. Le problème c'est que nous avons tout lieu de croire que les Ithiliens l'ont réintégrée. Par conséquent, pouvoir le faire à notre tour devra attendre qu'ils s'en aillent ou... que nous les en chassions.

" Et nous en revenons à la nécessité de connaître leurs intentions." dit Albérich en croisant les bras.
Hubert acquiesça.
" Et le plus tôt, le mieux. Ils pourraient attendre des renforts, et dans ce cas... Nous devons les bouter hors de la ville tant que c'est encore possible. Je peux aller parler avec nos prisonniers après le conseil et en faire sortir un. Le téléporter tout de suite dans la forteresse me semble risqué, mais si je le dépose non loin, il se débrouillera.
— Ce n'est pas sûr qu'il reviendra, même pour son collègue. La vie d'un homme ne compte pas beaucoup, dans leur culture.
— Sauf qu'ils n'ont pas de réelle raison de refuser de communiquer avec nous, si ?
— Oh si. Nous n'en sommes pas dignes. Blablabla."

-Sans compter que, de leur point de vue, nous serions tout à fait capables... de capturer à nouveau l'homme s'il revient.
Nouveau haussement d'épaules.
-Dans le même temps, il faut bien tenter le coup. Et s'ils refusent de communiquer, nous devrons nous résoudre à les éliminer.

" Et même s'ils communiquent... murmura Albérich. Il y a peu de chances qu'ils se retirent en nous souhaitant un joyeux établissement."
Il poussa un bref soupir.
" Bon. Restons-en là. Hubert, tu t'en occupes, moi je vais aller voir Giovanni. Si son état n'évolue pas rapidement, je pense qu'il faudra l'envoyer à Eredhun. Thibault est volontaire pour l'y emmener. Il doit connaître des gens susceptibles de se téléporter jusqu'ici pour l'embarquer sans perdre du temps à voyager. J'imagine que de ton côté, tu vas sortir, cet après-midi, Frida ?"

Elle opina du chef.
-Oui, je songeais à me joindre à l'une ou l'autre des expéditions. Cependant, si vous le jugez nécessaire, je peux me contenter d'une excursion au fort, où il est facile de me trouver, voire de tout simplement rester au palais...

" Non, il n'y a aucune nécessité, dit Albérich,tout en quêtant l'approbation d'Hubert, qui acquiesça également. Ramenez-nous un maximum de gens."
Il sourit.
" Est-ce que vous avez pu communiquer le nom des rescapés d'hier nuit à quelqu'un ? Je dois dire que... je ne me suis plus penché sur les listes du recensement ces derniers temps. Or je pense critique de savoir exactement ce qu'il est advenu de chacun d'entre nous. C'est un devoir."

-Tu peux être tranquille de ce côté-là : les noms ont été rapportés à Marcus qui tient les listes parfaitement à jour.
Elle sourit.
-Sacrément efficace, ce Marcus. Pas étonnant que tu l'aies autrefois choisi comme intendant;

" Il n'était pas du tout intendant à l'époque. Et probablement pas du tout efficace dans ce genre de domaines, dit Albérich avec un sourire. Mais il avait du potentiel... Et nous avions une bonne dynamique. Et il méritait des responsabilités. Mais il a un goût en vins absolument dramatique. Ne jamais jamais jamais le laisser choisir la bouteille pour fêter une occasion. Entre nous."
Il fit mine de se lever.
" Mais mettons-nous au travail."

Ainsi le conseil prit-il fin.
Comme il l'avait annoncé, Albérich gagna la chambre où reposait Giovanni. Et comme Hubert - et sans doute d'autres - avant lui, il constata que rien n'avait changé. Le barde était vivant, il avait même les yeux grands ouverts mais c'était comme s'ils ne voyaient rien, comme si rien ne les habitait.

Par acquis de conscience, Albérich l'enveloppa d'une guérison suprême. Cela ne servirait à rien pour son âme, mais cela retarderait un temps les effets de la sous-alimentation. Il se demanda s'il dormait. Il avait entendu parler de ces gens qui, après un accident grave, restaient dans des états entre vie et mort, figés, inertes, et pourtant vivants. Cependant, dans ces cas, les soins d'un clerc puissant étaient suffisants pour ramener les gens à la conscience. Ici, c'était un tout autre problème, et il n'avait aucune connaissance d'un rituel propre à aller récupérer l'âme de Giovanni là où elle s'était perdue. Il songea que soigner Giovanni les obligerait à révéler ce qui s'était produit. Il espérait que les prêtres que Thibault avait en tête étaient soumis à une sorte de code de confidentialité.
Il se leva ensuite et regagna la bibliothèque, bien décidé à épuiser toutes les informations à leur portée... Il faudrait qu'il parle au Sunite, plus tard.

De son côté, Hubert avait gagné la cellule de leurs captifs...
...et constaté que que leur état d'esprit n'avait pas le moins du monde évolué.
Toujours la même hostilité contenue, toujours le même mutisme...
S'il voulait que l'un d'eux joue le rôle décidé par le Conseil, nul doute qu'il faudrait l'y contraindre...

Hubert n'y alla pas par quatre chemins.
" Je ne sais pas ce dont vous êtes au courant, alors je récapitule. Nous avons éliminé la menace qui avait désorganisé votre invasion. Je crois que beaucoup des vôtres sont morts, je ne sais pas exactement, mais une partie est vivante. Nous avons besoin de savoir quelles sont les intentions de ceux qui restent. Je sais, vous ne voulez pas trahir, blablabla, mais ce n'est pas ce que nous attendons de vous. Nous voulons dialoguer avec vos chefs. Pour ce faire, je vais en libérer un des deux, vous pouvez choisir. Vos troupes sont toujours dans la forteresse. Je libérerai le deuxième quand le premier reviendra avec des informations. Je ne vous demande pas, une fois encore, de nous ramener des informations secrètes. Je vous demande de servir d'émissaire. Cela n'a rien de scandaleux."

Ils s'entreregardèrent.
-Servir d'émissaire à des envahisseurs, c'est de la trahison, fit le plus âgé.
-Et nos chefs vous diront jamais leurs intentions : ça aussi, ce serait de la trahison, ajouta le plus jeune. Je vois pas ce qu'ils pourraient vous dire sans que c'en soit.

" Ça s'appelle des négociations, normalement." dit le paladin.
Il poussa un bref soupir.
" Mais si vous laissiez vos chefs en décider, d'accord ? S'ils ne veulent pas nous parler, alors... celui qui sert d'émissaire n'aura qu'à revenir pour nous signifier leur refus de dialoguer, et je libérerai quand même le second."

-On négocie pas avec les envahisseurs : on les élimine, grommela le plus âgé. Et la parole d'un envahisseur ne vaut rien.
-C'est sûr, soupira le plus jeune. Mais en même temps, on peut pas l'empêcher de nous amener à la forteresse.
-On peut toujours essayer.
-Mouais.

" Oh, j'ai jamais dit que je vous emmènerais jusque là ! s'exclama le paladin. Je vais vous déposer quelque part en ville et vous vous débrouillerez. Je suis pas votre mère, non plus."
Il soupira.
" Bon, qui y va ? Le vieux ? Le jeune ? Ça m'est égal."

Les captifs s'entreregardèrent.
-Si vous croyez qu'on va vous aider en choisissant... fit l'aîné.
-Désolé, je crois que ça serait de la trahison, dit le cadet.
-Être désolé envers un envahisseur, c'est sans doute de la traîtrise aussi.
-Ah. Hum.

" Bon, allez, le jeune, debout. Et ne m'oblige pas à t'assommer, je fais ça bien."
Rien que pour son moral, se débarrasser de ces deux-là semblait urgent. Dès que l'Ithilien serait prêt, il l'emmènerait au dehors, le ferait détacher et ils gagneraient ensuite le téléporteur. Il se procurerait une épée en route : il n'avait pas l'intention de laisser le soldat livré à lui-même dans une ville pleine de goules.

L'Ithilien, qui semblait tout sauf ravi d'avoir été choisi - peut-être craignait-il que cela lui attire de sérieux ennuis - s'abstint cependant de commettre le moindre acte irréfléchi : au contraire, il se montra particulièrement docile. En revanche, Hubert nota qu'il observait avec attention tout ce qui lui tombait sous les yeux.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue