La Couronne de Cuivre

Lorsque tout le monde se fut équipé - beaucoup avaient opté pour l'épée et le bouclier, mais on trouvait aussi des amateurs de haches, de lames à deux mains et même de lances -, Roland annonça que, comme de coutume, ils devaient constituer des binômes et, comme de coutume encore, ne pas choisir de partenaire avec qui ils avaient combattu au cours des deux jours précédents. Les conversations se multiplièrent alors au sein du groupe et, avant qu'Albérich ait pu faire un choix, Gustave s'approcha de lui, hésitant.
-Ça vous dirait pas de croiser le fer avec une vieille connaissance ? s'enquit-il. Non qu'j'ai jamais eu en tête l'idée de vous faire du mal, vous y trompez pas : c'est tout l'contraire ! Mais j'trouve ça tellement... incroyable, quoi, que je me dis que ... rien qu'pour le côté coïncidence improbable...

Albérich était en train de se demander comment diable on pouvait bien affronter une lance à la masse quand Gustave vint à sa rencontre. Le Luménien lui sourit amicalement.
" C'est avec plaisir que je me mesurerai à vous, Gus." dit-il en l'invitant à rejoindre un endroit propice à leurs exercices.
Il avait du mal à croire que cette frêle carcasse puisse abriter un combattant prometteur, mais il savait aussi qu'il ne fallait pas se fier aux apparences. Il se promit d'essayer de ne pas retenir ses coups.

La chose ne s'avéra pas aussi difficile qu'il aurait pu le croire. Sous ses airs inoffensifs, Gustave cachait en effet une adresse, une rapidité et une endurance déconcertantes. De la force, aussi : le Luménien la ressentit assez rudement sitôt que les premiers coups martelèrent son bouclier. Le seul défaut de l'ancien tavernier était son côté hésitant : parfois, il tardait trop à s'engouffrer dans une ouverture, si bien qu'elle s'était refermée alors même qu'il se décidait enfin à en profiter. C'est d'ailleurs sur ce point qu'intervint Roland à chaque fois qu'il vint observer leur binôme : il l'encouragea à moins tergiverser, à saisir les opportunités sitôt qu'elles se présentaient, le tout dit sans brusquerie aucune mais, au contraire, sur un ton tranquille, encourageant. Quant à Albérich, l'instructeur ne lui fit qu'une unique remarque : si veiller à protéger son flanc droit était une bonne chose, puisqu'il s'agissait de sa principale faiblesse, ce n'était pas une raison pour qu'il oublie le reste... Il ajouta cependant que cela viendrait naturellement, sitôt que défendre son côté le plus vulnérable serait devenu une habitude.
Au bout d'une heure pour le moins épuisante, l'homme annonça à ses élèves que l'entraînement était terminé, qu'il était content de ce qu'ils avaient fait, et qu'ils pouvaient à présent profiter d'un repos bien mérité.

Albérich n'avait aucune intention de se reposer. Même si l'entraînement avait été intense, même si Gustave était plus doué qu'il n'y paraissait, il avait combattu Hubert chaque jour depuis des veilles et, finalement, cette petite séance d'exercices quotidiens était presque une formalité. Il salua et remercia son partenaire et son instructeur, puis fila vers la mer et l'impératif nettoyage post-désastre. Il fit un arrêt par la tente pour y attraper des vêtements de rechange puis affronta l'eau froide sans plus tergiverser. Elle était aussi glaciale que l'hiver le promettait et un moment, debout dans l'océan, il fut frappé de réaliser qu'il avait quitté Solarcis dix jours plus tôt, seulement. Dix jours. La vie s'était intégralement métamorphosée, depuis ; tous les acquis, les routines, les lieux, les projets, les gens, les tâches... Il restait Hubert. Et ce n'était pas rien.
Il coupa court à ses réflexions, se sécha et se rhabilla rapidement, puis rejoignit la tente de Dame Marthe, revigoré et surtout propre.

On aurait pu croire que la juge n'avait pas quitté la tente de la matinée, car on ne voyait sur elle aucun signe des exercices auxquels elle avait dû se plier, et ses traits légèrement tirés auraient pu être attribuée, tout simplement, à un travail tardif la nuit précédente. Seul indice, peut-être, qu'elle ressentait le besoin de se requinquer : sur sa table trônaient une théière fumante et des petits gâteaux. Quoique la présence de deux tasse laissait spontanément penser à une courtoisie envers son visiteur... C'était sans doute le cas, d'ailleurs.
-Ah, vous avez survécu, fit-elle, esquissant un sourire. J'en suis heureuse, même si je ne me suis pas vraiment inquiétée... Comment avez-vous trouvé le supplice ?

" Supportable, je suppose, dit Albérich en prenant place. Mais ne me posez pas la question demain matin, je ne suis pas certain que la réponse sera la même. Cela dit, Roland est un homme très patient, il faut le reconnaître."
Il sourit. Cela signifiait malheureusement qu'il lui faudrait, chaque jour, puiser en lui-même pour trouver la motivation de se battre. Ce n'était pas gagné.
" Mais je ne suis pas mécontent de passer — enfin ! — aux choses sérieuses." ajouta-t-il avec humour.

-Après l'effort, le réconfort, comme l'on dit. Enfin, en voyant les monceaux de parchemins dans lesquels nous aimons à nous plongers, certains nous jugeraient masochistes, mais... On ne se refait pas !
Elle lui servit une tasse de thé puis lui désigna les biscuits.
-Servez-vous : le boulanger vient de les sortir du four, ils sont encore tout chauds.
Elle but une gorgée, sourit à nouveau.
-Petite question d'organisation... Cela vous convient-il que nous travaillions à la même table, ou préférez-vous disposer d'un espace bien à vous ?

Albérich se servit bien volontiers, l'exercice lui avait ouvert l'appétit.
" Honnêtement... Je ne saurais pas répondre à cette question sans savoir ce que vous avez l'intention de me faire faire... fit-il, embarrassé. Je n'ai aucune idée d'où vous en êtes, des urgences ou des difficultés... Peut-être devriez-vous commencer par là et m'exposer la situation."

-En premier lieu, il faut savoir qu'il n'y a rien de pressé, que nous nous attelons à un travail de longue haleine et que nos propositions seront, je n'en doute pas, longuement débattues à l'assemblée : nous devons donc être prêts à remettre plusieurs fois notre ouvrage sur le métier. Ensuite, nous disposons déjà d'une base solide : les textes législatifs luméniens, que nous avons choisi de prendre pour modèle tout en décidant de les amander afin de les rendre, si possible, plus conformes encore à nos principes, à nos valeurs : pour ce faire, je me suis procuré un grand nombre de documents de diverses époques, des très récents, notamment ceux établis sous le gouvernement provisoire ou sous celui dont vous avez fait partie, et d'autres plus anciens, datant de la période qui a immédiatement précédé la dictature ou remontant à plusieurs décennies. Enfin, j'ai commencé par le domaine pour lequel j'ai le plus de connaissances, à savoir les aspects juridiques : j'ai déjà un peu avancé et rédigé quelques textes que je vous montrerai dès que vous le souhaiterez. Pour le reste... Et bien, j'ai des idées, certes, j'en ai même couché quelques-unes sur le papier, mais comme il s'agit de choses qui me sont moins familières, j'ai préféré ne pas aller trop vite en besogne.

" Je dois dire que je ne comprends pas trop ce que vous entendez par juridique... A priori, tout est juridique à partir du moment où nous dotons la communauté de lois... Ou voulez-vous parler de l'organisation même de la justice ? J'imagine que de mon côté, je peux commencer par reprendre la charte et voir comment l'adapter pour en faire une réelle constitution... Mais je suppose que vous avez déjà commencé à travailler sur cette question. Donc si vous avez des notes et que vous êtes prête à me laisser les lire... Je pense qu'il me faudra bien la matinée pour m'imprégner de tout ça."

-Pardonnez-moi mon manque de clarté... Par juridique, j'entends effectivement le fonctionnement de la justice, mais aussi la législation pénale. Tout ce à quoi est formé un juge, en somme... Mes notes à ce sujet se trouvent ici- elle désigna une liasse de documents -, celles sur les autres domaines, là : vous verrez, c'est moins fouillé... -Là, vous avez les textes luméniens et, juste à côté, la charte de notre communauté.
Elle reposa sa tasse.
-Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous lisiez ce que j'ai écrit, ni à ce que vous le commentiez. Bien au contraire : à quoi servirait, sinon, de travailler à plusieurs ? Vous devez donc vous sentir libre de me poser toutes les questions et remarques qui vous viendront à l'esprit, et ne pas hésiter à critiquer ce que je suggère. Cette tâche est désormais autant la vôtre que la mienne, et vous ne m'êtes en rien subordonné.

Il lui sourit doucement.
" Vous devrez me reprendre car j'irai sûrement trop loin, Marthe, dit-il alors, espérant qu'elle ne se formaliserait pas de l'abandon du "dame". Hubert m'a accusé, autrefois, de me comporter en despote, et je pourrais avoir pris de mauvaises habitudes à Solarcis. Quand j'étais conseiller luménien, je ne peux nier que l'inertie de certains cercles m'a souvent rendu fou et je crains de ne plus être aussi diplomate qu'à l'époque... Remettez-moi à ma place quand nécessaire... et essayez de me pardonner mes errements. Je ne suis pas votre subordonné, mais je suis votre apprenti... J'aurai besoin de votre aide."

Pour la première fois, Albérich entendit le son de son rire.
-Allons, ne dites pas de bêtises. Vous avez été à la tête de notre capitale et de Solarcis, qui n'est pas la moindre des cités de notre île. Pour ma part, la seule chose que j'ai jamais dirigé, c'est un petit tribunal itinérant rendant la justice de village en village... Alors si quelqu'un doit être l'apprenti de l'autre, c'est bien moi ! De surcroît, vous n'avez aucune inquiétude à avoir. D'abord, notre travail est prospectif : si nous avons toute liberté pour réfléchir, pour proposer, nos conclusions seront soumises à l'avis et au vote de la communauté. Ensuite, sur certains sujets, j'ai des idées très arrêtées, et je n'hésite pas à les défendre bec et ongles. Aussi n'est-il pas impossible que nous ayons quelques discussions animées... Cela ne me dérange absolument pas. Au contraire, j'aime assez les débats enflammés, du moment qu'ils sont argumentés. Et je sais que les nôtres le seront.

" Sans doute." dit-il avec le sourire.
Il craignait davantage son attitude lors des assemblées que lors de leurs apartés dans cette tente, mais il ne voulait pas l'inquiéter trop avant d'avoir même d'avoir été confronté à un de ces rassemblements. Il sentait aussi que le fait de ne pas être au conseil allait le frustrer immensément et, contre toute attente, c'était plutôt bon signe, de son point de vue. Enfin... les gens semblaient raisonnables et s'il voyait qu'ils prenaient de bonnes décisions, il le supporterait. S'ils commençaient à faire n'importe quoi, par contre... Autant ne pas y songer.
" Bon, et bien je vais m'y mettre..."
Sur les indications de la juge, il trouva du parchemin et une plume, puis attrapa la charte et s'installa sur un coin de table. En moins de trois minutes, il était plongé dans les méandres du texte, et tout autre considération s'éteignit...

Rien ne vint le déranger : Marthe et lui travaillaient avec une concentration égale, dans un silence que seuls venaient troubler le crissement ténu des plumes sur le parchemin, le bruissement léger des feuillets que l'on tourne... Combien de temps s'écoula-t-il ? Impossible à dire. Du moins, jusqu'à ce que la juge ne se fende d'un discret raclement de gorge et ne dise doucement :
-Albérich ? Si j'en juge aux bruits qui proviennent de l'extérieur, il est plus de treize heures et les dernières victimes des entraînements martiaux sont en train de quitter le champ des supplices... Si vous souhaitez manger et retrouver Hubert, je crois que c'est le bon moment.

Albérich émergea comme d'un songe et cligna des yeux pour reprendre pied dans la réalité. Il sourit alors à Marthe.
" Ah... Il s'est mis dans la tête de m'utiliser comme écuyer tout à l'heure... Je vais voir s'il a réalisé son erreur et trouvé quelqu'un de plus approprié."
Il se leva et s'étira lentement.
" Mais je ne peux pas croire que vous ne vous nourrissiez que de thé et de biscuits..."

-Pourtant, c'est un régime alimentaire très équilibré... Mais rassurez-vous : je veux juste terminer d'écrire quelques idées que j'ai en tête. J'en ai pour une dizaine de minutes, mais ne m'attendez pas... Oh, et, juste un dernier mot...
Elle marqua un temps d'hésitation.
-Je vous demande pardon de me mêler de ce qui ne me regarde pas... Toutefois, si Hubert avait en tête, pour le tournoi, de laisser gagner Robert, pour éviter de nuire à son autorité, par exemple, dites-lui qu'il vaut mieux qu'il combatte loyalement, en ne retenant pas ses coups, en ne se faisant pas plus faible qu'il n'est en réalité. Dans le cas contraire, son adversaire le prendrait très mal, s'il s'en rendait compte... De surcroît, ce n'est pas pour ses seules qualités de combattant qu'il a été élu, une défaite dans la lice ne remettrait donc rien en cause... Bien sûr, je ne me permettrais jamais de présumer des intentions de votre ami, mais... Je préférait vous dire cela, au cas où.

La remarque de Marthe prit Albérich absolument au dépourvu et sans doute la surprise se lut-elle sur son visage. Elle pouvait heureusement être interprétée dans un sens comme dans l'autre.
" Heu... Je... Ça m'étonnerait vraiment qu'Hubert ait ce genre d'intentions." fit-il finalement.
Mais si Marthe suspectait ce genre de choses, il était clair que le chevalier en ferait de même. Décidément, les gens savaient lire dans les pensées, dans cette communauté, c'était presque effrayant.
" Mais j'essaierai de le sonder et de le remettre dans le droit chemin au besoin. Maintenant, je vous laisse... A tout à l'heure."
Et il s'esquiva rapidement vers la cantine, convaincu d'avoir ruiné les projets du paladin.

La matinée d'Hubert s'était déroulée sans la moindre anicroche. Rien à redire au niveau des élèves ou de la collaboration avec Edgar : tout s'était déroulé parfaitement bien, comme la veille. De surcroît, durant le brèf intermède séparant le départ d'un groupe de l'arrivée d'un autre, Robert était venu lui dire qu'Albérich s'en était très convenablement au cours de l'évaluation, et qu'il avait rejoint ceux que Roland, avec sa douceur proverbiale, encourageait à développer leur potentiel martial. En fait, il n'y eut que deux éléments marquants. D'abord, plusieurs gamins, sitôt arrivés, à l'heure convenue, sur le terrain d'entraînement, n'eurent de cesse de lui lancer des regards insistants sans pour autant oser l'aborder : sans doute s'agissait-il de ceux qui, durant la nuit, avaient déposé sous sa tente leurs lettres de candidatures. Ensuite, il obtint quelques informations à propos du tournoi, apprenant ainsi qu’Étienne jouterait et se battrait contre son ami le sieur d'Argencourt, fraichement rentré d'une mission diplomatique dans un petit bourg côtier, et que tous les instructeurs, sans exception, s'affronteraient lorsque les quatre chevaliers auraient quitté la lice. Peut-être était-ce pour eux une manière de se faire pardonner leur manque de discrétion du soir précédent et ses conséquences ? C'était probable. Toutefois, aucun n'aborda le sujet avec le paladin, et quand celui-ci, ayant quitté le pré, atteignit la place centrale du campement, il aperçut son ami sortant tout juste de chez dame Marthe.

Albérich n'était pas encore tout à fait remis de son dernier échange avec Marthe, mais craignant que celle-ci ne l'observe, il fit signe au paladin avec décontraction et celui-ci vint à sa rencontre, souriant. Le Luménien fut presque surpris, en réalité, qu'il ne soit pas déjà en train de manger avec ses collègues, mais sans doute avait-il à l'entretenir de ses projets pour l'après-midi. Il chercha une seconde un éventuel écuyer du regard, mais n'en vit point.
" Je pense que je dois d'abord te féliciter. Sir Robert m'a dit que tu t'en étais bien sorti, commença Hubert, en l'entraînant vers la cantine.
— J'ai essayé de te faire honneur, répondit Albérich avec un léger haussement d'épaules.
— Et tu as réussi."
Ils se glissèrent sous la tente, puis dans la file. Ils échangèrent ensuite le bref résumé de leur matinée respective, et Hubert expliqua à Albérich ce qu'il savait du tournoi de la fin de journée.
" Ça devient quelque chose de sérieux, je vois... Peut-être serait-il utile que tu te choisisses un vrai écuyer...
— Tu vas lâchement m'abandonner alors que je me retrouve au centre de l'attention... C'est vil.
— Au contraire, je voudrais que tu sois assisté de quelqu'un qui a un minimum d'expérience de la chose..."

En matière d'écuyers, Hubert se rendit très vite compte qu'Arnaud, le palefrenier, ne lui avait pas menti : tous les chevaliers avaient le leur. Il le constata quand, une fois servis, Albérich et lui se mirent en quête d'une place où s'installer. Bien sûr, Robert, à la table des instructeurs, était accompagné d'Alban. C'était également le cas du sire d'Argencourt, un grand jeune homme au teint clair et au cheveu noir, au visage agréable et à l'air distingué, lancé dans dans une conversation animée avec Étienne : à ses côtés, on voyait un adolescent dont les manières disaient assez qu'il était de haute naissance. La chose était enfin valable, découvrirent-ils, pour le sieur de Fontbrune lui-même : était assis à sa droite un garçon qu'ils n'avaient encore jamais vu, sans doute parce que son maître ne l'obligeait pas à rester en permanence dans un endroit aussi ennuyeux que l'intendance...

Hubert et Albérich s'installèrent à la place que libérèrent des personnes qui s'étaient restaurées plus tôt, sans réellement prendre garde à qui étaient leurs voisins, car leur conversation n'était pas terminée.
" Honnêtement, je ne m'imagine pas avec un gamin sur les talons à longueur de journée, souffla le paladin à mi-voix. Je n'ai plus eu d'écuyer depuis que j'ai quitté Luménis, et même à l'époque, c'était une novice de la commanderie, elle avait des tas d'autres tâches à accomplir pendant la journée... M'assister était juste l'une d'entre elles. C'est franchement une responsabilité que je ne me sens pas d'assumer... tant que personne ne m'en fait la demande explicite. D'autant que je ne suis pas de sang noble, je n'ai pas l'habitude de cette... servilité obligatoire.
— Ce n'est pas tout à fait ça, quand même... Les principes d'égalité concernent certainement les écuyers aussi...
— Et bien là, tu vois, j'ai comme un doute...
— De toute façon, nous parlons juste du tournoi...
— Albérich, si je prends un écuyer aujourd'hui, on s'attendra à ce que je le garde ensuite... Or on ne se choisit pas un écuyer en une demi-journée, sur un coup de tête... Crois-moi, j'ai eu mon content de mauvaises expériences dans le domaine."

Leurs plus proches voisins, séparés d'eux par quelques places vides, étaient des élèves de groupes qu'Hubert n'avait pas eu en charge, et ils étaient trop occupés par leur propre conversation pour prêter attention à eux, du moins en apparence. C'était également le cas des personnes qu'ils connaissaient, disséminé de ci, de là dans la cantine. Les deux hommes remarquèrent cependant qu'aucun ne s'attarda longtemps à table : sans doute voulaient-ils être fin prêts pour le tournoi.

" Pourquoi n'en sélectionnes-tu pas quatre ou cinq ? Un pour ton armure, un pour ton cheval, un pour tes armes... Ça t'éviterait de te retrouver d'office associé à l'un d'entre eux. En plus, si Robert te le demande, tu seras bien forcé d'accepter..."
Le paladin n'avait plus l'air de l'écouter, la tête dans les mains.
" Maintenant que d'Argentcour et de Fontbrune vont s'affronter, peut-être pourrais-je me casser une jambe..."
Albérich rit de bon coeur.
" Bon, ça va. Je ferai ton écuyer.
— Merci, Albérich.
— Mais je vais devoir expliquer ça à Marthe. Je suis censé travailler sur une constitution, tu vois...
— Il y a des priorités...
— Et j'imagine que tu vas avoir besoin de moi tout l'après-midi.
— C'est possible.
— Bon... Très bien."
Le Luménien se dépêcha de terminer son assiette puis chercha la juge du regard.

La juge était installée en compagne de personnes auxquelles il n'avait pas encore été présenté, quoiqu'il reconnut plusieurs d'entre elles, pour les avoir croisées dans les rues du camp. Celles-ci le saluèrent du geste et de la voix lorsqu'il s'approcha, et Marthe lui sourit.
-Êtes-vous venu me demander la permission de retourner dans ma tente pour vous remettre au travail ? s'enquit-elle d'un ton amical. Ou me dire qu'il est temps que je m'y remette également ?

" Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, Hubert voudrait que je lui serve d'écuyer... Je ne peux pas dire que cela m'enchante follement, mais il y tient, et donc... je voudrais vous demander mon après-midi. Je crois qu'il a l'intention de s'entraîner un peu... et de me former sur le tas, je suppose. J'essaierai de cogiter en même temps, mais vu mon manque d'expertise en matière de tournoi, je ne peux rien promettre..."
Il songea alors au fait qu'il allait devoir aussi s'occuper de l'imposant destrier d'Hubert, et la pensée ne le réjouit en rien. Il espérait à moitié que Marthe s'offusque et lui interdise de reporter leurs travaux. Malheureusement, elle avait aussi eu l'air de dire que rien n'était réellement urgent...

Elle avait écarquillé les yeux.
-Avec tous ces enfants qui rêvent de lui rendre ce service, c'est quand même à vous qu'il demande ? Il doit être allergique aux gosses, ou...
Elle s'interrompit et son expression se fit soudain beaucoup plus sérieuse.
-Désolée, je plaisantais. Je ne me permettrais pas de le juger, de toute façon... En tout cas, vous avez bien du mérite d'accepter ce genre d'activité ! Cependant, vous n'avez pas à me demander la permission pour quoi que ce soit, et encore moins pour organiser votre emploi du temps : je vous l'ai dit, vous êtes mon collègue, non mon subordonné.

Ou quoi ? se demanda Albérich, en voyant l'expression de Dame Marthe changer.
Il n'avait aucune idée de ce qu'elle avait voulu sous-entendre mais il avait l'impression qu'Hubert ne serait pas ravi de susciter ce genre de réactions.
" Je crois qu'Hubert ne veut pas s'engager à la légère envers quelqu'un qu'il ne connait pas, crut-il bon d'ajouter. Et il a reçu tellement de demandes qu'il ne sait de toute façon pas choisir."
Pourquoi avait-il besoin de justifier l'attitude du paladin ?
" Enfin. C'est juste pour aujourd'hui..."

Marthe semblait fort embarrassée.
-Je crains que vous ne vous soyez mépris quant à ma réaction... Ce n'était en rien un jugement. Il s'agissait simplement de surprise... et d'humour, aussi. Surtout. Malvenu, sans doute, et j'en suis désolée...
Elle secoua la tête.
-Ici, tout le monde est libre de ses choix et de ses actes, du moment qu'ils sont conformes aux règles de la communauté. Alors personne ne l'ennuiera ou ne le questionnera à cause de cela. D'autant qu'il y a eu un précédent...
Elle soupira.
-Lorsque Robert nous a rejoints, c'était le seul de nos chevaliers à ne pas avoir d'écuyer et à ne pas en souhaiter. Cela a suscité de l'étonnement, car la chose est peu commune. Alors, il a raconté qu'il avait vu les siens mourir sous ses yeux, lors d'un affrontement contre les Morféens. Vous imaginez bien que tout le monde à compris...
Elle esquissa un sourire.
-Bref, Hubert ne doit pas se tracasser avec cette histoire. Bien des raisons peuvent expliquer qu'un chevalier ne veuille pas d'écuyer, et les siennes, qu'il les évoque ou non, seront respectées. Je vous le garantis.

Le discours de Marthe laissa Albérich passablement décontenancé. Il était certain qu'Hubert ne serait pas davantage ravi qu'on tire des conclusions de son refus de prendre un écuyer, qu'on y voit une lubie ou un ancien drame. Evidemment, la chose était étonnante, peut-être, quand on avait l'habitude de côtoyer des chevaliers et des nobles, mais les paladins fonctionnaient comme les clercs, avec une structure communautaire qui n'invitait pas au développement de tandems exclusifs. Il se garda bien, cependant, de se lancer dans de nouvelles explications, salua donc la juge et ses voisins de table, puis fila rejoindre Hubert. Il répéta cependant ce que Marthe lui avait raconté et, exactement comme il l'avait prévu, le paladin en parut absolument mortifié. Il demeura un moment pétrifié devant son assiette.
" Albérich, il y avait des filles, n'est-ce pas, parmi les candidats ?
— Quatre, il me semble, oui.
— Je vais prendre une fille. Si je prends une fille, ils ne s'attendront pas à ce que je la conserve ensuite comme écuyer, ce ne serait pas convenable."
Il se redressa.
" C'est mieux, de toute façon. Tu ferais un trop mauvais écuyer. Mais si j'ai besoin d'un héraut, par contre...
— Bien sûr."
Le paladin sourit et Albérich l'accompagna vers la sortie.
" Je veux bien t'aider à choisir..."
En réalité, il avait surtout l'intention de l'entretenir d'un tout autre aspect de son duel à venir... Hubert acquiesça, la mine sombre. Le changement de programme semblait ne l'agréer qu'à moitié. Ils se retrouvèrent donc dehors et partirent vers leur tente et ses messages. Albérich s'apprêtait à aborder la question de la défaite organisée, lorsqu'Hubert reprit la parole.
" Je me demande si le fait que Robert ait repris un écuyer est signe de sa confiance en cette entreprise, dit-il simplement.
— Sans doute." répondit l'ancien clerc, tranquille.
Le paladin n'embraya cependant pas, lorgnant le campement, la mine pensive, et quelque chose dans son attitude empêcha Albérich de le ramener à des considérations plus pragmatiques. Ils arrivèrent bientôt devant leur maison de toile et Hubert entra un moment pour récupérer les quatre messages émanant des filles... Il fallait à présent opérer une sélection.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil